L’ombre dans un chapitre des Misérables

Qui ne connaît pas l’admirable figure – peut-être un rien idéalisée – de Mgr Myriel qui ouvre Les misérables, comme un narthex introduit dans une cathédrale ? Or, après un chapitre dédié à « ce qu’il croyait » [1], Hugo écrit un chapitre, le dernier de la partie entière qui lui est consacrée, à « ce qu’il pensait » [2] – comme si, chez cet homme dont « l’orthodoxie » ne peut que susciter le « respect [3] », la pensée différait de sa foi. Et le dernier mot de ce chapitre étonnant se termine par un mot encore plus : « Monseigneur Bienvenu était simplement un homme […] qui avait dans l’âme le grave respect de l’ombre ».

En quoi consiste donc cette ombre qui est si importante que le romancier en fait le point d’orgue inattendu de toute cette partie aurorale ? Il ne s’agit bien sûr pas de proposer une étude du symbole de l’ombre dans l’œuvre hugolienne, ni même dans Les misérables [4], mais seulement de voir quel sens lui donne le chapitre.

Tout d’abord, l’ombre s’identifie à la misère. En effet, si « monseigneur n’était pas un génie », il est un saint : « Cette âme simple aimait, voilà tout ». Or, la mesure d’aimer est d’aimer sans mesure : « on ne peut pas plus prier trop qu’aimer trop ». Et cet amour démesuré ne peut pas ne pas déborder sur le monde : « Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. L’univers lui apparaissait comme une immense maladie ». L’ombre qu’il respecte avec autant de gravité et qu’il traite avec autant d’empressement est donc la misère : « La douleur partout n’était qu’une occasion de bonté toujours ».

Ainsi, l’ombre est ce mal qui ronge le monde. Mais de quel mal s’agit-il, du mal commis ou du mal subi, est-elle ce que la théologie appelle malum culpæ ou du malum pœnæ ? Une phrase d’un autre chapitre peut éclairer notre propos. Par la bouche de monseigneur Bienvenu, Hugo critique cette « société [qui] est coupable de ne pas donner l’instruction gratis ; elle répond de la nuit qu’elle produit ». Et il continue : « Cette âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet. Le coupable n’est pas celui qui y fait le péché, mais celui qui y a fait l’ombre [5] ». Hugo affirme trois choses. D’abord, l’ombre se range du côté du mal subi, à l’instar de la « douleur » ou de la « maladie » dont il était question ci-dessus. Ensuite, elle se distingue du péché comme la cause de l’effet. Loin d’accuser l’homme, elle invite donc à l’excuser. Enfin, ce mal subi qu’est l’ombre est par excellence celui de l’ignorance. Disciple de Socrate (et de sa doctrine de la vertu-science), avant que des bien nommées Lumières, Hugo fait donc peser le poids de la misère d’abord sur l’exclusion de l’instruction qui affecte tant le peuple de son siècle. Étant la privation de la lumière, l’ombre n’a jamais mieux mériter son nom.

Mais ne quittons pas ce chapitre avant qu’il ne nous livre un troisième enseignement. À ce sénateur « qui se croyait ‘philosophe’ » qui lui objecte : « Votre aimez-vous les uns les autres est une bêtise », monseigneur Bienvenu répond « sans disputer, si c’est une bêtise, l’âme doit s’y enfermer comme la perle dans l’huître ». Le plus important est l’expression « sans disputer » qui se rapporte aux « questions prodigieuses qui attirent et qui épouvantent », aux « précipices de la métaphysique », qui conduisent, « pour l’apôtre à Dieu, pour l’athée au néant ». Tel est donc l’autre sujet de respect de l’évêque de Digne : la profondeur du mystère, celui de l’Être et du Néant (« le Nil et l’Ens »), auquel s’égalise ultimement l’ombre. Lisons désormais la totalité du dernier paragraphe que, en l’introduisant, j’ai intentionnellement amputé : « Monseigneur Bienvenu était simplement un homme qui constatait du dehors les questions mystérieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en troubler son propre esprit, et qui avait dans l’âme le grave respect de l’ombre ». Ne consacrera-t-il pas l’un des poèmes de ses Contemplations à ce que « disait la bouche d’ombre » ?

Ainsi, le poète Hugo, si riche de symboles et si respectueux de leur polysémie, accorde à l’ombre une riche pluralité de sens, embrassant autant la créature que le Créateur, le connaître que le vouloir, le mal que le bien.

Pascal Ide

[1] Victor Hugo, Les misérables, Ière P., L. 1, chap. 13.

[2] Ibid., chap. 14, coll. « Le livre de poche » n° 964, Paris, Librairie générale française, 1972, 3 tomes, vol. 1, p. 59-61. Les citations sans référence sont tirées de ces pages.

[3] Ibid., chap. 13, p. 55.

[4] Elle est si décisive qu’un chapitre du L. 2 porte son nom : « L’onde et l’ombre » (Ibid., L. II, chap. 8).

[5] Ibid., L. I, chap. 4, p. 16.

18.9.2025
 

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