Qui n’a constaté un double changement dans la manière dont nous nous saluons autrui, plus précisément dans les premières paroles que nous lui adressons ? Dans l’adresse orale, d’abord. Là où autrefois nous entendions « Bonjour Monsieur » ou « Bonjour Jean », nous avons droit aujourd’hui au verbum abbreviatum « Bonjour ». Dans l’adresse écrite ensuite. En l’occurrence, celle du support le plus couramment employé, le mail ou le SMS. La lettre qui, naguère, commençait par « Cher Monsieur » ou « Cher Pascal », s’est transformé, en se virtualisant (ou plutôt en se numérisant), en un « Bonjour » ou, au mieux, en un « Bonjour Pascal ».
En regrettant l’alexandrin « Je suis, mon cher ami, très heureux de te voir », suis-je simplement vieux-jeu en regrettant notre antique manière de saluer ? Ne pourrais-je pas me réjouir de ce cordial « bonjour » lancé à la volée ? Ne pourrais-je y lire toute la richesse de sens que plaçait, non sans taquinerie, le magicien Gandalf dans sa réponse au « Bonjour ! » du hobbit Bilbo Baggins ?
« Qu’entendez-vous par là ? Me souhaitez-vous le bonjour ou constatez-vous que c’est une bonne journée, que je le veuille ou non, ou que vous vous sentez bien ce matin, ou encore que c’est une journée où il faut être bon [1] ? ».
Mais, dans son interpellation, le « semi-homme » n’avait en rien anticipé nos modernes salutations abrégées ; il ne pouvait tout simplement pas nommer ce « Grand » qu’il ne connaissait pas encore.
Le malaise que je ressens à cette substitution du « Bonjour » au « Cher » et de la disparition du prénom ou du titre, ne vient pas seulement d’un raccourci cavalier qui efface les différences, mais de l’effacement d’un adjectif qui n’évoque le prix que parce qu’il renvoie à la préciosité et à rien moins que la charité (carus et caritas ont même étymologie). Mais il y a plus. Et je dois à la psychologie de l’avoir mis en mots. Elle a en effet développé une loi dite des premières impressions (Primacy Effect) [2]. Chez le destinataire, celles-ci se traduisent par l’impact causé par le début d’une message : d’une part, elles s’impriment en profondeur dans son esprit, voire dans son cœur ; d’autre part, elles orientent la réception (ou la non-réception) de la suite de ce message. Chez le destinateur qui en a conscience, ces primes impressions se traduisent par le soin apporté à rédiger son « accroche ». Les narratologues ont ainsi relevé combien « lire un commencement, c’est commencer à lire [3] » et combien l’ordre même du texte est important [4], voire crée sa signification [5]. C’est ainsi qu’il n’est pas du tout anodin que la première parole prononcée par Dieu soit : « Que la lumière soit » (Gn 1,3) et que cette parole créatrice soit immédiatement efficace, donc fiable [6]. De même, il est hautement significatif que Jésus fasse partie des deux premiers mots du Nouveau Testament [7].
Certes, le Primacy Effect [8]peut induire un biais cognitif (donc une erreur), ainsi que, le tout premier, Solomon Asch l’a montré [9], et que Daniel Kahnemann l’a développé dans le sillage du biais d’ancrage [10] : il est fort difficile de se défaire de ses premières impressions ; les autres informations que nous apprendrons tendront à les confirmer de sorte que nous ne retiendrons pas comme pertinents des signes pourtant obvies qui contredisent ces primes intuitions. Toutefois, cette loi anthropologique doit être interprétée non pas d’abord et seulement de manière négative comme un risque d’erreur, mais comme l’indice d’une autre loi, métaphysique, selon laquelle les commencements sont grands (Platon).
Quoi qu’il en soit des détails, cette loi des premières impressions m’explique ce malaise persistant : cette perte initiale se répercute sur la suite de la rencontre ou du message. Certes, le vague du « bonjour » permet de résoudre les embarras suscités par les multiples questions posées par la manière traditionnelle de saluer ou de commencer une missive. Mais ce que nous gagnons en indétermination, nous le perdons en précision. Surtout, ce que l’élocuteur ou le mandataire gagne en tranquillité intérieure, son destinataire le perd en chaleur et en personnalisation. Une nouvelle fois, notre narcissisme triomphe.
Au terme de cette considération inactuelle ou plutôt intempestive, comment ne pas vous saluer, cher lecteur ?
Pascal Ide
[1] ,John Ronald Reuel Tolkien, Bilbo le Hobbit, trad. Francis Ledoux, coll. « Le livre de poche » n° 6615, Paris, Stock, 1980, p. 11.
[2] Cf. Vernon A. Stone, « A Primacy Effect in Decision-Making by Jurors », Journal of Communication, 19 (1969) n° 3, p. 239-247. Pour le détail, cf. « Law of primacy in persuasion », encyclopédie en ligne Wikipédia.
[3] Cf. Mikeal C. Parsons, « Reading a Beginning/Beginning a Reading ». Tracing Literary Theory on Narrative Openings », Semeia, 52 (1990), p. 11-31, ici p. 18-20. À noter que certains spécialistes du texte affirment que le commencement n’est pas unique, mais pluriel. Ainsi, dans la même revue, Elizabeth Struthers Malbone estime que, loin d’être unique (Mc 1,2-15), le début de l’évangile de Marc est multiple (1,1.2-8,9-11.12-13.14-15) : « Marc semble avoir un commencement qui demeure ouvert [open-ended] comme sa finale » (« Ending at the Beginning. A Response », Ibid., p. 175-184, ici p. 176).
[4] Cf. Meir Sternberg, Expositional Modes and Temporal Ordering in Fiction, Baltimore & London, Johns Hopkins University Press, 1978, p. 93-102.
[5] Cf. Menakhem Perry, « Literary Dynamics. How the Order of a Text Creates Its Meaning », Poetics Today, 1 (1979) n° 1, p. 35-64, ici p. 54-58.
[6] Cf. Jean Pierre Sonnet, « De Dieu et de son Christ comme êtres de promesse », Nouvelle revue théologique, 136 (2014) n° 3, p. 353-373, ici p. 353-355.
[7] Cf. Id., « Matthieu, disciple (Maththaios, mathêtês), d’une langue à l’autre », Nouvelle revue théologique, 143 (2021) n° 4, p. 530-546, ici p. 532.
[8] Nous ne prendrons pas en compte le fait aujourd’hui acquis que cette loi se fonde sur le phénomène mémoriel de récence (cf. B. Bennet Jr. Murdock, « The serial position effect of free recall », Journal of Experimental Psychology, 64 [1962] n° 5, p. 482‑488).
[9] Cf. Solomon Asch, « Forming impressions of personality », Journal of Abnormal Social Psychology, 41 (1946) n° 3, p. 258-290.
[10] Cf. Daniel Kahneman, Système 1 / Système 2. Les deux vitesse de la pensée, trad. Raymond Clarinard, coll. « Clés des Champs », Paris, Flammarion, 22016, chap. 11. site pascalide.fr : « Le besoin de règle comme blessure de l’intelligence ».