Le paroxysme de la violence n’est pas sa profondeur (Grangé)

On le sait, la violence est le thème central des seize thrillers de Jean-Christophe Grangé : pas seulement le climat, mais le contenu, voire le sujet de réflexion en filigrane derrière l’action intense et le suspense soutenu. Précisons. Cette violence qui touche l’homme retentit singulièrement sur son entour, la nature comme les villes : en de suggestives descriptions, Grangé met en scène des environnements sombres et désespérants, qui rentrent profondément en harmonie avec l’histoire racontée. De plus, cette violence faite à l’humain est certes totale (toucher au corps, c’est toucher à l’âme, et vice versa), mais elle porte singulièrement sur l’organisme humain, notamment sur la biologie de la reproduction : les romans de Grangé s’intéressent particulièrement aux multiples manières dont les violents dévoient la procréation pour déshumaniser son auteur. Enfin, si les héros sont toujours des solitaires – d’ailleurs souvent eux-mêmes persécutés et donc tentés de répéter cette persécution sur les persécuteurs –, en revanche, leur adversaire est toujours un collectif, communautaire, scientifique, militaire, politique, etc., qui détourne perversement la vie.

Pour être commun, le thème est diversifié, ce qui nous conduit à l’originalité du dernier opus d’un auteur de plus en plus prolifique : Les promises [1]. L’ancien reporter international a varié sociologiquement ses champs d’études, ainsi que l’on l’avons dit. Il a aussi diversifié géographiquement ses terrains d’exploration : tout en privilégiant la France (Le passager, 2011 ; La terre des morts, 2018 ; Le jour des cendres, 2020), et même Paris (L’empire des loups, 2003 ; Miserere, 2006), il s’intéresse aussi à la Bulgarie, Israël et la République centrafricaine (Le vol des cigognes, 1994), à l’Amérique latine (La forêt des mânes, 2009), au Japon (Kaïken, 2012), à la République Démocratique du Congo (seul roman à double volet : Lontano, 2015 ; Congo Requiem, 2016), à l’Allemagne (La dernière chasse, 2019). Aujourd’hui, pour la première fois, il explore l’histoire, en l’occurrence, l’Allemagne nazie. Il a exploré le réel, mais s’est aussi risqué à que l’on qualifie mal de surnaturel (Le concile de pierre, 2000) ; dans ce nouveau roman, Grangé semble de nouveau flirter avec le paranormal, en l’occurrence, l’onirique – mais se rangera en dernière instance à une explication rationnelle du contenu commun des rêves (belle trouvaille). De même, le romancier nous avait habitué à des quêtes solitaires, le plus souvent masculine (deux exceptions : Le concile de pierre déjà vu et La forêt des mânes, 2009), parfois en duo (Les rivières pourpres, 1998), en l’occurrence viril. Pour la première fois, il nous offre une virée à trois, deux hommes et une femme, deux psychiatres et un militaire (en l’occurrence nazi).

Néanmoins, une nouvelle fois, Grangé nous déçoit : briller n’est pas illuminer ; multiplier les exemples spectaculaires de violence n’est pas sonder la profondeur d’un cœur cadenassé dans la forteresse glacée de la haine. Voire, repousser les frontières de l’horreur accroît le dégoût, mais peut aussi susciter le voyeurisme et rassurer sur son absence de complicité (jamais, je ne ferai une chose pareille). L’on pourrait décrire comme deux temps dans l’œuvre de cet auteur traduit dans une trentaine de langues. Dans une première phase, il a scruté toujours plus attentivement les ressorts de la perversion, allant jusqu’à décrire le psychisme détruit et destructeur du sadique (La ligne noire, 2004) et semble être allé au plus loin avec ce personnage de détective ancien séminariste en ce qui demeure pour moi le roman le plus abouti, Le serment des limbes (2007) [2]. Certes, pas plus qu’il n’est Foucault quand il retrace certains mécanismes du biopouvoir, Grangé n’est Stephen King lorsqu’il dépeint les psychismes dévastés par les dissociations psychotiques. Du moins, avançait-il verticalement, en approfondissant. Mais, dans une deuxième phase, à partir de Miserere (2008), notre auteur multiplie les topoï, ainsi que nous le disions plus haut. N’est-ce pas l’indice que, optant pour la 2D contre la 3D, il a renoncé à affouiller le ténébreux secret de la violence ? N’est-il pas significatif que, contemporain de ce changement de direction et de dimension, nous assistions à un raccourcissement des délais d’incubation et à une multiplication des productions ? Loin d’être la marque d’un métier qui, selon la loi des dix mille heures, ici largement dépassées, serait devenu une seconde nature (la création, même de page turner grand public, ne relève jamais de la pure technique), ou d’une logique mercatique (ce serait un jugement que je serais incapable de fonder), ne serait-ce pas plutôt le symptôme (au sens sémiologique, voire médical) d’un renoncement à (dé)passer le fait horrifique pour accéder à l’authentique dramatique, celle de la liberté qui opte délibérément pour le mal habituel ?

Traduisons notre évaluation dans les catégories pascaliennes des trois ordres (corps auquel se réduit le psychique ; esprit, c’est-à-dire liberté ; charité, c’est-à-dire le surnaturel). Assurément, Grangé n’offre jamais de lecture théologale de la violence – la seule intervention, souvent respectueuse, du religieux étant anecdotique et sociologique. Mais il ignore aussi le précipice sans fond d’une âme qui choisit la ténèbre de la mort. Il reconduit constamment ses bourreaux les plus féroces à des histoires traumatiques, non pas tant pour les excuser que pour profiter de l’occasion et ainsi offrir un nouveau festival des cruautés atroces dont l’homme n’a pas fini de proposer des variations. J’en veux pour signe cet aveu au terme du dernier opus. Le psychanalyste Simon, qui est le porte-parole de Grangé, commente ainsi les paroles du génie du mal qu’est Magda :

 

« Simon mémorisait chaque parole. Il disséquait les origines du mal, comme dans une psychanalyse fulgurante. […] Tout ce qu’il avait trouvé si pur, indicible – et répondant à une perfection inaccessible –, semblait maintenant relever de la maladie. Toute cette blondeur se résumait à un déficit de mélanine, une tare physiologique. Cette grâce n’était que difformité de la nature [3] ».

 

Étendre le domaine de la perversion, raffiner dans la torture, n’est pas entrer dans l’abîme du mystère d’iniquité, c’est seulement demeurer à la porte. Surtout, redisons-le, comme nous l’avions fait lors de la sortie du film Joker (Todd Phillips, 2019), expliquer la violence, c’est finir par l’excuser, l’externaliser et interdire toute rédemption. Pour être infiniment plus discret dans la description, Monsieur Ouine (Bernanos, 1943) met en scène une horreur infiniment plus inquiétante en son interprétation.

Pascal Ide

[1] Cf. Jean-Christophe Grangé, Les promises, Paris, Albin Michel, 2021. Tous les romans sont publiés chez le même éditeur. Aussi n’indiquerons-nous que la date.

[2] Certes Grangé parle de sa « trilogie du mal » avec La ligne noire, Le serment des limbes et La forêt des mânes. Toutefois, ce troisième roman qui propose « une remontée vers le Mal primitif et préhistorique » et cherche une archéologie de la violence humaine par un traumatisme ancestral ; or, en expliquant le mal, il l’excuse, ce que le deuxième livre de la trilogie avait davantage éviter. Nous le dirons plus loin : Grangé a succombé à la tentation de rabattre le deuxième ordre de Pascal, plus secret, sur le premier, plus spectaculaire et, paradoxalement, moins dérangeant.

[3] Jean-Christophe Grangé, Les promises, p. 598. Souligné par moi.

5.7.2022
 

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