Il ne s’agit pas d’opposer l’homme et la nature, mais, à l’instar du jardin de la Genèse et de la ville de l’Apocalypse (Ap 22,1-2), de les conjuguer. C’est cette réconciliation qu’opère Hölderlin dans un de ses plus beaux poèmes qui est aussi l’un des plus beaux de la langue allemande, Heidelberg [1]. Cette ode composée en 1799-1800 à Hombourg fut publiée en 1801 dans Aglaia, Jahrbuch für Frauenzimmer auf 1801. Le poète allemand s’est rendu à Heidelberg à quatre reprises, en juin 1788, lors d’une excursion avec Blum et Rike, quand il revient de Maulbronn, en juin 1795 lorsqu’il retourne de Iéna, en novembre 1798 e compagnie de Sinclair et enfin en mai 1800 alors qu’il quitte Homburg. Lors de son premier séjour, il écrivit dans une longue lettre à sa mère :
« Nous arrivâmes à Heidelberg vers midi. La ville me plut énormément. Comme situation on ne saurait rien imaginer de plus beau. Des deux côtés et en arrière de la ville se dressent des montagnes abruptes et boisées, où s’élève le vieux et vénérable château. J’y suis monté […]. Le nouveau pont est aussi une curiosité [2] ».
Cette œuvre de maturité qu’est Heidelberg célèbre une synthèse dynamique et totale.
D’abord, puisque c’est notre thème, les épousailles entre Heidelberg, la ville « la plus belle », qu’il « aime » comme une « mère », et le Neckar [3], « le fleuve » décrit par l’oxymore « sombre et gai [traurigfroh] » qui noue l’idylle « champêtre » au tragique « fugitif » nostalgique. Et cette unité concrète se symbolise par « le pont » qui, « sonore », « est à l’image de cette inconscience des humains vaquant à leurs occupations terrestres » et donc « nie le fleuve [4] ». Mais, « dans sa force légère », il permet d’enjamber et d’inviter un autre fleuve, celui des hommes, à s’arrêter et, saisi par « un charme venu des dieux peut-être », contempler le flux puissant, et ainsi suspendre, mieux, orienter l’activité du travail vers le repos supérieur du loisir.
Mais, au-delà de cette synthèse horizontale entre les berges, l’on en trouve une autre, verticale, entre l’aval – « le jeune homme, le fleuve, fuyait vers la plaine » – et surtout l’amont, qui n’a jamais mieux mérité son nom – « les lointains attirants semblaient aller vers les montagnes » –, car, commente Montandon, l’essence du fleuve « est de retourner d’où il vient ». Et cette mise en résonance spatiale ne va pas sans une harmonie temporelle, notamment médiatisée par « l’énorme fort », le lourd château surplombant le fleuve et chargé d’une histoire tragique, entre le passé du « colosse vieillissant » et la jeunesse du « soleil éternel » qui « répandait » sur lui « sa jouvence de lumière ».
Enfin, ces multiples alliances, à commencer par celle de l’homme et de la nature, s’opère par les noces ultimes avec le « divin », « l’Illimité » dont le fleuve est le « porteur » et le « signe [5] ». Mais il faut dire plus et plus chrétiennement. Hölderlin, qui fut pensionnaire au séminaire protestant de Maulbronn et étudia la théologie à Tübingen, écrira à sa sœur à propos des « montagnes étincelantes, éternelles » : « si un Dieu de la Puissance possède un trône sur terre, c’est sur ces splendides cimes. Je ne puis que rester là comme un enfant, et m’étonner et me réjouir en silence [6] ».
Pascal Ide
[1] Hölderlin, « Heidelberg », Œuvres, éd. Philippe Jaccottet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 191, Paris, Gallimard, 1967, p. 458-459.
[2] Id., Lettre à sa mère, vers le 10 juin 1788, ici au jour du 3 juin, Œuvres, p. 45.
[3] Cf. Id., « Le Neckar », Œuvres, p. 459-460.
[4] Alain Montandon, L’eau et les larmes. De la sentimentalité au romantisme allemand, coll. « Romantisme et modernités » n° 217, Paris, Honoré Champion, 2025, p. 133. Cf. p. 131-135.
[5] Philippe Jaccottet, « Avant-propos », Hölderlin, Œuvres, p. x.
[6] Hölderlin, Lettre à sa sœur, 23 février 1801, Œuvres, p. 992.