Les sept blessures de la mémoire

A) Blessure ou péché ?

Dans un ouvrage suggestif, Daniel Schacter, professeur de psychologie à l’Université de Harvard, introduit la notion inédite de « péché » de la mémoire – et, nous le verrons plus loin, en propose une nomenclature. Péché doit ici s’entendre dans le sens analogique de défaillance ou d’erreur involontaire. Le signe en est que, pour lui, les dits « péchés » présentent une finalité positive : ces « mécanismes », écrit-il, « nous servent bien la plupart du temps et occasionnellement nous créent des problèmes [1] ». Il serait donc plus adéquat de parler de blessures de la mémoire, à l’instar de ce que nous avons développé sur le site sous le nom de blessures de l’intelligence.

B) L’intérêt de cette notion

Le psychologue américain multiplie les exemples, souvent étranges, parfois cocasses, qui nous montrent combien la mémoire est fragile et interprétative. Plus encore, les analyses psychologiques invitent à congédier définitivement l’illusion d’une mémoire photographique qui serait le reportage fidèle du passé.

Une conséquence en est que nous devons nous méfier de la possibilité très réelle de faux aveux tournés vers soi. Les exemples ne sont pas rares de personnes qui s’accusent de crimes qu’elles n’ont pas commis ou, inversement, ne reviennent pas sur leurs crimes même après un long séjour en prison. Par exemple, en 1984, Joe Lloyd, de Detroit, avoua avoir violé et tué une jeune fille. Or, en 2002, les test d’ADN prouvèrent son innocence [2] ! Comment expliquer un tel fait ? Quelques jours plus tard, le professeur Peter Brooks, de l’université de Yale, proposa une explication [3]. En premier lieu, le fait est loin d’être unique. Il donne l’exemple suivant : en 1819, dans le Vermont, deux frères ont d’abord nié un meurtre, puis ont fini par avouer, et furent exécutés ; or, on découvrit ensuite que la personne dont ils avaient avoué le meurtre étaient encore en vie.

Pourquoi ? La cause semble d’abord liée à la police qui multiplie les ruses pour extorquer les aveux. En effet, elle n’hésite pas à prétendre posséder des témoins ou des preuves : « Ils vous ont enfermé dans une pièce, et ils vous disent que la seule clef pour en sortir est votre aveu. Ils disent qu’ils savent que vous êtes coupable, et qu’ils veulent seulement une confirmation de la manière dont vous avez commis le crime. Ils disent que les choses seront plus faciles pour vous si vous avouez ».

Une autre raison tient au prévenu : « la plupart des suspects sont pauvres, souvent peu instruits, presque toujours terrifiés par la police. Leur sens de leurs ‘droits’ face aux autorités peut être minimal. Certains semblent même tenir pour acquis que, d’une manière ou d’une autre, ils vont passer un certain temps en prison ». Conséquence : « Parfois un faux aveu peut sembler simplement un moyen de hâter ce qui semble être une fin prédéterminée ».

De manière plus générale, Elizabeth Loftus, psychologue de Washington spécialiste des dysfonctionnements de la mémoire dans le contexte des affaires criminelles, montre que la mémoire est tout sauf une caméra vidéo. Ne serait-ce qu’à cause de l’affectivité qui est très en cause ; or, celle-ci tord les souvenirs. Loftus a ainsi montré que l’on accuse plus volontiers quelqu’un d’une autre race, que la victime d’un viol peut devenir complice des enquêteurs et être portée à croire que la police a raison.

C) La classification

Surtout, l’ouvrage propose une typologie des « sept péchés de la mémoire ». On peut systématiser cette répartition de la manière suivante.

1) Les « péchés » par omission

Qui dit omission dit privation. Or, la privation peut être soit une simple diminution, soit une carence.

a) L’affaiblissement

Cette diminution ou cet affaiblissement est ce que l’auteur appelle « transience ».

b) L’absence

L’absence se distingue selon le temps : elle est ou ponctuelle ou durable.

1’) La privation passagère

C’est ce que l’auteur appelle « absent-mindedness ». On pourrait le traduire par « distraction ».

2’) La privation durable

Il s’agit d’une incapacité de se rappeler quelque chose de familier, par exemple la couleur blanc. C’est ce que l’auteur appelle « blocking ».

2) Les « péchés » par commission

Les quatre fautes restantes sont des défaillances positives. Or, comme les péchés moraux, ils se polarisent selon les deux extrêmes qui sont le défaut et l’excès, alors que la vertu se trouve dans la médiété (le juste milieu).

a) Ou par défaut
1’) La confusion des souvenirs

L’auteur parle alors de « misattribution ».

2’) Le remplacement d’un souvenir par un autre

L’auteur distingue alors les défaillances non pas selon leur nature, mais selon leur cause. Cette substitution peut opérer :

a’) Par une suggestion

L’auteur parle de « suggestibilité ».

b’) Par un désir ou un système de croyance, autrement dit un parti pris

L’auteur parle de « biais », et nous retrouvons une notion à laquelle nous avons consacré de nombreux développements.

Affinant son analyse, Schacter subdivise ce dernier « péché » et distingue cinq grands types de parti-pris :

 

« La consistance et le changement nous amènent à reconstruire le passé comme en gros semblable au présent, ou différent de celui-ci. La sagesse d’après-coup révèle que le souvenir des événements passés est filtrée par la connaissance actuelle. Les partis pris égocentriques illustrent le rôle puissant du soi dans l’orchestration des perceptions et des souvenirs de la réalité. Les partis pris stéréotypiques montrent que les souvenirs génériques forment l’interprétation du monde, même lorsque nous sommes inconscients de leur existence ou de leur influence [4] ».

2’) Ou par excès

C’est ce que notre chercheur appelle la « persistence », à savoir l’incapacité d’oublier un souvenir pénible.

Pascal Ide

[1] Daniel Schacter, The Seven Sins of Memory. How the Mind Forgets and Remembers, Boston-New York, Houghton Mifflin Company, 2001, p. 187. Il a été traduit en français : Science de la mémoire. Oublier et se souvenir, trad. Christian Cler, Paris, Odile Jacob, 2003.

[2] The New York Times, 27 août 2002.

[3] Peter Brooks, « The Truth about Confessions », The New York Times, 1er septembre 2002. Cf. son ouvrage Troubling Confessions. Speaking Guilt in Law and Literature, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 2000.

[4] Daniel Schacter, The Seven Sins of Memory, p. 138-139.

15.5.2023
 

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