Le péché et l’idole

Riche est l’enseignement de l’Écriture sainte sur l’idole. Mettons-nous à l’école de ce qu’en dit Paul Beauchamp, un bibliste qui est aussi un authentique théologien.

1) Les quatre caractéristiques de l’idole

L’approche biblique n’est pas d’abord morale : elle ne juge pas de la malice de l’idole en ce qu’elle troque l’infini contre le fini ; « le mal spécifique de l’idolâtrie ne repose pas sur le principe encore abstrait selon lequel l’offense à Dieu l’emporte en gravité sur l’offense aux humains [1] ». Son approche est autre, plus anthropologique. La Bible (Ancien et Nouveau Testament) nous apprend quatre choses sur les idoles [2] :

a) L’idole est ce que je fabrique avec mes propres mains

C’est ce que montrent les listes connues d’idoles matérielles. Mais il serait naïf de croire que cette fabrication ne vaut que pour les idoles faites à partir de la matière.

Par ailleurs, l’idole est muette. Et même si l’homme la fait parler, c’est lui qui lui donne la parole. Or, le propre du Dieu biblique est non seulement de parler mais de donner la parole à l’homme. Donc, à chaque fois, l’idole bâillonne Dieu pour que ne soit audible qu’une parole à mesure de ce que l’homme veut. C’est d’ailleurs le faux prophète dont parle l’Apocalypse qui anime « l’image de la Bête pour la faire parler » (Ap 13,15). Voilà pourquoi on demande si souvent à des animaux de jouer le rôle de l’idole : l’animal est muet.

b) L’idole est mensonge

C’est là un autre enseignement constant des Saintes Écritures. Au simulacre de Dieu répond un simulacre de parole et bientôt de loi.

Certaines idoles sont particulièrement menteuses. La Sagesse l’explique très clairement : ainsi « un père que consumait un deuil prématuré a fait faire une image de son enfant si tôt ravi, et celui qui hier encore n’était qu’un homme mort, il l’honore comme un dieu […] ». (Sg 14,15) Niant la mort insupportable du cher disparu, l’idole ment.

Surtout, l’idole ne peut vivre que de se cacher à elle-même sa vanité, son incapacité à combler l’homme et à passer pour Dieu. Elle est donc mensonge ; elle est singe de Dieu.

Voilà pourquoi l’idole suscite la honte. La honte est signe de division intérieure ; or, le mensonge est aussi un clivage entre la vérité dont nous portons l’aspiration et son refus volontaire ; aussi l’idole est-elle associée par l’Écriture au registre sémantique, non seulement du déchet, mais aussi de la honte, du dégoût, de l’ordure, de la souillure, de l’abomination [3]. Voilà aussi pourquoi l’idole est parfois décrite par les termes de néant, de vide ou de creux.

c) L’idole aliène

De plusieurs manières, la Bible associe l’idole avec la déshumanisation.

Il est dit fréquemment que l’idole fatigue. Dieu reproche plusieurs fois au peuple d’Israël de le fatiguer par des attitudes qui sont idolâtriques. Inversement, il lui demande s’il l’a fatigué (Mi 6,2-3), voire il témoigne qu’il ne l’a pas « fatigué par un tribut d’encens ». (Is 43,24) En effet, les idoles, les gestes idolâtriques valent par leur quantité. L’idolâtre multiplie les rites (par exemple conjuratoires) et les formules. En regard, Dieu n’impose pas, il rend libre.

L’idole oblige, entraîne une multitude d’obligations : « L’idolâtre se cache derrière l’idole pour se commander à lui-même. Tenons ce trait pour l’essentiel : l’idole se profère un commandement, émet une loi. […] Le vicieux se croit obligé au vice [4] ». En effet, l’idole biblique parle et prescrit des devoirs ; mais c’est nous qui avons créé l’idole, ainsi que nous l’avons vu ; c’est donc nous-même qui nous imposons cette loi, qui nous cachons derrière elle : nous nous ligotons nous-mêmes. Reprenons l’exemple du culte du disparu. Voici la suite du passage de Sg 14,15 : « …il l’honore comme un dieu et il transmet aux siens des mystères et des rites, puis avec le temps la coutume se fortifie et on l’observe comme un roi ». (Sg 14,15-16) A quoi s’ajoute l’autorité du roi qui ordonne la fabrication d’images sculptées pour recevoir un culte.

La fatigue, l’obligation, l’exigence, autant de manières imagées et réelles employées par la Bible pour exprimer ce que nous appelons aujourd’hui dépendance ou compulsion. Au fond, l’idole fonctionne comme une drogue. Comme celle-ci, elle vampirise toutes les énergies du sujet pour son propre compte : elle « demande tout ce qu’elle peut [5] ». Tel est le paradoxe le plus sombre de l’idole : fabriquée pour servir l’homme, il finit par l’asservir totalement. « L’idole est mon esclave dont je suis l’esclave [6] ». Une telle contradiction ne peut que s’affaisser sur elle-même.

d) L’idole s’assimile l’idolâtre

L’homme qui a fabriqué l’idole finit par lui ressembler. C’est là un des enseignements constants de l’Écriture, notamment du psaume 115 : « Leurs idoles : or et argent, ouvrage de mains humaines ; elles ont une bouche et ne parlent pas […]. Qu’ils soient comme elles tous ceux qui les font, ceux qui mettent leur appui en elles ». (Ps 115,4-8)

Pourquoi ? Beauchamp y lit ce qu’il appelle heureusement « le cercle idolâtrique [7]«  : « Il y a circularité parce que l’homme ayant fabriqué une image qui lui ressemble ressemblera à l’image qu’il a fabriquée [8] ».

2) L’idole et la mort

Une dernière note résume et consomme la logique à l’œuvre dans l’idolâtrie : la mort.

a) L’idole est née de la mort

En son aspiration qui est le refus de la Vie, Dieu. Mais aussi en son matériau qui est déchet. En effet, à partir de quoi l’homme fabrique-t-il l’idole ? Non pas à partir de ce qu’il y a de meilleur, mais à partir des ordures. C’est ce que montre le développement le plus complet que l’Écriture consacre (si je puis dire) à l’idole : les trois chapitres de la Sagesse de Salomon (Sg 13-15).

L’auteur qui est un juif d’Alexandrie particulièrement cultivé passe en revue diverses catégories d’objets idolâtrés : ouvrages manufacturés, représentations animales, sculpture sur bois, figure pour navire, portrait d’un jeune défunt, image du souverain régnant, images polychromes, statues diverses. Or, le bûcheron prend du bois pour se fabriquer un objet utile ; puis, avec le déchet, il fait cuire son repas ; et enfin, avec le reste du déchet (le bois noueux), il se fabrique son dieu. De même, le navigateur se confie à une effigie dont le bois est de moins bonne qualité que celui choisi pour construire son vaisseau.

L’enseignement est clair : puisque le déchet est la corruption de l’objet, c’est-à-dire symboliquement sa mort, comme notre excrément, c’est donc que l’idole vient de la mort ; et, nous le dirons, elle ne peut donc conduire qu’à la mort. Les idolâtres « mettent leur espérance dans des choses mortes » (Sg 13,10) ; « pour sa vie, il invoque la mort » (13,18). En cela ils se rapprochent de l’impie qui, « mortel, fait une œuvre morte, lui pourtant possède la vie » (15,17).

b) L’idole est mortifère

Non d’abord à cause de la punition divine, mais à cause de sa logique immanente qui est la répétition, le dégoût et l’aliénation : l’homme, réduit à désirer à hauteur de son propre désir trouve moins que lui et investit à perte l’infinité de son désir dans la tristesse du fini.

c) L’idole mène à la mort

Engendrée de la mort, elle ne peut qu’y reconduire. C’est pour cela que la grande tentation idolâtrique est le sacrifice humain, notamment des plus innocents, c’est-à-dire des premiers-nés. Israël y a d’abord succombé (Jg 11 ; mais aussi plus tardivement : Ez 16,20s). L’idole nous place donc devant le choix crucial : ou l’idole ou le fils. C’est ce que montre l’exemple emblématique de Pharaon. Or, l’idole est ce que je fabrique à mon image, alors que le fils est ce que je reçois qui n’est pas à mon image (puisque toujours il échappe à et est différent de ses parents) mais est en revanche à l’image de Dieu (cf. Gn 5,3). Donc l’idole est le contraire même du don : don offert de l’enfant qui est ici sacrifié pour une créature qui passe et trompe.

3) Deux illustrations exemplaires

La Bible (mais aussi l’histoire des religions) nous montre deux figures particulières de l’idole. La première est universelle ; la seconde plus particulière.

a) Le serpent

Le serpent est déjà une idole souvent présente dans les cultes païens. Ambivalent, il donne la vie comme la mort. La Bible le connaît depuis l’origine jusqu’à l’Apocalypse qui parle du « serpent ancien » (Ap 12,9).

Mais sa charge symbolique est encore plus importante : le serpent est ce qui peut s’adapter à ce qu’il digère et devenir démesurer ; c’est le seul animal à pouvoir avoir les yeux plus gros que le ventre ; c’est donc que l’idole est cette démesure de la finitude qui veut se faire prendre pour l’infini.

b) Le veau d’or

Tout aussi significative est l’idole par excellence qu’est le « veau d’or ». On se souvient en effet que Moïse le pulvérisa, mélangea la poudre d’or à l’eau et la fit boire à tous les fils d’Israël ; or, ce qui est bu et comme mangé est déféqué ; c’est donc que l’idole n’est finalement qu’excrément : né du déchet, il y retourne. Plus encore, ce qui est digéré passe par « le grand python intestinal » ; or, le serpent est l’idole par excellence. Enfin, éliminer, c’est se débarrasser, c’est faire sortir de soi ce qui était intérieur à soi ; donc Moïse guérit ainsi Israël de sa complicité intérieure avec l’idolâtrie.

4) Le remède

Il s’agit de retrouver le Dieu qui rend libre, la Loi qui déboulonne les idoles. Relisant deux textes centraux anti-idolâtriques, nous allons y trouver un même mouvement qui est celui du don et du don de la vie. Au commencement, il y a non pas l’œuvre de l’homme se fabriquant des idoles, mais une parole ou plutôt Dieu donnant la parole.

a) Premier exemple : Ps 50 

Dieu commence d’abord par dénoncer les différents péchés, en relation avec les articles du Décalogue : vol, adultère, tromperie, accusation (v. 16-20).

Ayant ainsi énuméré ces péchés, Dieu demande : « Voilà ce que tu as fait, et je me tairais ? Penses-tu que je suis comme toi ? » (v. 21) Or, telle est l’idolâtrie : identifier Dieu à la créature et précisément à soi-même. C’est donc que le cœur des péchés présents dans le Décalogue, c’est l’idolâtrie. Pourquoi ? Car l’idole ne parle pas, donc ne peut adresser de reproche : nous fabriquons des idoles pour rendre Dieu muet et parler à sa place. Voilà pourquoi Dieu nous reproche de multiplier les sacrifices (qui peuvent être des formes d’idolâtrie) au lieu de lui obéir, c’est-à-dire d’écouter sa Parole (1 S 15,22. Cf. Os 6,6)

Mais Dieu ne s’arrête pas là ; il offre un remède quelques versets plus haut où il est encore fait mention des idoles. Dieu adresse deux demandes : « Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâces » (v. 14) Or, l’action de grâces est la reconnaissance d’une grâce, d’un don. Dieu demande donc à l’idolâtre de faire mémoire de l’origine. Alors et seulement alors, il lui fait une seconde demande : « Appelle-moi au jour de l’angoisse, je t’affranchirai » (v. 15). Or, invoquer, c’est prendre la parole. C’est donc que la parole (qui est l’appropriation, le don 2) est seconde, elle suit la reconnaissance du don originaire. Au commencement de toute vie humaine est une parole qui n’est pas la sienne. Un signe en est la suite : l’affranchissement, la libération est le cœur du second moment du don.

Enfin, « tu me rendras gloire » (v. 15) : la surabondance de la louange pourra venir qui est de l’ordre du don 3. La guérison de l’idolâtrie épouse donc la dynamique du don.

b) Second exemple : Mi 6,2-8

On retrouvera le même mouvement en Michée.

Dieu nomme d’abord le péché d’idolâtrie qui se reconnaît à plusieurs signes : la fatigue (v. 3), le nombre (l’homme projette sur Dieu cette multiplication des actes cultuels : « milliers de béliers » (v. 7), etc.) et pire que tout, la violence sacrificatoire là encore projetée sur Dieu (« Faudra-t-il que j’offre mon aîné pour le prix de mon crime ? » : v. 7)

Puis il fait mémoire du don originaire. Déjà, il l’avait évoqué : « c’est moi qui t’ai fait monter d’Égypte » (v. 4) ; surtout à la fin, il commence par : « On t’a fait savoir » (v. 8), ce qui signifie qu’on le sait déjà ; « ô homme », ce qui signifie que l’auditeur le sait depuis qu’il est homme, que ce savoir fait partie de son humanité, donc depuis son origine !

Là encore, le remède consiste bien à s’enraciner une nouvelle fois dans le don des origines.

5) Conclusion

Le concept biblique d’idole est porteur d’un très riche enseignement anthropologique et éthique.

Nous n’avons pas eu de mal à discerner dans les caractéristiques que j’ai distinguées (en général et en lien avec la mort) les trois facettes du don. L’idole est, par excellence, la défiguration du don. Ce ne saurait étonner puisque, par essence, elle supplante Dieu ; or, Dieu est origine et terme de tout don, de même qu’il permet seul à l’homme, image de Dieu en sa liberté, de s’accomplir.

Voyons brièvement comment se décline cette négation de la dynamique du don dans l’idolâtrie. D’abord, l’idole fabriquée par l’homme et devenue muette s’oppose au don originaire. Ensuite, elle nie l’intelligence en mentant et la liberté en aliénant ; or, c’est par ces deux puissances que l’homme s’approprie le don et transforme l’« en-soi » en « pour-moi ». Enfin, l’idolâtre se répète dans l’idole et va à la mort, alors que le don de soi ouvre à la créativité et à la vie.

Pascal Ide

[1] Ibid., p. 101.

[2] Je me fie aux développements lumineux de Paul Beauchamp, dans La loi de Dieu. D’une montagne à l’autre, Paris, Seuil, 1999, chap. 7 : « Ressembler à l’idole », p. 92-109.

[3] Cf. Ibid., p. 98.

[4] Ibid., p. 98.

[5] Ibid., p. 103.

[6] Ibid., p. 89.

[7] Ibid., p. 92-94.

[8] Ibid., p. 93. Souligné dans le texte.

19.1.2024
 

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