Le portrait de Dorian Gray ou la réduction de l’amour à un jeu

Le portrait de Dorian Gray, le plus célèbre et plus brillant roman d’Oscar Wilde illustre à merveille le dilettantisme élevé à l’état d’un art, c’est-à-dire la réduction de l’éthique à l’esthétique, et l’amour à un jeu [1].

1) La réduction esthétique de l’éthique

Deux paroles résument tout. La première est tirée de la préface : « L’artiste est un créateur de beauté » (p. 11). La seconde de la fin du livre : « C’était sa beauté qui l’avait perdu » (p. 371). Si Wilde accuse la beauté, c’est parce que le beau que crée l’art n’est pas le bien que vise la morale. L’artiste se doit donc de professer un indifférentisme éthique : « Aucun artiste n’a de préférences morales ». Est-ce à dire que l’œuvre d’art n’accorde nulle place à la morale ? Si, mais à titre de contenu, pas à titre de règle : « La vie morale de l’homme fait partie intégrante du sujet traité par l’artiste, mais la moralité de l’art réside dans le parfait usage d’un véhicule parfait » (p. 11 à 13). Disons-le autrement. L’esthétique est une discipline autonome dont la vérité est interne. Or, l’éthique se comporte comme une régulation extérieure.

À cette critique qui provient du dedans de l’esthétique se joint une critique de l’éthique elle-même. La morale n’est-elle pas un substitut ou plutôt un avatar de la culpabilité ? « Les livres que le monde qualifie d’immoraux sont ceux qui lui montrent sa propre honte ». (p. 367)

Cette conception esthétique générale est à l’œuvre dans le Portrait. Le cynisme que Wilde affiche dans sa préface est le même que celui professée par l’âme damnée du héros, Lord Henry Wotton. En effet, Gray a hérité de celui-ci l’incapacité à « supporter l’idée d’avoir une âme hideuse ». (p. 170) Or, il convient d’entendre cette laideur en sa signification esthétique et non pas éthique (au sens où l’on dit d’un acte généreux qu’il est « beau »). Ainsi, lorsqu’il apprend la mort de Sibyl Vane, le héros s’inquiète de ne rien éprouver : « Harry […], pourquoi ne puis-je ressentir cette tragédie autant que je le voudrais ? […] Je dois admettre que ce drame ne m’affecte pas comme il le devrait ». (p. 176) L’on pourrait objecter que ce ressenti renvoie à la conscience morale : implicitement, Gray s’étonne de ne pas être honteux. Mais la conscience morale présente comme deux faces, l’une subjective et affective, ici la honte, l’autre objective et cognitive, qui est la loi morale. Or, il n’en est pas fait mention et Wotton se gardera bien d’en parler. Le vécu intérieur est donc réduit au ressenti. Or, aisthésis se traduit par « sensibilité ». Avant d’être une reconduction du bien au beau, l’esthétique est une reconduction du rationnel au seul sensible. Ainsi, l’interprétation que Gray fait de son état intérieur le dispose à ce court-circuit de la sphère éthique à la sphère esthétique, pour parler comme Kierkegaard.

Gardons-nous d’interpréter psychanalytiquement ce désinvestissement distancié à l’égard du suicide de Sybil comme un mécanisme de défense à type d’idéalisation. Loin d’être seulement inconsciente, elle engage la volonté qui opte pour une relation résolument narcissique à l’autre et l’intelligence qui adhère tout aussi décisivement pour une conception sceptique du réel.

2) La réduction de l’amour à l’égoïsme

De cette réduction esthétisante de l’éthique, la première victime est l’amour.

Celui-ci, en effet, n’est qu’un nouveau prête-nom, fort brillant et trompeur, il est vrai, à l’égoïsme. Qu’il est révélateur le geste si clairement narcissique que Wilde met en scène :

 

« Un jour, par espièglerie, voulant imiter Narcisse, il [Dorian Gray] avait baisé, ou plutôt feint de baiser ces lèvres peintes qui lui souriaient maintenant si cruellement. Chaque matin, assis devant le portrait, il s’était émerveillé de sa beauté ; il en était, ainsi qu’il lui avait parfois semblé, presque devenu amoureux ». (p. 184)

 

La raison en est que la reconstruction artistique fait disparaître l’autre. Comme l’explique adroitement Lord Wotton à Dorian Gray : « La jeune fille n’a jamais réellement vécu, de sorte qu’elle n’a jamais pu réellement mourir. Pour vous, du moins, elle a toujours été un rêve » (p. 181). Par exemple, Gray s’aveuglera au point qu’il en viendra à réinterpréter la mort de Sybil comme un acte égoïste : « Elle n’avait pas le droit de se tuer. Quel égoïsme de sa part ! » (p. 174)

Wotton commente profondément l’épisode de la mort de Sybil en remarquant : « Dans le cas présent, qu’est-il vraiment arrivé ? Une jeune fille s’est tuée par amour pour vous. Je souhaiterais avoir connu pareille aventure. Cela m’eût rendu amoureux de l’amour pour le reste de mes jours ». (p. 177) Cette subtile alchimie que réalise la transposition, le transfert esthétisant trompe d’autant plus que l’on demeure amoureux et que l’on ne cesse de parler d’amour ; de plus, elle anesthésie la douleur de l’âme par une perpétuelle prise de distance : « Devenir le spectateur de sa propre vie […], c’est échapper à la souffrance de la vie ». (p. 192) Ce principe de vie qui explique le cynisme distancié de Wotton, Dorian Gray en a fait aussi sa règle.

Et cette déconstruction de l’amour en clé narcissique tient à une autre réduction, celle de l’amour à la passion et donc au ressenti. En effet, une telle mesure de l’autre au ressenti requiert une reconstruction dont les matériaux les plus immédiats sont ceux du théâtre en particulier et de l’art en général.

La fin de Gray est la plus éclatante manifestation de cet philautie généralisée. En effet, le jeune homme nourrit l’illusion de sortir de son égoïsme. Son portrait démasque la vérité de ce qu’il a cru être un acte d’altruisme : à sa laideur repoussante, l’événement avait ajouté « dans les yeux, une expression de ruse, et, sur la bouche, un pli décevant l’hypocrisie ». (p. 373) En fait, c’est la « vanité » ou le « désir d’une sensation nouvelle » qui ont poussé Gray à agir : on ne sort pas, brutalement, d’une vie de plus en plus minée par l’égoïsme. Gray a perdu le sens du péché. Lorsqu’il songe à la mort du peintre Basil Hallward, elle lui semble maintenant « peu de choses » (p. 374). C’est bien « par curiosité » qu’il a « tâté de l’abnégation ». (p. 374)

Mais Gray n’est pas dupe, lui qui reprend ces vers d’Hamlet, si révélateurs de son état :

 

« Comme la peinture d’un chagrin,

Un visage sans cœur ». (p. 361)

 

De ce point de vue, Lord Henry est plus cohérent avec lui-même. Il entraîne d’autant plus aisément son ami dans la perversion qu’il ne se fait aucune illusion sur la nature profondément narcissique des affections humaines : « La conscience fait de nous tous des égotistes » (p. 179). D’ailleurs, Gray mourra d’une manière mystérieusement similaire à Sibyl Vane.

Voilà pourquoi ce roman ne peut que se terminer par la mort. La profonde désespérance de Wilde-Gray n’imagine pas un moment la puissance transformante du pardon. Puisqu’on ne peut vivre sans sa sauvage passion égoïste, il demeure une seule solution : tuer la culpabilité représentée par le portrait, ce vivant reproche. Alors, en tuant « cette âme vivante et monstrueuse et, débarrassé de ses odieux avertissements, il serait en paix ». (p. 375) Mais Wilde est trop pétri de culture chrétienne pour ne pas comprendre qu’une telle mort de la conscience est aussi la mort de la personne. La fin sera donc tragique. L’art qui, déconnecté de la morale, devient sa propre morale, est pire que toutes les morales, parce qu’il est sans pardon et sans rédemption. Certes, Dieu existe encore, mais il n’a plus de consistance que traditionnelle. Et si la prière est encore mentionnée (cf. p. 185), elle ne s’adresse plus à une Personne.

Il demeure que le repos de la mort permet le rétablissement de la vérité, non seulement la réunion de l’âme et du corps, non seulement la vérité du portrait-conscience, mais aussi la reconnaissance par les autres de la vérité : en découvrant le cadavre défiguré, ils comprennent enfin qui est Dorian Gray. Mais il a fallu attendre la mort. La rançon de tout égoïsme, de tout repli sur soi élevé au rang de norme éthique est la mort.

3) Une réduction elle-même réduite

La vision désabusée des événements et des personnes qui nourrit Wotton et Gray et qu’il prétendent héritées des Fleurs du mal de Baudelaire, est d’abord une désespérance à l’égard de l’homme : « Vous avez dit un jour, je m’en souviens, qu’une fatalité s’attache aux bonnes résolutions, que l’on prend toujours trop tard ». (p. 175).

Toutefois, cette vision immanentiste, nihiliste et acédique n’est pas sans receler une mystérieuse ressource. En effet, Gray rêve d’un homme non pas pure passion, mais pure maîtrise de ses passions, dans un étrange mélange de stoïcisme et d’épicurisme : « Un homme maître de lui – explique Dorian Gray à son ami peintre Basil Hallward – peut mettre fin à un chagrin aussi aisément qu’il peut inventer un plaisir. Je ne veux pas être à la merci de mes émotions. Je veux les utiliser, en jouir, les dominer ». (p. 189) Or, qui dit maîtrise, dit volonté. Donc, même le modèle passionné, est encore – secrètement – dualiste. Ainsi la sphère esthétique contient implicitement en elle son dépassement dans la sphère éthique.

Pascal Ide

[1] Nous citons : Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, trad. Leo Lack, Paris, Les Presses de la Renaissance, 1975.

28.9.2022
 

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