L’identité narrative du croyant selon Marguerite Léna. Une fides qua sans fides quae

Lors de l’université d’été du catéchuménat à Lourdes en 2005, la philosophe xavière Marguerite Léna a proposé une méditation sur la foi ou plutôt sur le croyant [1]. Si le texte est profond, spirituel, ecclésial, bien écrit, il suscite un malaise.

Retenons trois idées fortes dans le parcours dessiné par Marguerite Léna (1-3), avant de l’interroger (4).

1) Le Credo est un accès de l’homme à lui-même

En effet, le Credo, avant d’être un contenu est un acte de parole, avant d’être un « dit » est un « dire ». En effet, la confession de foi se présente sous forme dialoguée (on le voit dès Hippolyte de Rome ; le passage à la forme déclarative apparaît seulement au cours du IIIe siècle). Ensuite, on oublie trop que Credo est non pas un substantif, mais un verbe. Enfin, en latin, le credo n’est pas un verbe transitif (je crois ceci ou cela), mais intransitif qui se construit avec la particule in, suivie de l’accusatif ; or, le in est une particule de mouvement qui ne vise pas un objet ; de fait, Dieu est l’inobjectivable par excellence [2].

Or, les sciences humaines nous apprennent que c’est dans une structure dialogique que se construit le sujet humain : en effet, au fond, l’enfant est avant tout l’être sans parole, alors que l’adulte est celui qui accède à la parole ; or, l’enfant ne dit « je » que parce qu’il y est appelé, parce qu’il est né dans un milieu langagier : le vocatif est originaire. Denis Vasse, autant qu’Augustin attestent cette confiance première nécessaire à la constitution du sujet.

Donc, de même, le sujet croyant n’accède à la foi que par la Parole de Dieu et telle est la fonction du Credo : avant tout engendrer un sujet dans la foi, faire naître un croyant. Et c’est ce que Moïse déclare en Dt 5,5.

2) Le Credo permet à l’homme d’accéder à son identité

La deuxième partie reconduit à la thèse de la première, mais par le biais d’un autre moyen terme, celui d’identité narrative, emprunté à Ricœur.

Le principe est simple : l’herméneutique du soi, la réponse à la question du « qui » ne s’effectue que par la mise en intrigue, le récit : « L’originalité de l’Église n’est pas de proposer l’amour, elle est de le raconter », disait Paul Beauchamp cité par Marguerite Léna [3]. « Répondre à la question ‘qui ?’, c’est raconter l’histoire d’une vie [4] » ; appliqué à la Sainte Écriture :

 

« C’est en racontant des récits tenus par le témoignage des événements fondateurs de sa propre histoire que l’Israël biblique est devenu la communauté historique qui porte son nom. Le rapport est circulaire : la communauté historique qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu’elle a produits [5] ».

 

Or, le Credo nous renvoie à notre identité narrative : en effet, dans ce Credo, Dieu s’engage en premier mais pour nous convoquer comme locuteur du Credo, puisqu’il y va de notre salut : « pour nous les hommes et pour notre salut » est inscrit au cœur du récit : « la question de confiance que Jésus posait à ses disciples : qui dites-vous que je suis ?, chacun peut se la poser au sujet de lui-même, avec la même perplexité que les disciples interrogés par Jésus [6] ».

Même Bruno Bauer, philosophe du XIXème siècle critiquant le christianisme, disait qu’il pouvait donner une interprétation symbolique (donc réductrice) du Credo en sa totalité, excepté l’incise « sous Ponce Pilate ».

Donc, le Credo « nous confère » une « identité narrative [7] » : il nous dit qui nous sommes. Marguerite Léna ajoute que cet accès à notre ipséité s’opère non sans déplacement [8].

3) Le Credo permet d’accéder à la liberté

Une nouvelle fois, nous assistons à un primat de la via anthropologica, voire une réduction du mystère à celle-ci.

L’argument général est ici emprunté à Karl Rahner. Le théologien allemand énonce la prémisse anthropologique : « Tout rapport de confiance et d’amour à un autre être humain comprend un inéluctable plus de décision et d’audace, qui outrepasse la réflexion opérée au préalable sur ce qui peut justifier une telle audace et lui donner sens [9] ». Or, le Credo in fait entrer dans une relation de confiance et d’amour, de connaissance qui est reconnaissance. Donc le Credo convoque l’homme à plus haut que lui, ouvre à l’Autre : du Credo, le « sens interpersonnel et éthique, qui va au destinataire en tant qu’il appelle de ma part tout autre chose qu’une conduite d’objectivation : le respect de son irréductible altérité, une mise en présence qui m’interdit de le réduire à ma représentation, et comme un déplacement de mon point d’appui de moi-même vers lui [10] ». Et de le décliner en fonction des trois Personnes divines qui sont considérées comme porteuses d’une charge anthropologique élevant le sujet humain : le Père tout-puissant convoque au don du possible, le Fils au don du présent et l’Esprit se joint à notre esprit pour devenir vie (« L’Esprit Saint n’est peut-être pas tant celui que nous confessons que celui en qui et par qui nous confessons notre foi [11] »).

4) Évaluation critique

On ne soulignera jamais assez l’engagement du sujet croyant dans sa foi et le risque d’extrinsécisme. Mais, Blondel l’avait bien vu, celui symétrique de l’immanentisme n’est jamais loin. Si l’exposé de Marguerite Léna exprime bien la fides qua, il ne semble pas assez honorer la fides quae. Un signe : le péril d’objectivisme est bien pointé, mais jamais le danger opposé, celui du subjectivisme, de l’insistance unilatérale sur l’acte de croire. Et même si, dans la deuxième partie, elle se tourne vers les énoncés de foi, ainsi qu’elle le dit, ce n’est que pour en faire les médiations de notre identité narrative. De même, si dans la troisième partie se trouve évoquée la Trinité, celle-ci est considérée en relation avec la dynamique du sujet, comme constitution d’une Alliance, non pas en l’objectivité de sa donation et de son contenu de sens [12]. Comment, dans un tel contexte accueillir sereinement la proposition du Catéchisme et du Compendium sur laquelle les Papes Jean-Paul II et Benoît XVI insistent tant ?

La perspective anthropologique a dévoré toute objectivité. En effet, Marguerite Léna ne s’interroge pas sur la relation existant entre le contenu de sens et l’identité narrative : en quoi le contenu du Credo me construit-il dans ce que je suis ? Reprenons l’une des dernières citations : du Credo, le « sens interpersonnel et éthique, qui va au destinataire en tant qu’il appelle de ma part tout autre chose qu’une conduite d’objectivation : le respect de son irréductible altérité, une mise en présence qui m’interdit de le réduire à ma représentation, et comme un déplacement de mon point d’appui de moi-même vers lui [13] ».

Enfin, le défaut de métaphysique (versus une inflation de l’approche existentielle et herméneutique) est flagrant, alarmant, attristant… Si la narrativité est, incontestablement, un chemin privilégié pour répondre à la question : « Qui suis-je ? », elle ne répond pas à l’interrogation qui demeure légitime et, n’en déplaise à Heidegger et ses disciples, ne saurait se réduire à une réification essentialiste : « Que suis-je ? » Il est urgent de critiquer la théorie ricœurienne de l’identité narrative au sens fort du terme « critique », qui est intégrateur, en l’enracinant dans une origine qui n’est pas seulement historique et racontée, mais substantielle.

Pascal Ide

[1] Marguerite Léna, « Aux sources de notre identité de croyants : Credo », Documents Épiscopat, 2005/13. Le texte est disponible en ligne sur le site consulté le 30 novembre 2023 : https://eglise.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/2/2014/05/de_13-2005.pdf

[2] Sur le « solécisme chrétien », cf. Henri de Lubac, La foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres, Paris, Aubier, 1970, p. 94.

[3] Marguerite Léna, « Aux sources de notre identité de croyants : Credo », p. 8.

[4] Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 3 vol., tome 3, 1985, p. 442.

[5] Ibid., p. 447.

[6] Ibid.

[7] Marguerite Léna, « Aux sources de notre identité de croyants : Credo », p. 9.

[8] Ibid., p. 10-11.

[9] Karl Rahner, Aimer Jésus, trad. Joseph Doré, coll. « Jésus et Jésus-Christ » n° 24, Paris, Desclée, 1985, p. 26-28.

[10] Marguerite Léna, « Aux sources de notre identité de croyants : Credo », p. 12.

[11] Ibid., p. 14.

[12] Dans leur unilatéralité, les références attestent cette défiance à l’égard de la capacité qu’a l’intelligence de pouvoir dire quelque chose du mystère de Dieu (et de l’être) : Paul Ricœur, Denis Villepelet, Karl Rahner, Patrick Le Royannais, etc.

[13] Ibid., p. 12. Cf. dans le même sens, selon une perspective catéchétique et éducative, Luc Thomasset, « L’identité chrétienne en question », Documents Épiscopat, 2004/10.

30.11.2023
 

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