Cours de Psychologie Chapitre 2 L’histoire. Les âges de la vie 1/5

Ce chapitre est l’ébauche d’un développement à venir. Voilà pourquoi certaines parties ne sont qu’ébauchées.

A) Introduction

L’objet de ce chapitre est l’évolution normale de la psychè humaine. Après avoir traité de la géographie, autrement dit de l’immuable et du synchronique, il convient d’étudier l’histoire, autrement dit le muable et le diachronique.

Or, il semble que tout être humain passe par des étapes universelles. Un certain nombre de philosophes ont ébauché une telle évolution. Par exemple, Nietzsche a présenté l’évolution de l’esprit humain comme une succession de métamorphoses : « Je vais vous énoncer trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau ; comment le chameau devient lion, et comment le lion devient enfant [1] ». Nous les avons étudiées et évaluées dans le cours d’histoire de la philosophie contemporaine. Quoi qu’il en soit de ses présupposés discutables, cette classification n’épouse pas des moments particuliers de la croissance humaine et ne sont en rien corrélées aux changements biologiques. L’on doit aux psychologues d’avoir proposé les premiers séquençages systématiques : Freud en psychanalyse, pour la vie affective ; Jean Piaget en épistémologie génétique, pour l’intelligence. Nous nous attarderons sur des noms moins connus mais tout aussi influents. Certains proposent une évolution partielle (B) ou totale, d’un point de vue psychologique (C et D), voire théologique (E).

Enfin, je considérerai à part deux nouveautés : la première est une étape nouvelle, l’adulescence (F) ; la seconde est un intérêt renouvelé et psychologique pour une étape ancienne, mais considérée seulement d’un point de vue éthico-spirituel : la crise de milieu de vie (G).

B) Des histoires partielles. Exemple de la théorie du « développement moral » de Lawrence Kohlberg

Certaines évolutions ne concernent que certains aspects de la personne, comme la relation à l’autre (nous en étudierons les quatre étapes dans le chapitre consacré aux trois dynamismes de l’homme) ou l’intelligence (lépistémologie génétique de Jean Piaget). Nous prendrons un exemple, très fameux dans le monde anglosaxon, mais encore trop peu connu sur le Continent : l’évolution morale selon Lawrence Kohlberg.

0) Énoncé

Le courant de la psychologie morale a connu différentes étapes. Il est prometteur en termes de résultats et de ressources pédagogiques.

On peut le faire commencer dans les années 1930 avec Jean Piaget qui lui a donné ses lettres de noblesse. En effet, le penseur suisse a élaboré une méthode d’épistémologie et de psychologie génétique scientifique ; or, il l’a appliquée à la question du jugement moral des enfants [2]. Dans les années 70, la théorie du développement moral élaborée par le psychologue américain Lawrence Kohlberg (1927-1987) s’est inscrite dans la mouvance des intuitions de Piaget [3]. On l’appelle théorie du « développement moral » ou théorie de Harvard. Considérée comme l’analyse de référence sur le développement moral [4], ayant suscité une littérature considérable [5], elle a exercé de l’influence non seulement sur les psychologues, mais sur les éducateurs et même sur la philosophie éthique et politique d’un Habermas ou d’un Rawls.

Enfin, dans les années 1980, ce courant est critiqué, notamment par Martin Seligman et d’autres auteurs (comme le courant féministe de Joan Tronto). Il s’auto-intitule « psychologie positive ». Ces critiques soulignent les limites de l’anthropologie de Piaget qui est essentiellement axée sur la cognition. Dès lors, la question morale se concentre sur les jugements touchant la justice, à l’exclusion d’une approche plus émotionnelle, volitive et vertueuse. Si critique soit ce nouveau courant, il intègre toutefois bien des éléments mis en place par Piaget et par l’école du « développement moral » de Kohlberg.

1) Exposé

a) Affirmations de base

En creux, cette école a voulu s’opposer au relativisme moral. En plein, cette théorie se présente comme une phénoménologie structuraliste des différentes étapes du développement moral. Elle est centrée sur les processus cognitifs ; autrement dit, elle s’intéresse à la nature du raisonnement moral et non pas à son contenu. Enfin, elle se fonde sur l’idée de justice [6].

b) Les sources

Multiples sont les sources. Du point de vue cognitif, l’influence principale fut Piaget (primat de la connaissance, des étapes et de la structure).

Du point de vue de la morale même, distinguons la perspective générale et le contenu. Quant à la première, les influences marquantes furent celle de Kant [7] (perspective déontologique [8] et formaliste), mais aussi Emile Durkheim (la connaissance produit un agir cohérent) et de John Dewey (primat de l’internalisation sur la construction en éthique). Quant au second, les deux influences les plus importantes sont Platon (la justice comme vertu générale) et John Rawls [9] (concentration sur la seule vertu de justice et un contenu formel).

c) Exposé. Méthode

Dans la thèse qu’il a achevé à l’université de Chicago en 1958, Kohlberg a enquêté en employant la méthode des dilemmes moraux hypothétiques auprès de garçons d’une école secondaire privée de Chicago. Le plus fameux de ces problèmes est le dilemme de Heinz. Peu importe ici la diversité des versions. Il peut s’énoncer ainsi. Heinz est marié et vit dans un pays lointain avec sa femme. Celle-ci tombe malade. Or, le pharmacien de la ville où il réside détient un médicament qui à la fois peut la guérir et sans lequel elle mourra. Mais Heinz n’a pas les moyens d’acheter le médicament et le pharmacien refuse de le lui donner. Heinz devrait-il voler ce médicament ?

Répétons-le, ce qui intéresse Kohlberg n’est pas la solution du dilemme, donc la répartition des réponses en fonction des réponses positives ou négatives, mais la structure de raisonnement moral à laquelle l’interviewé va faire appel. Autrement dit, il leur demande non pas de faire jouer leur mémoire (qu’ai-je entendu à ce sujet ?), mais leur intelligence. Ainsi, Kolberg a cherché à valider empiriquement ses conclusions, en analysant les jugements et les arguments des enfants, des adolescents et des adultes dans le contexte des dilemmes hypothétiques de type moral.

Il demeure que cette analyse se fonde d’abord sur la logique et non sur une validation empirique. En effet, cette évolution se présente comme une générative du jugement moral étroitement séquencé.

d) Exposé. Résultats

Lawrence Kohlberg aboutit à son résultat le plus fameux, celui de la distinction évolutive en six étapes [10] qui sont autant de manières d’aboutir à un raisonnement moral.

1’) Exposé des niveaux de moralité

Pour cela, il reprend les quatre étapes du développement cognitif délimitées par Piaget. Mettons à part la première étape (l’intelligence sensori-motrice) qui est en quelque sorte inframorale. Kohlberg distingue donc trois étapes ultérieures qu’il appelle : moralité pré-conventionnelle ; moralité conventionnelle ; moralité post-conventionnelle. Or, chacune de ces étapes de divise en deux. Nous aboutissons donc à une évolution en six étapes.

a’) Les niveaux de moralité pré-conventionnelle
  1. Stade 1 : la « morale htéronome »

La personne agit en vue d’éviter la punition. Inutile que ce niveau est en réalité amoral ou prémoral.

  1. Stade 2 : la « morale individualiste, instrumentale ».

La personne agit en attente d’une réponse semblable.

b’) Les niveaux de moralité conventionnelle

Ici, la personne agit en fonction des conventions du groupe. En termes concrets, le sujet de la moralité conventionnelle agit en fonction de son environnement sans le remettre en question, il obéit à la norme suivie par tous.

Voici une illustration générale de ces deux niveaux :

 

« L’amitié est fondée sur la confiance. Si vous ne pouvez faire confiance à une personne, il n’y a pa beaucoup de raisons d’avoir affaire à elle. On devrait essayer d’être aussi digne de confiance que possible : c’est en fonction de cela que les gens se souviennent de vous. Vous êtes davantage respecté si l’on peut compter sur vous [11] ».

 

  1. Stade 3 : la « morale impersonnellement normative »

Dans sa thèse, Kohlberg l’appelle la morale ou le stade du « bon garçon » : il agit pour recevoir la sanciton positive, autrement dit l’approbation, de ses proches, le plus souvent des membres de sa famille.

  1. Stade 4 : la « morale du système social »

Ici, la personne agit en vue de respecter les règles et les jugements de sa communauté d’appartenance. La mesure est donc plus large que la précédente.

c’) Les niveaux de moralité post-conventionnelle

Ici, la personne agit en fonction de son rôle propre dans le développement des règles morales. En termes concrets, alors que le sujet de la moralité conventionnelle obéit à la norme suivie par tous, sans recul critique, le sujet de la moralité post-conventionnelle est proprement acteur : il cherche à comprendre la norme et sa raison, la remet en question, se l’approprie ou la remet en question. Bref, il est actif et non pas passif à l’égard des lois éthiques elles-mêmes. Plus moral, il est aussi davantage libre.

Voici une illustration générale de ces deux niveaux :

 

« Je pense que, d’une manière générale, les relations humaines sont fondées sur la confiance, sur le fait qu’on croit aux autres individus. Si vous n’avez aucun moyen de croire en quelqu’un d’autre, vous ne pouvez avoir affaire à personne d’autre, et ça devient : chacun pour soi. Tout ce que vous faites dans une journée se rapporte à quelqu’un d’autre et si vous ne pouvez fonctionner sur une base équitable, c’est le chaos ».

 

  1. Stade 5 : la « morale des droits de l’homme du bien social »

Ici, la personne a été associé au contrat social ayant présidé à sa création de la norme morale ou de la règle juridique. Voilà pourquoi il lui obéit. Et tel est le cas, lorsque le sujet l’élabore en se mettant à la place de chaque sujet.

  1. Stade 6 : la « morale des principes éthiques généraux, universalisables, réversibles et prescriptifs »

Ici, la personne agit en tentant de comprendre, de la manière la plus impartiale, le point de vue de ceux qui sont concernés par le dilemme moral.

Voici une illustration :

 

« C’est faux juridiquement, mais vrai moralement. Les systèmes juridiques ne sont valides que dans la mesure où ils reflètent le type de loi morale que toutesles personnes rationnelles peuvent accepter. On doit prendre en considération la justice personnelle en cause, qui est à la racine du contrat social. Le fondement de la création d’une société est la justice individuelle, le droit pour chaque personne à une égale prise en considération de ses demandes dans chaque situation et pas seulement de celles qui peuvent être codifiées dans le droit. La justice personnelle signifie : ‘Traiter chaque personne comme une fin, non comme un moyen’ ».

 

Nous aboutissons donc au stade moral le plus élevé qui est l’usage des principes moraux universels pour éclairer les situations singulières. Ces principes sont la dignité humaine, l’autonomie, la justice et la bienveillance [12].

À ce stade, l’individu opte pour la solution en prenant en considération tous les aspects de la question ; la conséquence en est une prise de rôle à la fois créative et idéale (qu’est-ce qui est le meilleur ?).

2’) Caractéristiques de la morale selon Kohlberg

L’analyse proposée par Kohlberg présente trois caractéristiques : les stades sont cognitifs, séquentiels et hiérarchiques.

Cognitifs, les phases s’intéressent en plein au raisonnement moral, c’est-à-dire aux compétences intellectuelle aboutissement à un développement moral.

Séquentiels, les stades sont autant d’étapes à la fois obligatoires et irréversibles dans une évolution fléchée, unidirectionnelle, aboutissant au stade ultime.

Hiérarchiques, les stades sont finalisés : le stade ultime est aussi le plus parfait, le plus achevé. Par conséquent, les stades antérieurs sont aussi moins moraux, c’est-à-dire moins élevés ou avancés dans le processus moral. Par conséquent aussi, l’ordre entre les stades est aussi un progrès. Précisément, en quoi consiste le stade du raisonnement moral le plus parfait selon Kohlberg ? D’un mot, pour lui, le critère ou l’attitude clé réside dans la réciprocité, c’est-à-dire la capacité à pouvoir se mettre à la place de l’autre lors d’un raisonnement, singulièrement un dilemme. Or, cette réciprocité constitue, dans sa forme individualisée, la mutualité et l’intimité réciproques, autrement dit l’amour et, dans sa forme socialisée ou généralisée, la réciprocité et l’égalité, autrement dit la justice. La morale de Kohlberg est donc une morale de l’amour et de la justice. [13]

3’) Évolution de la pensée de Kohlberg [14]

Nous avons vu que Kohlberg adoptait une démarche formelle, c’est-à-dire considérait la structure du raisonnement indépendamment des contenus et donc des motivations. Ainsi, à la critique portant sur les relations entre action morale et raisonnement moral, Kohlberg a proposé de distinguer des sous-stades « faibles » A et B, opposés aux stades « forts », numérotés de 1 à 6, pour prendre en compte les motifs d’action.

Mais, globalement, Kohlberg a conservé la distinction des six stades, tout en apportant des améliorations dans le détail.

e) Le contexte d’une pensée

Il n’est pas inutile de comprendre les raisons contextuelles, donc extrinsèques, qui explicitent, sinon expliquent, la théorie de Kohlberg. En effet, ses recherches sont effectuées en Allemagne et débutent dans les années 1950, donc juste après le traumatisme nazi. Dès lors, le problème pour beaucoup de théoriciens était d’expliquer comment un peuple a priori éduqué moralement ne s’était pas opposé à la solution finale. Or, les stades conventionnels expliquent la présence massive d’une morale immorale comme celle prônée par le nazisme, alors que seul l’avènement des stades post-conventionnels permet de la critiquer. De fait, Kohlberg reconnaît que son souci est le passage du stade 4 – ce qu’il appelle la morale comme « bouquet de vertus » – au stade 5 [15].

2) Réception critique au sein des différentes écoles de psychologie et de morale

a) Validation

Des recherches ont été conduites sur différentes sociétés et autres cultures dans le monde entier et ont validé la présence des quatre premiers stades, de sorte que l’on estime qu’ils sont universels [16].

Elles ont cherché à appliquer et comparer les populations en fonction du type de stade atteint. Par exemple, les non-urbains traditionalistes parviennent difficilement à dépasser les stades conventionnels [17]. Ces analyses ont même été quantifiés. Statistiquement, les personnes atteignant les stades post-conventionnels sont très minoritaires : seuls 5 % des sujets parviennent au stade 6 [18].

b) Enrichissements

Certains ont par exemple proposé d’enrichir les 6 stades. Par exemple, Habermas a suggéré un septième stade, celui où les personnes sont engagées dans une délibération collective sur les principes moraux ; or, ce faisant, elles échappent à ce que Habermas appelle une pensée « monologique » de la morale, qui est encore caractéristique du stade 6 [19].

c) Critiques radicales

Cette éthique formaliste, structuraliste, universaliste a connu un certain nombre de critiques radicales, c’est-à-dire totales, dans les années 1980.

Les critiques portent sur les trois caractéristiques de la théorie du « développement moral » : les stades sont cognitifs, séquentiels et hiérarchiques. Mais un stade cognitif honore-t-il la spécificité épistémologique de la morale, qui est une science pratique ?

Certains auteurs l’ont totalement écarté. Ce fut notamment le cas de Paul C. Vitz, l’accusant de ne pas prendre en compte le sous-bassement religieux [20], Paul J. Philibert, notant ses déficits en éthique des vertus [21], John C. Gibbs, soulignant l’importance d’intégrer l’affectivité [22], et Owen Flanagan.

Le philosophe et neurobiologistee américain Owen Flanagan est l’un des plus virulents critiques : la théorie de Kohlberg, estime-t-il, est « un échec lamentable, un programme de recherche complètement dégénéré malgré le nombre de ses fidèles et leur loyauté [23] ». Il s’attaque d’abord au concept d’égalité de potentiel moral. Ensuite, il s’interroge non plus sur le fait mais sur le droit : est-il nécessaire que tout le monde accède au stade 6 ; les stades 3 et 4 de la morale conventionnelle suffisent à nombre de personnes. En effet, Piaget pensait que tout adulte doit arriver au stade supérieur de la connaissance (employant les catégories d’espace, temps, causalité et conservation) ; or, l’expérience montre que ce n’est pas le cas et que cela ne représente pourtant pas un handicap ; puisque ce modèle génétique cognitif sert de matrice pour la morale, l’éthique formaliste n’est donc pas opérant : il n’existe pas de « séquence universelle et irréversible des stades selon laquelle la personnalité morale se développerait et contre laquelle la maturité morale pourrait être tracée sans équivoque [24] ».

d) Critiques partielles

D’autres critiques, plus mesurées, venant souvent de disciples de Kohlberg, ont conservé une partie de sa théorie. Sous le feu de ces critiques, Kohlberg, avant sa mort (1987), a révisé sa théorie des stades notamment sur trois points : la cible trop étroite de ses études ; le statut du stade 6 ; la place accordée à la religion et, plus généralement, aux fondations méta-éthiques [25]. Retenons seulement les deux derniers points.

Par exemple, les études empiriques sur l’existence des six stades ont conduit aux conclusions suivantes : la plupart des enfants possèdent une moralité pré-conventionnelle ; la majorité des adultes accèdent à la moralité conventionnelle ; en revanche, seulement un quart atteignent au niveau post-conventionnel de la morale. Voire Kohlberg n’a pas pu valider la présence du stade 6 d’un jugement déontologique sans régression [26]. Ce stade idéal, correspondant au type moral de Kant ou Rawls, demeure théorique ou hypothétique.

Quant aux fondements religieux et métaphysiques de l’agir moral, différentes propositions ont été faites. En fait, pour Kohlberg, double est la possibilité : la présence d’un septième stade, religieux-mystique, méta-éthique ; un développement universel de la foi en six étapes parallèles aux six stades du développement moral. Dans ce dernier cadre, certains élaborent les six stades de Kohlberg en les élargissant philosophiquement et théologiquement à la lumière de la foi chrétienne [27], d’autres développent en propre ces six stades : foi intuitive-projective ; foi mythique-libérale ; foi synthétique-conventionnelle ; foi individuante-réflexive ; foi paradoxale-consolidée ; foi universante [28].

De manière plus générale, les tentatives cherchent à assouplir le cadre trop formaliste et intégrer la richesse de la vie et de la psychologie humaine [29].

3) La psychologie positive de Martin Seligman

a) Définition

Un chercheur en psychologie et professeur à l’Université de Pennsylvanie, Martin E. P. Seligman (1942-), aui fut président de l’American Psychological Association en 1998, est notamment connu pour avoir ouvert et un nouveau champ qu’il a lui-même intitulé psychologie positive. Or, ce courant de psychologie, en coopération avec tout un réseau de chercheurs [30], s’est intéressé au développement de la personne, incluant d’autres dimensions ou facteurs, notamment un concept plus riche de vertu [31].

Le parcours de Seligman mérite d’être évoqué. Après s’être intéressé à la déréliction [32] puis la psychopathologie [33], il a changé de direction et s’est mis à étudier l’optimisme [34]. Devenu président de l’Association américaine de psychologie en 1998, il a affirmé que la psychologie devait connaître une transformation radicale, sans en rien nier ses fondements empiriques. C’est ainsi qu’il a proposé d’abord de se tourner vers les réalités positives comme l’épanouissement [35] et d’ouvrir un chemin de développements de nos ressources, les vertus [36], pour asseoir notre santé mentale. Parmi ces vertus, deux furent singulièrement développées : l’espoir [37], mais aussi la force [38]. Cet espoir se fonde notamment sur le constat de la résilience.

b) Le nom

Ces insistances sur le positif en l’homme (et non sur les pathologies) expliquent la présence sur l’adjectif « positif » adjoint à ce courant pour le caractériser. Précisons ce point. La psychologie classique souligne davantage la dimension curative ; la psychologie positive cherche aussi à développer le volet préventif. La première s’intéresse à corriger ce qui ne va pas, la seconde présente une dimension éducative et même normative. Ensuite, la conception classique de la santé est négative : la disparition des symptômes, alors que la conception positive souligne la présence de qualités et d’un sens dans la vie du sujet.

c) Exposé

Plus précisément, Seligman et la psychologie positive en général, s’approprient la tradition des vertus. Elle adopte notamment une liste de sept vertus majeures qui, associées à d’autres vertus, combinent les vertus intellectuelles, les vertus morales et les vertus théologales, non sans rappeler les classifications d’Aristote et de saint Thomas. Par exemple, la sagesse pratique est, avec la connaissance, une des deux vertus majeures d’ordre intellectuel. Voici comment il la décrit (plus qu’il ne la définit), de manière plutôt pragmatique : « Elle représente un niveau supérieur de connaissance, de jugement de capacité à donner des conseils. Elle permet à la personne d’aborder des questions importantes et difficiles sur le comportement et le sens de la vie. Elle est employée pour le bien de soi et d’autrui [39]». Comment ne pas lire ici une description de la prudence (phronésis) en laquelle Aristote discernait une sagesse pratique ?

Mais ce courant ne se contente pas de retrouver les acquis antérieurs de l’éthique des vertus, il l’enrichit considérablement, faisant appel à nombre de courants actuels, par exemple sur le sens de la vie, sur la psychologie cognitive (Robert Sternberg, à Yale), etc. En effet, en abordant chaque vertu, le manuel de psychologie positive présente : les traditions théoriques (philosophiques et psychologiques) ; les résultats des études empiriques contemporaines ; les moyens de développement de la vertu, ce qui l’habilite et ce qui, inversement, l’inhibe ; les aspects liés à la culture ou à la sexualité (masculinité-féminité) ; les recherches qui sont encore à opérer. Par exemple, traitant de la vertu de sagesse pratique, Seligman montre que son développement dépend des facteurs suivants : l’éducation reçue ; les étapes charnières de la vie ; la maîtrise de l’adversité et la réponse aux stress ; la profession et la situation sociale ; la réponse aux conflits [40].

4) Évaluation critique

Pour ma part, je m’interroge d’abord sur la validité du point de vue épistémologique : la morale se caractérise par sa perspective, qui est pratique ; or, du point de vue pratique, la fin est première ; or, la fin est visée par l’intention (ou le motif moral) ; donc, l’intention doit être prise en compte dans un acte humain.

L’éthique ne se réduit pas à la psychologie. Si normative soit l’éthique positive, elle ne suffit pas à valider les lois. Il y va d’une différence de perspective : le droit ne se réduit pas au fait. Une conséquence en est que la méthode descriptive, si elle est fort utile ne psychologie, ne suffit pas à rendre compte de la morale. Il n’est par exemple pas possible de quantifier empiriquement la sagesse chrétienne ou les vertus théologales, même si l’on peut utilement distinguer religiosité intrinsèque et religiosité extrinsèque [41].

De plus, Seligman, à la suite des travaux de Lee Yearley [42], convoque trois domaines pour décrire le caractère bon d’un acte : les injonctions de type « tu ne dois pas » ; les vertus (hiérarchiquement organisées) ; les vies imprégnées par les vertus [43]. Or, les prescriptions relèvent de l’approche déontologique et les vertus d’une approche téléologique (arétique). Il règne donc un certain flou dans l’argumentation qui insatisfait les philosophes, ce dont Seligman convient.

5) Relecture

La bipartition des deux courants de psychologie reproduit bien les deux faces de la morale : la morale déontologique, centrée sur le devoir et la justice (la question morale première est : « Cet acte humain est-il juste ? ») ; la morale téléologique, centrée sur le bien et la finalité, donc le bonheur (la question morale première est : « Cet acte humain est-il bon ? »).

Pascal Ide

[1] Ainsi parlait Zarathoustra, trad., Paris, Gallimard, 1947, p. 46.

[2] Cf. Jean Piaget, Le jugement moral chez l’enfant, Paris, Félix Alcan, 1932.

[3] Cf. Lawrence Kohlberg, Essays on Moral Development. 1. The Philosophy of Moral Developmen. Moral Stages and the Idea of Justice. 2. The Psychology of Moral Development. The Nature and Validity of Moral Stages, New York, Harper and Row, 1981 et 1984. L’ouvrage ne semble toujours pas être traduit en français… Cf. Pierre Mœssinger, La psychologie morale, coll. « Que sais-je ? » n° , Paris, p.u.f., 1989 ; Diane E. Papalia, Sally W. Olds et Ruth D. Feldman, Psychologie du développement humain, Bruxelles, De Boeck, 72010, p. 275-278 ; Florian Cova, « Psychologie morale et philosophie morale », Alberto Masala & Jérôme Ravat, La morale humaine et les sciences, coll. « Sciences & Philosophie », Paris, Éd. Matériologiques, 2011, p. 47-74.

[4] Cf. Kurtines & Gerwitz (éds.), Morality, Moral Behavior and Moral Development, New York, John Wiley & Sons, 1984 ; Schrader (éd.), The Legacy of Lawrence Kohlberg,San Francisco, Jossey-Bass, 1990.

[5] Cf. Leming, Foundations of Moral Educaiton. An Annotated Bibliography, Westport, Greenwood Press, 1983.

[6] « Cette forme idéale a pour nom justice » (Lawrence Kohlberg, Essays on Moral Development. 1. The Philosophy of Moral Development, p. 30-31).

[7] Cf. Id., Essays on Moral Development. 1. The Philosophy of Moral Development, p. 273.

[8] Nous allons voir que le sixième stade de développement incarne une « théorie déontologique de la morale » (Ibid., p. 169).

[9] Cf. Id., Essays on Moral Development. 1. The Philosophy of Moral Development, p. 30-31 et 197.

[10] Cf Id., « Appendix A : the six stages of justice judgment », Essays on Moral Development. 2. The Psychology of Moral Development, p. 621-639.

[11] Cet exemple et les deux suivants sont empruntés à Id., Child Psychology and Childhood Education, New York, Longman, 1987, p. 289-292.

[12] Lawrence Kohlberg, D. Boyd et C. Levine, « The Retunr of Stage 6 : Its Principle and Moral Point of View », in T. Wren (éd.), The Moral Domain. Essays in the Ongoing Discussion between Philosophy and the Social Sciences, Cambrige (Massachussets), MIT Press, 1990, p. 151-181, ici p. 174-180.

[13] Cf. Lawrence Kohlberg, « Stage and sequence », Essays on Moral Development. 2. The Psychology of Moral Development, p. .

[14] Sur l’évolution des idées de Kohlberg, cf. Anthony J. Cortese, Ethnic Ethics, p. 19-20.

[15] Cf. Lawrence Kohlberg, « From Is to Ought. How to commit the naturalistic fallacy and get away with in the study of moral development », Mitschel, Cognitive Development and Epistemology, New York, Academic Press, 1971, p. 151-235.

[16] Cf., sur la bibliographie secondaire, l’ouvrage déjà cité de Leming, Foundations of Moral Educaiton.

[17] Cf. Anthony J. Cortese, Ethnic Ethics. The Restructuring of Moral Theory, Albany, Suny Press, 1990, p. 108-109.

[18] Cf. Lawrence Kohlberg, Essays on Moral Development. 1. The Philosophy of Moral Development, p. 190-197.

[19] Cf. Jürgen Habermas, Communication and the Evolution of Society, Boston, Beacon Press, 1979, p. 90.

[20] Cf. Paul C. Vitz, “Christian Moral Values and Dominant Psychological Theories. The Case of Kohlberg », in P. Williams (éd.), Christian Faith in a Neo-Pagan Society, Scranton, Northeast, 1981.

[21] Cf. Paul J. Philibert, “Lawrence Kohlberg’s Use of Virtue in His Theory of Moral Development”, International Philosophical Quarterly, 15/4 (1975), p. 455-479 ; “Kohlberg and Fowler Revisited. An Interim Report on Moral Structuralism”, Living Light, 24 (1988), p. 162-171.

[22] Cf. John C. Gibbs, Moral Development and Reality. Beyond the Theories of Kohlberg and Hoffman, Thousand Oaks, Sage Publications, 2003.

[23] Owen Flanagan, Self Expression. Mind, Morals and the Meaning of Life, New York, Oxford University Press, 1996, p. 138.

[24] Owen Flanagan, Varieties of Moral Personality. Ethics and Psychological Realism, Cambridge, Harvard University Press, 1991, p. 195.

[25] Cf. Essays on Moral Development, p. xix et p. 425.

[26] Cf. Owen Flanagan, Self Expression, p. 138.

[27] Tel est par exemple le cas d’André Guindon, Le développement moral, Paris, Desclée, 1989.

[28] Cf. James W. Fowler, “Moral Stages and the Development of Faith”, in Brenda Munsey (éd.), Moral Development, Moral Education, and Kohlberg. Basic Issues in Philosophy, Psychology, Religious and Education, Religious education Press, 1980 ; Id., Stages of Faith. The Psychology of Human Development and the Quest for Meaning, Sans Francisco, Harper, 1981.

[29] Tel est le cas de l’étude de John C. Gibbs (cf. Moral Development and Reality) qui se fonde sur les travaux de Martin Hoffman ; or, celui-ci met l’accent sur la présence de l’empathie et de la motivation

[30] C. R. Snyder et Shane J. Lopez (éd.), The Handbook of Positive Psychology, Oxford, Oxford University Press, 2002 ; P. Alex Linley et Stephen Joseph (éd.), Positive Psychology in Practice, Hoboken (New Jersey), John Wiley and Son, 2004 ; Stephen Joseph et P. Alex Linley, Positive Therapy. A Meta-Theory for Positive Psychological Practice, Londres, Routledge, 2006 ; C. R. Snyder et Shane J. Lopez, Positive Psychology. The Scientific and Practical Exploration of Human Strengths, Thousand Oaks (CA), Sage, 2007.

[31] Craig Steven Titus, « Le développement moral dans la psychologie morale de Lawrence Kohlberg et de Martin Seligman », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, 251 (septembre 2008), p. 33-50.

[32] Martin E. P. Seligman, Helplessness. On Depression, Development and Death, New York, W. H. Freeman, 1975.

[33] Id., E. Walzer et D. L. Rosenhan, Abnormal Psychology, New York, W. W. Norton, 1982.

[34] Id., K. Reivich, L. Jaycox et J. Gillman, The Optimistic Childtimistic Child, New York, Harper et Collins, 1996 ; Id., Learned Optimism, New York, Simon and Schuster, 1998.

[35] Martin E. P. Seligman, Authentic Happiness. Using the New Positive Psychology to Realize Your Potential for Lasting Fulfillment, New York, Free Press, 2002.

[36] Charles Peterson et Martin E. P. Seligman (éd.), Character Strengths and Virtues. A Handbook and Classification, Oxford, Oxford University Press, 2004.

[37] C. R. Snyder, The Psychology of Hope. You can Get There from Here, New York, Free Press, 1994.

[38] Cf. Craig Steven Titus, Resilience and the Virtue of Fortitude. Aquinas in Dialogue with the Psychosocial Sciences, Washington, Catholic University of America Press, 2006.

[39] Charles Peterson et Martin E. P. Seligman (éd.), Character Strengths and Virtues, p. 182.

[40] Ibid., p. 190-192.

[41] Cf. Gordon W. Allport et J. M. Ross, « Personal Religious Orientation and Prejudice », Journal of Personality and Social Psychology, 5 (1967), p. 432-443.

[42] Cf. Lee H. Yearley, Mencius and Aquinas. Theories of Virtue and Conceptions of Couarge, Albany, State University of New York Press, 1990.

[43] Charles Peterson et Martin E. P. Seligman (éd.), Character Strengths and Virtues, p. 85.

18.1.2022
 

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