Du taxi londonien à Uber, et retour

Chauffeur de taxi à Londres est probablement l’un des métiers les plus difficiles au monde du point de vue de la mémoire. Un reportage a suivi l’apprentissage d’un de ces chauffeurs, Matt McCabe [1]. Londres compte pas moins de vingt-cinq mille rues. Or, le chauffeur ne doit pas seulement les connaître, mais discerner le meilleur itinéraire en énumérant les rues une par une, et même tout connaître de ces rues, si elle comporte un pub, un théâtre ou un monument. McCabe fit plus de 60 000 km à scooter pour repérer rues et tracés dans le seul centre de Londres, c’est-à-dire dans un rayon de dix kilomètres autour de Charing Cross, il a passé trente-sept mois à étudier et apprendre treize heures par jour et sept jours par semaine, et il a investi environ 200 000 dollars. Mais, un jour, le miracle survient, « un moment d’illumination quand, après avoir passé des mois ou des années à regarder et rassembler inlassablement les pièces du puzzle, la confusion se dissipe et la ville surgit d’un coup en [lui], le grand labyrinthe des rues formant soudain un tout parfaitement lisible ». Et quelle fierté, lorsque, face à un jury très sérieux uniquement composé de chauffeurs de taxi londoniens, McCabe déclina l’itinéraire entre Camberwell et Holloway, soit vint-sept changements de direction, et, après avoir terminé la litanie, s’entendit dire : « Bravo, Matt. Bienvenu au club. Je suis heureux de dire que vous faites désormais partie de la fine fleur de Londres ». Et le nouveau taxi driver de commenter : « J’ai eu du mal à retenir mes larmes ».

Et puis est arrivé Uber, l’entreprise de partage de trajets localisés par GPS. Ses chauffeurs de réserve ont envahi Londres et n’ont pas eu besoin de se former : tout le savoir lentement, péniblement acquis, mais aussi victorieusement conquis par McCabe et ses émules, ils le trouvent instantanément disponible sur la toile. Ainsi, aujourd’hui des chauffeurs mal payés peuvent vous piloter dans un Londres qu’ils ne connaissent pas mieux que vous et moi.

Loin de moi de dirimer le débat entre les Anciens et les Modernes, entre un savoir aristocratique et un pseudosavoir démocratique, ou, pire encore, de défendre des technophobes nantis et nostalgiques du passé contre des adeptes détraditionalisés du GPS ou de Street View (sans rien dire de Ground Truth) [2]. L’on connaît les termes du débat. Par exemple. Pour : Londres est devenu moins chère aux touristes. Contre : la méconnaissance de la capitale par les ubérisés sous-payés la congestionne encore davantage. Etc.

Mon propos est autre. Il est de souligner que toute la différence entre les deux approches de la connaissance de Londres, réside dans celle, d’un côté, de la vertu patiemment acquise qui nous change intérieurement, nous rend meilleur et nous procure joie et fierté ; de l’autre, de la recette qui, certes, ne nous coûte aucun effort, mais ne nous transforme pas, nous aliène à elle et, en guise de contentement, ne donne qu’un vague plaisir, bientôt addictif (à quand la prochaine application ou la prochaine mise à jour ?). Aujourd’hui, des publicités nous assurent que nous pouvons apprendre le portugais, le piano ou le ski en trois semaines. C’est confondre la recette et la vertu, la technique et l’éthique, le savoir intériorisé et enrichissant de McCabe et celui, automatique et externalisé, du GPS.

Il ne s’agit pas, répétons-le, de revenir à l’âge de pierre, de remplacer l’ordinateur par la machine à écrire, l’imprimé par le papyrus et le papyrus par la palabre ! Il y a quelque temps, je fus supéfait de constater que j’étais incapable de faire une division à retenue, alors que, quand j’ai passé mon bac C, ma meilleure note était en maths. On l’a compris, posséder une technique, c’est perdre une compétence. Toute la question se réduit à un discernement : quelles sont les vertus que je vais accepter de déléguer à telle ou telle prothèse numérique et, grâce à ce gain précieux en temps et en disponibilité, quelles autres vertus je vais développer : le jardinage ? le chant ? l’humilité ? la compassion ? la sagesse ?

Qu’en est-il de l’amour ? Dans le monde hyperaccéléré et impatient qui est le nôtre, nous serions bien heureux de disposer d’un GPS pour se repérer dans cette Carte du Tendre que demeure la rencontre, l’amour et l’amour conjugal. Désolé ! En matière d’amour, il n’existe ni Uber ni GPS. Ici, pas de technique, seulement de la vertu. Avec, après entraînement, l’immense joie de l’illumination : l’amour (vertu) surgit d’un coup… Expérience qui se renouvelle régulièrement.

Pascal Ide

[1] Cf. Jody Rosen, « The Knowledge, London’s Legendary Taxi-Driver Test, Puts Up a Fight in the Age of GPS », New York Times Style Magazine, 10 novembre 2014.

[2] Pour une évaluation, cf. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, trad. Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, coll. « Zulma essais », Paris, Éd. Zulma, 2020 ; James C. Scott, L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, trad. Olivier Ruchet, Paris, La Découverte, 2021.

23.8.2022
 

Comments are closed.