Il y a peu, un billet a relaté ce bel exemple d’amitié que le jeune Marcel Pagnol a vécu avec celui qu’il appelle « mon cher Lili » [1]. Or, dans ce cadre amical, le petit garçon de huit ans va offrir à son lecteur un admirable exemple d’abnégation.
L’automne suivant l’été de cette rencontre si marquante, Marcel reçoit une lettre de Lili. De l’enveloppe tombent une feuille de sauge et une violette séchée, puis trois feuilles couvertes d’une grosse écriture et constellées de taches d’encre. Mais plus nombreuses encore sont les fautes d’orthographe, si bien que Marcel a besoin de l’aide de son père pour déchiffrer la lettre de son ami. Il peut notamment y lire, écrit à trois reprises : « je me langui que tu vien » (variante : « je me langui de toit »). Et la signature : « ton ami pour la vie. Lili ». Après s’être réjoui de ce que Lili ait encore trois ans pour préparer le certificat d’études (sic !), le père commente en regardant sa femme : « Cet enfant a du cœur, et une vraie délicatesse » et ajoute à l’adresse de Marcel : « Garde cette lettre. Tu la comprendras plus tard [2] ».
Le lendemain, Marcel achète une très belle feuille de papier à lettres et compose longuement le brouillon de sa réponse dans l’après-midi, lui donnant des nouvelles, de lui et de sa famille, pour terminer « par des paroles d’amitié fervente, que je n’aurais jamais osé lui dire en face [3] ».
« Le soir, dans mon lit, je relus le message de Lili, et son orthographe me parut si comique que je ne pus m’empêcher d’en rire… Mais je compris tout à coup que tant d’erreurs et de maladresses étaient le résultat de longues heures d’application, et d’un très grand effort d’amitié : alors, je me levai sans bruit sur mes pieds nus, j’allumai la lampe à pétrole, et j’apportai ma propre lettre, mon cahier et mon encrier sur la table de la cuisine. Toute la famille dormait : je n’entendais que la musique du filet d’eau qui tombait dans la cuve de zinc, au-dessus de l’évier.
« Je commençai par arracher d’un coup sec, trois pages du cahier : j’obtins ainsi les dentelures irrégulières que je désirais. Alors, avec une vieille plume, je recopiai ma trop belle lettre, en supprimant la phrase spirituelle qui se moquait de son tendre mensonge. Je supprimai aussi au passage, les s paternels ; j’ajoutai quelques fautes d’orthographe, que je choisis parmi les siennes : les orthollans, les perdrots, batistin, la glue et le dézastre. Enfin, je pris soin d’émailler mon texte de quelques majuscules inopinées. Ce travail délicat dura deux heures, et je sentis que le sommeil me gagnait… Pourtant, je relus sa lettre, puis la mienne. Il me sembla que c’était bien, mais qu’il manquait encore quelque chose : alors, avec le manche de mon porte-plume, je puisai une grosse goutte d’encre, et sur mon élégante signature, je laissai tomber cette larme noire : elle éclata comme un soleil [4] ».
Cet acte du jeune Marcel qui s’est gravé en détail dans sa mémoire (jusque dans les sens du toucher, de l’ouïe et de la vue) et suscite chez son lecteur une émotion si intense et si contagieuse qu’elle se transmet dans les nombreuses mentions sur la Toile, est d’abord un grand acte d’amour-don dont il épouse les caractéristiques. Gratuit, il s’accomplit « sans bruit », donc à l’insu de tous. Décentré de lui, Marcel épouse au plus près le style de son ami, depuis le matériel (les pages aux dentelures irrégulières, la « vieille plume »), jusqu’aux fautes d’orthographe. Voulant le bien, il supprime tout ce qui pourrait faire mal, notamment ce trait d’humour sur le mensonge de Lili. Joyeux et, plus encore harmonieux, il transforme le bruit de l’eau en son et celui d’un simple filet d’eau en « musique ».
Plus précisément, cette donation de soi est une réponse à une donation qui l’a précédée. Il s’agit donc d’un acte de gratitude au sens plénier du terme : Marcel prend le temps de relire la lettre de l’ami, l’accueille avec tant d’empathie et, plus encore, de sympathie, qu’il prend conscience que, pour oser rédiger cette lettre avec tant de fautes et ainsi s’exposer à la critique, Lili n’en a nulle habitude, n’a probablement jamais dû écrire aussi longuement (hors de l’école) et donc y a consacré un temps considérable. Or, selon la loi de projection ontochronique, la durée est proportionnelle à la profondeur. Cette lettre est donc le fruit « d’un très grand effort d’amitié ». Autrement dit, elle a surgi du plus profond du cœur de son ami. Elle ne pouvait que susciter une réponse provenant à son tour, en écho, ab imo corde du jeune Marcel. Si la première lettre écrite d’un jet à la lumière du jour fut l’œuvre d’un esprit qui se regardait écrire tout en s’adressant à son ami, cette seconde lettre, laborieusement rédigée pendant le grand silence de la nuit, jaillit d’un cœur profondément ami qui s’est désapproprié de lui-même.
Voilà pourquoi nous ne pouvions qu’être conduit à cette troisième note. Cet acte de grande amitié est aussi un acte de véritable abnégation. Du plus extérieur et évident au plus intérieur et plus secret. Le jeune garçon renonce au papier qu’il avait acheté tout exprès pour l’occasion et à la lettre qu’il avait composée sur un brouillon pendant l’après-midi, et ce faisant annule la durée qu’il avait prélevée sur un moment de détente. Il renonce aussi à ce temps précieux prélevé sur la nuit, au point de ressentir la fatigue le gagner. Il renonce, et c’est davantage encore, à cette orthographe et ce français auxquels il est d’autant plus attaché qu’ils lui sont enseignés par ce héros insurpassable qu’est son père. Il renonce enfin, et c’est le plus intime autant que le plus important, à l’image admirée de celui qui sait que lui renvoie son ami.
Ajoutons que, si Marcel se détache en toute liberté amicale de ces nombreux biens pour mieux vouloir le bien de son ami, ce décentrement de soi n’en est pas pour autant une négation de soi. C’est parce qu’il s’est d’abord mis à l’écoute de son propre cœur, comprenant au plus intime de lui que la lettre venait de celui de son ami, qu’il a pu, à son tour, se surcentrer sur le cœur de celui qu’il appelle « mon cher Lili ».
Enfin, arrivé à ce point, cet acte émouvant de renoncement s’approche d’une autre caractéristique de l’amour qui fera l’objet d’une autre méditation : la substitution. Marcel ne fait pas que se décentrer de soi en se centrant sur l’autre, dans un profond élan de reconnaissance, il s’abaisse et se met à la place de son ami au point de ressentir intuitivement la nécessité de cet acte final qui achève tout : la grosse tache d’encre couvrant sa signature. Ce soleil noir est comme l’ombre qui accompagne inséparablement cet astre diffusif par excellence qu’est le don de soi. Amor diffusivum sui.
Pascal Ide
[1] Site : « Une authentique amitié entre jeunes enfants. Lili et Marcel ».
[2] Marcel Pagnol, Le Château de ma Mère. Souvenirs d’Enfance II, Paris, Pastorelly, 1958, p. 151-154.
[3] Ibid., p. 156.
[4] Ibid., p. 157-158.