La profondeur abyssale de l’activité éducative !

Au terme d’un petit livre sans prétention, mais parfois non sans profondeur, qui déploie narrativement ce que le philosophe exprime plus souvent conceptuellement (« selon l’ordre des raisons »), Chantal Delsol renvoie à l’immense Porche du mystère de la deuxième vertu [1]. Dans son inépuisable richesse, le poème théologique de Péguy nous offre des méditations autant sur l’espérance exercée par Dieu lui-même (!) ou sur l’enfant, sur la nuit ou sur l’éducation. Voici le résumé qu’elle propose de l’intuition péguyienne concernant cette dernière (et ce qui y est dit du père vaut tout autant de la mère !) :

 

« La profondeur abyssale de l’activité éducative n’est nulle part mieux traduite que chez Péguy, sous la forme d’une œuvre colossale non pas par son ampleur, mais par l’énorme épaisseur de son mystère. Dans le long poème consacré à l’espérance, il raconte l’histoire d’un homme – lui-même – qui s’en va donner ses trois enfants malades à la Vierge. Il les livre, de lassitude extrême ; il ne sait plus que faire. Il pose là cette grappe d’enfants, par la prière bien sûr, et s’enfuit précipitamment, de crainte qu’on les lui rende. Non pas qu’il se débarrasse. Il n’est pas assez fou pour croire que la prière suffirait à tout. Les puissances d’en haut ne suppléent pas le médecin ni la veille de nuit. Mais il reconnaît son impuissance navrante, et vient abandonner ses dernières certitudes. Ce qui est atteint, c’est la légitimité de son rôle. Si je ne puis empêcher mes enfants de souffrir, alors à quoi bon ? À quoi puise-je bien servir si je ne puis même pas protéger de la mort mes propres enfants ? Il aurait mieux valu que je ne sois jamais père. Voir son propre enfant souffrir, voilà en effet l’impasse majuscule, la seule situation peut-être dans laquelle l’existence peut raisonnablement se regretter elle-même. Ainsi, le poète rend les enfants qu’il ne peut pas empêcher de souffrir nide mourir : c’est une erreur de m’avoir confié un pareil fardeau. Il dit au Créateur : récupère ton bien, moi je suis décidément incapable, je ne peux même pas sauver ma propre famille. Et à la fois il signe l’espérane dans l’impuissance même. Il ne cesse pas de dire qu’il a fait là une bonne affaire ; et plus encore, une farce. Il a eu une idée de génie : restituer les enfants à leur véritable propriétaire. Par là, il avoue qu’il n’est pas maître de tout ce qu’il façonne. Ses propres œuvres, patiemment tissées, lui échappent. Les enfants sont nos œuvres. Mais ils ne dépendent pas de nous. Singulier artisan qui doit renoncer à la maîtrise de sa création [2] ».

 

L’espérance n’atteint à son essence théologale qu’en s’arrachant à nos pauvres espoirs humains déçus, qu’en « espérant contre toute espérance » (Rm 4,18), ainsi que le dit saint Paul du vieil Abraham qui, dans la foi-espérance, est béni par Dieu d’une postérité innombrable. Et cette espérance, quand elle soulève l’éducateur et le remet en marche, éclaire sa tâche en l’inscrivant dans la dynamique du don : l’enfant, qui est le don suprême du Donateur suprême, est seulement confié à ce médiateur qu’est le parent. Venant de Dieu, il ne peut que retourner à Dieu. Ce que le père humainement désespéré et théologalement confiant fait en aban-donnant ses enfants entre les mains de la Vierge conjure autant l’orgueil actuel de la toute-puissance éducative (qui, d’ailleurs, infinitisant la responsabilité des parents, infinitise tôt ou tard leur culpabilité…) que la démission tout aussi orgueilleuse (qui, par exemple a conduit Rousseau à abandonner, dans un tout autre sens que théologal, ses enfants à l’Assistance publique, à une époque qui a multiplié les orphelins et donc le ressentiment, conduisant inéluctablement à ce cruel parricide que fut la Révolution française). Quand père ou mère se sentent totalement dépassés par leur mission éducative, qu’ils se souviennent que ce qui dépasse leur pauvre finitude ne dépasse jamais l’infinité divine ! Celui qui porte le nom de Père aime encore beaucoup plus leurs enfants (qui sont d’abord ses enfants) qu’eux-mêmes ne les chérissent.

Pascal Ide

[1] Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu, dans Œuvres poétiques complètes, Marcel et Pierre Péguy, Julie Sabiani (éds.), coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 60, Paris, Gallimard, 1957, p. 556 s. : Œuvres poétiques et dramatiques, Claire Daudin, Pauline Bruley, Jérôme Roger et Romain Vaissermann (éds), même coll., 2014, p. 639 s.

[2] Chantal Delsol, Un personnage d’aventure. Petite philosophie de l’enfance, Paris, Le Cerf, 2017, p. 201-203.

21.1.2021
 

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