Les critères d’un scénario « réussi » selon Yves Lavandier 3/3

3) Conséquences pratiques et méthodologiques

Kant parlerait de pragmatique après l’analytique. Je renvoie au texte pour le détail. Un scénario qui veut épouser les objectifs énoncés, répondra aux quatre critères suivants [1]:

1. La nécessité

2. L’économie

Nous n’écouterons jamais assez La Bruyère : « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : polissez-le sans cesse et le repolissez ; ajoutez quelquefois, et souvent effacez ».

3. La clarté

Si les neuf dixièmes de La discrète sont clairs, la toute fin n’est pas limpide. Interrogez spectateurs ! La Bruyère demandait à Acis, le faux esprit : « Est-ce un si grand mal d’être entendu quand on parle et de parler comme tout le monde [2] ? »

4. La simplicité

Et Lavandier finit en donnant 17 conseils pour réussir un quatre-quarts (lisez un scénario) savoureux [3].

4) Réinterprétation philosophique

a) Dans les termes de la philosophie de la nature aristotélicienne

Les mécanismes fondamentaux constituent ce qu’Aristote appellerait les causes et les principes du mouvement ; les mécanismes structurels intéressent le déroulement du changement, le mouvement lui-même.

1’) Les causes

Les mécanismes fondamentaux passent en revue précisément les quatre causes et les trois principes du devenir.

– Le protagoniste et ceux qui lui sont associés constituent la cause efficiente, le moteur.

– L’objectif est la cause finale (la forme). C’est parce que la fin est cause des causes que Lavandier souligne l’importance impérative de l’unicité d’objectif et condamne le film à sketchs, sauf cas particulier.

– L’obstacle est la privation qui est un des principes du devenir.

– La caractérisation désigne la forme, la cause formelle (accidentelle ou essentielle), la détermination qui sera acquise ou perdue, selon le type de devenir (génération ou corruption, altération).

– La personne, par exemple le protagoniste, est le sujet (dans les catégories des quatre causes) ou la cause matérielle (dans les catégories des principes du devenir).

– Le conflit, enfin, correspond en réalité à l’ensemble du mouvement ou au seul obstacle. Le conflit correspond à « la chaîne de base du drama : personnage-objectif-obstacle-conflit-émotion [4] ». Le conflit est à la fois la totalité et la partie de l’action où l’on va tenter de résoudre la difficulté, c’est-à-dire surmonter ce qui fait obstacle.

2’) Le mouvement

Aristote affirmait que la finalité était la cause des causes. Voilà pourquoi l’unité d’action qui tient à la cause finale, c’est-à-dire à l’objectif, est la principale des trois unités.

Les trois actes se déclinent aisément à partir de la philosophie de l’acte humain et de ses différentes parties qui se déclinent à partir de la double distinction fin-moyens et intention-exécution. De sorte que la première partie correspond à la mise en place de la fin intentionnelle, visée et désirée ; la seconde partie raconte la mise en place des moyens, dans l’intention et l’exécution ; la troisième partie traite de la fin une fois réalisée, exécutée. Et il n’est pas étonnant que l’on appelle la seconde partie action puisque la fin est le repos, l’acte ou l’achèvement, ce à quoi le mouvement aspire.

Le climax n’est que le nom donné au principal obstacle, celui

La préparation répond à notre inscription dans le temps. Mais cela n’est pas assez précis. Car le temps de la préparation a une structure en crescendo. Il correspond à tout ce que la philosophie de la nature dit de la lente préparation de la matière à la réception de la forme. Cette préparation est liée à la potentialité du sujet, et plus encore à l’appétit. Elle la dispose graduellement à recevoir son actuation. Le mouvement – par essence progressif, temporel – prépare, dispose à la génération d’une forme nouvelle. En terme de causalité, il est dû à deux espèces de cause efficiente, selon Avicenne ou Averroès : la causa disponens et à la causa præparans. Et ce que Lavandier appelle le paiement en un terme pas très heureux, correspond à cette réduction à l’acte. Or, tout acte s’accompagne d’une surabondance qu’est la joie ; voilà pourquoi le paiement est gratifiant.

Le milking, source de si grands contentements, s’interprète en termes logiques : déduction poussée le plus loin possible d’une affirmation, d’une situation. Mais elle s’explique encore mieux en physique, par le choix d’un événement – une caractérisation –, gros de beaucoup de possibles ; or, plus les possibles sont nombreux, plus la puissance est grande, riche ; en outre, la multiplicité des exploitations signifie que la puissance est d’autant plus réduite à l’acte. Or, c’est l’acte, la finalité, l’objectif qui est la cause de l’unité de l’œuvre. Cette richesse multiple de l’ouverture, son actualisation méthodiquement exploitée, jointe à l’unité d’action, d’objectif (une seule source systématiquement traite) expliquent à mon sens le gratifiant. Maximum de richesses ou d’ouvertures, de possibilités dans le maximum d’unité, telle est probablement le secret du meilleur scénario. À quoi il faut joindre les plus grandes difficultés et le contenu dont nous parle le don.

Le topper est la joie qui est une surabondance de l’acte.

b) Dans les termes de la philosophie du don

Le don confirme ce qui vient d’être exprimé en termes de philosophie de la nature. Il permet aussi de l’incarner, de lui donner un contenu. Les films les plus émouvants concernent le don et le pardon. Que l’on songe à la bouleversante dernière scène de La Strada où Anthony se sait enfin pardonné.

On pourrait d’ailleurs distinguer les émotions scénariques en deux en relation avec le don. En effet, l’émotion vient d’un changement, d’un conflit. Or, la transformation peut être liée à bipolarité du don : l’émotion tient soit à ce que je reçois (le plus beau don étant le grand amour plus qu’une belle situation ou une fortune colossale), soit à ce que je donne.

Et je pense que la plus grande émotion vient d’une identification à la personne généreuse.

La préparation en dramaturgie qui est la puissance-appétit en philosophie de la nature devient désir dans une philosophie du don.

Le topper souligne la grande loi du don qui est effusion, surabondance ; elle est d’autant mieux reçue qu’elle est gratuite, au double sens du terme : non nécessaire, et inattendue.

 

Un signe en est la fin du film L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux de Robert Redford. Ne pas lire si vous n’avez pas vu le film car je vais en dévoiler la fin. Dans le best-seller de Robert Evans dont le film est tiré, le héros meurt dans les montagnes en cowboy solitaire. Le film ne finit pas comme le roman : « Je voulais une fin plus dure et il me semblait que ce serait plus dur s’il était contraint de faire des choix qui demandaient des sacrifices et qu’il soit obligé de vivre avec [5] ! » Cela montre combien le don de soi est toujours plus gratifiant que la mort, la fin pure et simple.

c) Conclusion

On pourrait résumer ces différentes comparaisons en un vaste tableau comparatif.

Pour comprendre la logique profonde d’un scénario, il faut à mon sens conjuguer trois approches, trois types de ressource : celles, immédiates de la narrativité, celles, déjà plus lointaines, de la psychologie, et pas seulement de la psychanalyse, mais de la connaissance de l’homme, conscient et inconscient ; enfin, plus caché, plus décisif encore, celles de la philosophie de la nature.

5) Évaluation critique

On ne saurait que trop souligner la pédagogie de l’ouvrage qui s’exprime toujours pour être compris et n’hésite pas à décrire par le menu des exemples triviaux. L’auteur est humble dans sa démarche et son écriture. Tant mieux. D’ailleurs, selon un parti pris qui se justifiera au fur et à mesure où l’on avance dans l’ouvrage, il emprunte ses exemples cinématographique aux films Américains : en effet, ceux-ci laissent davantage cours à leur créativité, à ce que Lavandier, s’inspirant de l’analyse transactionnelle, appelle leur enfant libre. Et de donner en exemple la comédie jubilante de Ramis, Un jour sans fin, qui est, pour moi, l’une des meilleurs synthèses de la créativité et de la profondeur [6] (quitte à choquer, j’ajouterai volontiers que Indiana Jones et la dernière croisade est de la même eau !). En regard, le cérébralisme français s’y est refusé, a notamment dénié que le cinéma soit centré sur le conflit et l’émotion : « Jean-Paul Torok raconte comment certains cinéastes français ont refusé d’admettre cette idée au début du siècle et ont contribué à engager une partie du cinéma français dans l’impasse [7] ». Pourquoi ? En revanche, « l’une des difficultés du cinéma français : il est trop Adulte et pas assez Enfant libre [8] ».

Ce qu’Yves Lavandier écrit dans La Dramaturgie est souvent bien vu, libre et clairement exprimé ; mais il lui manque une culture pour exploiter ses observations et les mener jusqu’à leur terme. Précisément, il lui manque une bonne formation pas d’abord philosophique mais en sciences humaines pour faire de son ouvrage un grand livre : la psychologie (et pas seulement l’analyse transactionnelle !) et la linguistique (même s’il sait faire appel à l’outil syntaxique pendant 20 pages, ainsi que je l’ai dit ; mais les notions et les références demeurent superficielles) lui auraient donné les moyens dont il ne disposait pas pour exploiter au mieux la structure, les ressources du scénario. Ainsi, il n’explore pas assez le cheminement, les régressions, les médiations, etc.

Surtout, il manque deux concepts importants à l’ouvrage : la liberté et plus encore le désir. Autre signe de la quasi-impossibilité pour Lavandier d’envisager le dynamisme du désir : son peu de sens du mystérieux ou du roman à énigme. Il affirme par exemple sans nuance : « Contrairement à ce que s’imaginent certains scénaristes, l’immense majorité des spectateurs n’aiment pas le mystère [9] ». Et il argumente à partir de ce que dit Serge Tisseron sur le secret de famille, sans percevoir que le psychanalyste distingue soigneusement le Secret (qui divise la personne, l’angoisse et, de ce fait, divise l’entourage) et les secrets (qui font partie de l’intimité et ne sont nullement pathogènes, au contraire, puisqu’ils favorisent l’intériorité et l’intimité). Il confond aussi le mystère avec le secret frustrant car il ne sera jamais révélé : tel est par exemple le secret du bonheur que Djamila révèle à Victor (Vincent Lindon).

« Je pense que la notion de libre arbitre est une illusion [10] ». Passons l’inanité de l’argumentation : je ne demande pas à Lavandier une compétence de philosophe qu’il n’a pas. En revanche, le reproche que je lui adresse – nier la liberté – n’est pas sans connexion avec son manque de finesse d’analyse de certains scénarios, notamment son peu d’intérêt pour le processus de transformation des personnages, ce qu’il a appellé le thématique, et que j’estime être la principale source de suspense, car il ne croit pas à la liberté. Or, ces deux faiblesses sont étroitement liées car un personnage n’est apte à changer que parce qu’il est doué de liberté. À noter toutefois cette double affirmation qui atténue mon impression : « Changer (pour le meilleur) est clairement une préoccupation esentielle de l’être humain. […] Je pense qu’on peut changer en profondeur mais que c’est beaucoup plus difficile qu’en fiction [11] ».

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 406 à 409.

[2] Les caractères,

[3] Ibid., p. 413.

[4] Ibid., p. 47.

[5] Interview dans Première, septembre 1998, p. 51 à 53, ici p. 53.

[6] Ibid., p. 219-221. Manifestement, Lavandier ne connaît pas l’enfant créatif qui fait partie de la véritable description de l’homme proposée par Berne. Mais cela ne nuit en rien à la pertinence impertinente de son propos.

[7] Ibid., p. 35.

[8] Ibid., p. 219. Ce que d’aucuns traduisent par l’explication moins précise « Il est trop intellectuel ». C’est pour cela que j’ai employé le néologisme transparent cérébralisme, ce qui n’est pas la même chose.

[9] Ibid., p. 262.

[10] Ibid., p. 67.

[11] Ibid., p. 107. Cf. tout le § intitulé « Peut-on changer ? », Ibid., p. 106s.

8.2.2020
 

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