Le recueillement, source du don

Le premier roman d’Elizabeth Goudge, Island Magic, qui est déjà un chef d’œuvre (ce qui ne signifie pas qu’il soit dénué d’imperfections !), met en scène une belle figure de femme, Rachel du Frocq, vivant à Guernesey à la fin du xixe siècle. Voici comment l’écrivain la présente, avec une empathie manifeste :

 

« Rachel […] était une très belle femme [a beautiful woman], droite et élancée comme une tige de lavande, grande et imposante comme un pin dans un val abrité, avec une abondante chevelure brune nattée et enroulée en couronne ; elle avait un port de reine. […] Nul n’aurait pu deviner, en la regardant, qu’elle était depuis seize ans la femme d’un fermier peu prospère et qu’elle luttait jour après jour contre la pauvreté, combattant avec son mari pour arracher à la terre et à la vie l’existence et le bonheur de ses enfants. Elle en avait eu huit et avait vu la Mort lui en enlever trois. Cependant, sa beauté étincelait avec tant de force et d’ardeur qu’il fallait l’observer avec attention pour discerner les traces de ces seize années. […] Sans doute devait-elle sa beauté inébranlable à l’esprit d’indépendance qui la possédait [her unshaken loveliness to the spirit of independance that possessed her]. Bien qu’elle se donnât elle-même avec amour [she gave herself in love] à son mari et à ses enfants, bien qu’elle accueillît avec joie ce qu’elle rencontrait de beau ou de comique sur la route, en même temps, au plus profond d’elle-même elle se tenait à l’écart [in her innermost being she held herself aloof]. Une partie d’elle, profondément enfouie [a part of her, deeply withdrawn], reposait avec une grande tranquillité, qu’elle protégeait farouchement de toute violation. C’était son essence même [her very essence], indépendante du temps, des lieux et des êtres, et tout ce qui menaçait cette paix, tout cri, toute colère ou toute clameur, elle le haïssait [hated] et le rejetait loin d’elle. Peut-être était-ce ce noyau le plus profond de quiétude [his inmost core of quietness] qui, par une influence plus puissante que les coups du sort, avait préservé sa beauté [1] ».

 

Tout en demeurant concret et narratif (il s’agit d’un roman et non pas d’un traité de philosophie), le passage décrit avec grande précision l’intériorité de Rachel.

 

  1. Il l’approche d’abord pour elle-même. Pour cela, il convoque trois registres, tous déclinés en plein et en creux.

Le premier est topologique (même si ce lieu doit s’entendre en un sens figuré ou métaphorique). Il est nommé en positif comme ce qui est « au plus profond d’elle-même », « profondément enfoui », et en négatif comme ce qui se tient « à l’écart ».

Le deuxième registre est affectif. Positivement, cette intériorité est décrite comme un havre de paix : elle « reposait avec une grande tranquillité » ; elle est « ce noyau le plus profond de quiétude ». Par contraste, ce lieu n’est pas seulement préservé de toute forme de trouble, mais activement défendu : « elle protégeait farouchement de toute violation ». Le texte convoque même avec force et justesse un sentiment inattendu, la haine : « tout ce qui menaçait cette paix, tout cri, toute colère ou toute clameur, elle le haïssait et le rejetait loin d’elle ». Mais la paix n’est-elle pas un fruit de l’amour ? D’abord, cette haine n’est que le revers négatif (même s’il est actif) de l’amour. Ensuite, la négation du négatif est positive.

Le troisième registre est ontologique. Dès lors, nous passons de la description à la définition. Elizabeth Goudge n’hésite pas à employer des mots non pas tant abstraits que radicaux, fondamentaux, désignant l’essence même de l’être : « Une partie d’elle », donc de son être et surtout « son essence même » qu’elle notifie aussi de manière négative comme « indépendante du temps, des lieux et des êtres ». Pour autant, il ne faut pas entendre que cette essence serait anhistorique, ce qui serait contraire à l’expérience, ou atopique, ce qui serait absurde, puisqu’elle vient de faire appel à une schématique spatiale, mais qu’elle est « indépendante des êtres », et c’est là la note la plus décisive. En effet, l’auteur entend souligner la totale autarcie de Rachel. Et ce faisant, elle ne fait que développer les mots qui avaient introduit toute sa réflexion : « l’esprit d’indépendance qui la possédait ». Cette indépendance n’est pas seulement affirmée, mais est doublement soulignée : elle est précédée par un substantif surprenant, « l’esprit », mais qui vise à insister sur cette caractéristique éminemment personnelle et insaisissable ; elle est suivie par une proposition subordonnée encore plus étonnante : « qui la possédait ». Elle stupéfie tellement par son audace que la traduction a cherché à l’atténuer en la rendant par : « l’esprit d’indépendance qu’elle possédait ». Or, de même qu’un esprit peut nous posséder,

Mais n’est-il pas contradictoire d’affirmer que Rachel est indépendante, donc qu’elle agit par elle-même et rien d’autre qu’elle-même, et qu’elle est possédée, donc qu’elle est agie ? Celui qui est possédé par un esprit n’en est-il pas éloigné ? Il y aurait, en effet, absurdité, si cet esprit était différent, et a fortiori, contraire à la liberté. Mais cet esprit s’identifie à la liberté. Ainsi, tout conspire pour accentuer cette indépendance souveraine. Telle est donc l’essence la plus profonde de cette intériorité : l’indépendance. Non point cette indépendance toute extérieure qu’est la seule immunitas a vinculo, mais cette indépendance toute intérieure de celui qui est donné lui-même à lui-même, l’indépendance qu’est l’auto-possession.

  1. Elizabeth Goudge ne décrit et ne définit pas d’emblée l’essence de cette intimité. De manière très empirique, elle part de ce qu’elle observe et de ce qui saute le plus aux yeux, du moins aux yeux de Colin, ce petit garçon qui a beau n’avoir que huit ans, est particulièrement vif : la beauté de sa mère. Avec une visible admiration, le texte s’étend sur sa beauté au point de répéter, en quelques lignes, pas moins de sept fois le substantif (« beauty») (une fois, il est vrai pour parler de ce qui était beau sur son chemin) et une fois l’épithète (« beautiful»), ce à quoi il faut joindre les termes appartenant au même champ lexical comme « loveliness ». Or, le propre de la beauté est de rayonner (pulchrum, slendor veri) et d’exprimer. Donc, cette manifestation ne pouvait que renvoyer à un fond autre et plus grand qu’elle, cet « esprit d’indépendance ».
  2. Elle montre aussi le dernier point qui n’est pas le moins important. Cette auto-possession n’est pas pour elle-même, mais pour l’auto-donation. C’est ce qu’Elizabeth Goudge exprime de la manière la plus précise. Elle affirme que Rachel « se donn[e] elle-même avec amour ». Elle ajoute que ce don de soi extatique s’oppose (« bien que ») à ce mouvement instatique qu’est la présence à soi-même. Mais elle précise aussitôt que ces deux dynamiques ne sont pas incompatibles, puisqu’elles se produisent « en même temps ». Et l’on observera une nouvelle fois que les expressions si précises sont aussi si fortes que la traduction française tend à les atténuer (peut-être aussi pour éviter un imparfait du subjonctif qui paraît aujourd’hui précieux, voire suranné). Il faut dire plus. Si le don à soi est la condition du don de soi, celui-ci est bien la finalité de celui-là. De même que la beauté physique de Rachel irradie et réjouit, de même cette beauté spirituelle qu’est le don de soi est appelée à se communiquer au dehors.

 

Tout le reste de beau roman de famille et d’amour le montrera à foison. Je citerai seulement un autre passage qui montre combien Rachel puise la générosité de son attachement dans la profondeur de son recueillement. Le développement précédent rend le commentaire inutile :

 

« Après le dîner, Rachel monta à sa chambre. Elle y faisait toujours, à cette heure, une petite retraite, et malheur à qui osait venir la déranger ! Elle veillait jalousement sur cette oasis de paix au milieu de ses journées de travail. Tout le reste du temps, la besogne quotidienne et les enfants la réclamaient, et les soirées étaient consacrées à son mari. Ce moment de solitude était le seul instant de la journée où elle s’appartenait […]. Sa famille s’imaginait qu’elle se reposait sur son lit ; mais elle faisait souvent autre chose ; parfois elle priait ou lisait, mais d’habitude, elle restait parfaitement immobile, les mains sur les genoux, les yeux fermés ; à d’autres moments, elle murmurait en s’asseyant : ‘Vous êtes soutenus par des bras immortels’ ; elle avait l’impression que son esprit s’enfonçait dans des profondeurs doucement illuminées qui devenaient de plus en plus fraîches et bienfaisantes à mesure qu’elle y plongeait, jusqu’à ce qu’il atteignît un point où il pût se reposer en toute sérénité pendant que la force et la paix se répandaient dans toutes les fibres de son être. Cette belle aventure ne se produisait pas toujours […]. À la première nuance de faiblesse, même en pensée, l’aventure s’enfuyait […]. La vie sans cette aventure eût été un désert sans oasis [2] ».

Pascal Ide

[1] Elizabeth Goudge, L’arche dans la tempête, chap. 1, v, trad. Madeleine T. Guéritte, coll. « Libretto » n° 290, Paris, Libretto, 2017, p. 36-37. Trad. modifiée.

[2] Ibid., chap. 4, v, p. 168-169.

4.11.2025
 

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