Les expériences de Stanley Milgram. De l’interprétation pessimiste à une interprétation optimiste

1) Exposé

Il ne faut pas sous-estimer notre inclination naturelle à la soumission. Je la distingue de l’obéissance, même si les psychologues emploient ce mot dans le même sens que soumission [1]. L’obéissance est un acte profondément éthique, voire surnaturel, alors que la soumission est une inclination inscrite dans notre psychologie, involontaire. La soumission est le sentiment spontané de déférence à l’égard de l’autorité, sentiment qui peut conduire à des comportements moralement répréhensibles [2], ainsi que la psychosociologie l’a montré.

Les enjeux étant très importants, je vais entrer dans le détail de l’expérience princeps, célèbre à juste titre, du professeur Stanley Milgram (1933-1984), de l’université Yale [3].

a) Protocole

Elle porte sur un échantillon de quarante hommes entre 20 et 50 ans (dont 40 % entre 40 et 50 ans), aux niveaux d’étude très variés et aux professions également hétérogènes. Ils ont répondu à une annonce qui proposait de participer à une recherche sur la mémoire, pour une rétribution de 4,50 dollars. L’annonce ne mentionnait pas la procédure.

Les personnes qui ont répondu à l’annonce sont accueillies au laboratoire par deux personnages aux rôles précis, qui sont en fait des compères. Il y a l’expérimentateur, âgé de 31 ans, impassible et parfois sévère, qui tient le rôle de l’autorité scientifique, et un autre homme, âgé de 47 ans, aimable et avenant, qui, nous allons le voir, va devenir le sujet de l’expérience fictive.

L’expérimentateur explique à chacun des volontaires et à l’homme de 47 ans qu’ils vont participer à une expérience sur les effets de la punition dans l’apprentissage, expérience qui n’a encore jamais été faite. Il explique que certains joueront le rôle du professeur, et les autres celui de l’élève. Pour choisir qui jouera quel rôle, il propose un tirage au sort, tirage qui est truqué : en réalité, les « élèves » sont de mèche avec l’expérimentateur et les « professeurs » ignorent que ce sont eux qui sont évalués.

Puis, l’expérimentateur asseoit « l’élève » sur une chaise électrique, l’attache afin « d’éviter tout mouvement excessif durant un choc » et étale de la crème sur ses poignets afin d’éviter des brûlures au contact des électrodes. L’expérimentateur et le professeur évaluateur passent alors dans une salle adjacente. Le premier explique au second qu’il doit faire apprendre à l’élève une liste de mots associés. Le professeur lit à l’élève, grâce à un micro, une série complète de paires de mots. Puis il lit un mot d’une paire et, pour le deuxième mot, propose cinq mots dont un seul est le complémentaire du premier dans la paire. L’élève donne sa réponse en appuyant sur une des quatre touches placées devant lui. Le professeur reçoit les réponses de l’élève sur un panneau lumineux, mais n’entend pas la voix de celui-ci à cause de l’isolement acoustique.

Le professeur, de son côté, se trouve face à un générateur de chocs sur lequel des curseurs, gradués de 15 volts en 15 volts, permettent de produire des chocs électriques allant de 15 à 450 volts. Des étiquettes divisent les trente curseurs en catégories de quatre curseurs : « choc léger », « choc moyen », etc., jusqu’à « choc intense, danger », « choc violent » et « XXX » pour les derniers curseurs qui, seuls, sont au nombre de deux. L’expérimentateur demande au professeur d’administrer un choc à l’élève chaque fois qu’il commet une erreur, tout en annonçant à haute voix le voltage qu’il choisit. Il précise aussi que les chocs peuvent être extrêmement douloureux, mais ne peuvent pas causer de dommages corporels durables.

L’expérience commence. Pendant une première phase, dite d’apprentissage, une série de dix mots est soumise à l’élève qui, intentionnellement – mais à l’insu du professeur, bien sûr –, commet sept erreurs qui sont sanctionnées par un choc maximal de 105 volts (choc moyen). Pendant la seconde phase, qui est l’expérience proprement dite, l’expérimentateur transmet une seconde liste de mots, avec la consigne suivante : le professeur doit délivrer des chocs électriques jusqu’à ce que l’élève ait appris les dix paires sans erreur. Ces chocs doivent commencer à 15 et augmenter d’un pas à chaque erreur commise. Bien entendu, l’élève ne reçoit aucun choc réel ; il ne fait que feindre la douleur par des plaintes. Selon un protocole préétabli, il fait exprès de se tromper assez souvent pour que les chocs augmentent jusqu’à la valeur maximale.

Le professeur ne peut entendre les plaintes de l’élève, mais, à partir de 300 volts, il entend les bruits de la chaise martelant le sol. À partir de ce même seuil de 300 volts, il n’y a plus de réponse sur le panneau lumineux. Enfin, à partir de 315 volts, ni bruit ni réponse ne parviennent plus de l’élève, ce qui, de prime abord, est censé signifier que celui-ci est au plus mal et voudrait sortir. Mais, suivant le protocole, le professeur doit aller jusqu’à la plus forte intensité…

Le protocole, qui est décidément aussi précis que rigoureux, a également pensé à formaliser l’interaction du professeur avec l’expérimentateur. En effet, à partir d’un certain seuil, notamment devant l’absence de réponse de l’élève, le professeur se retourne vers l’expérimentateur pour savoir ce qu’il doit faire. Celui-ci lui répond qu’il doit considérer l’absence de réponse comme une mauvaise réponse, et donc accroître l’intensité du choc. Le protocole prévoit que, si le professeur ne poursuit pas l’expérimentation, l’expérimentateur lui donne les commandements gradués suivants : 1. « Continuez ! » ; 2. « L’expérience exige que vous continuiez ! » ; 3. « Il est indispensable que vous continuiez ! » ; 4. « Vous n’avez pas d’autre choix, vous devez continuer ! »

b) Résultats

Les résultats prennent en compte : le degré d’obéissance en fonction de la hauteur du curseur (le plus élevé correspondant à l’obéissance) ; le comportement du professeur, observé à partir de photos qui sont prises derrière une glace sans tain et parfois évalué par des juges ; après l’expérimentation, une interview du professeur et ses réponses à un questionnaire mesurant ses attitudes, etc.

Les résultats, spectaculaires et très inquiétants, ont surpris Milgram lui-même. Ils ont aussitôt fait le tour du petit monde des sciences sociales, avant d’être popularisés [4]. Tous les quarante sujets, sans exception, ont envoyé des décharges allant jusqu’à 285 volts, soit l’avant-dernier curseur de la catégorie « choc intense » ; ils n’ont manifesté un signe de désobéissance qu’à partir du vingtième curseur, soit 300 volts ; 65 % (presque deux tiers) ont été jusqu’au bout, c’est-à-dire 435 et 450 volts, des chocs qui, rappelons-le, constituent la catégorie mentionnée « XXX ». Tout cela au nom de l’avancée de la science, et parce que le sujet avait mal mémorisé une liste de mots…

2) Confirmations

Stanley Milgram a pris soin de confirmer son expérience à partir d’un groupe contrôle qui était libre de torturer (osons le dire !) ou non les élèves, sans recevoir de commandement de l’expérimentateur. Or, 80 % des sujets ne sont pas allés au-delà de 120 volts. C’est donc bien l’obéissance qui est en cause, et non une prétendue violence fondamentale tapie dans l’homme qui en ferait un tortionnaire en puissance.

Depuis, ces expériences ont souvent été répétées, toujours validées (avec une moyenne de 62,5 % et peu de variations), donc jamais réfutées (même aujourd’hui, en France, à partir d’un panel de pas moins de treize mille volontaires, 81 % des personnes ont obéi jusqu’au bout en envoyant à deux reprises un choc de 460 volts [5] !). Il n’y a pas de différence significative de comportement selon la culture – par exemple, pour des pays aussi différents que l’Italie (85 % d’obéissance) [6], la Jordanie (73 % d’obéissance) [7] ou l’Australie (85 % d’obéissance) [8] –, ni selon l’âge ou le sexe de celui qui obéit [9] ou de celui qui commande [10], ni selon la catégorie socio-professionnelle. Ces expériences ont été précisées de manière créative [11], enrichies et appliquées à d’autres champs comme la philosophie, la médecine, l’histoire, l’économie ou la sociologie [12]. Trente années plus tard, la revue de référence Journal of Social Issues a consacré un numéro entier à une synthèse des résultats des multiples expériences faites dans le sillage de Milgram [13].

3) Objections

a) Irréalisme ?

On a reproché à ces expériences d’être fictives, voire surréalistes. Qu’en est-il en situation réelle ? L’expérience la plus marquante, élaborée en réponse à cette objection, s’est déroulée aux États-Unis en 1966 [14], et a été confirmée [15]. Elle se déroule en hôpital (public et privé), sur 34 infirmières réparties en deux groupes : un groupe expérimental (22) et un groupe contrôle (12). Le but est de comprendre leur attitude (soumission ou refus) devant une grave entorse et erreur de l’autorité hiérarchique. En l’occurrence, un chercheur appelle l’infirmière au téléphone, se présente comme un médecin de l’hôpital et commande d’administrer 20 milligrammes d’un médicament, l’Astroten, à un malade hospitalisé dans le service. Or, cette demande est quadruplement transgressive : 1. un médecin ne peut faire une ordonnance par téléphone ; 2. l’utilisation de ce médicament, par ailleurs disponible à la pharmacie centrale de l’hôpital, est interdite ; 3. le dosage est excessif – la dose quotidienne maximale inscrite sur la boîte est de 10 milligrammes – et dangereux ; 4. l’infirmière n’a jamais vu le nom du médecin ni ne l’a entendu au téléphone auparavant.

Les résultats sont, là encore, atterrants : dans 95,5 % des cas, l’infirmière obéit, jusqu’à ce qu’un observateur l’arrête devant la chambre du patient et lui explique toute l’étude. De plus, les chercheurs ont pris la précaution de demander aux infirmières du groupe contrôle ce qu’elles auraient fait dans un tel cas ; or, 10 sur 12, soit 83 % des infirmières, ont affirmé qu’elles n’auraient pas obéi et qu’elles étaient sûres que la majorité des infirmières feraient comme elles…

Ainsi, quoi qu’il en dise, quoi qu’il croie de lui, l’homme n’est pas spontanément libre face à l’exercice de l’autorité.

b) Pessimisme ?

Ces expériences sont éclairantes, certes, mais elles sont aussi terrifiantes et décourageantes ! Elles montrent que, si nous ne sommes pas des bourreaux, donc des manipulateurs en puissance, nous sommes des manipulés en puissance…

D’abord, il faut réaffirmer que le conditionnement, voire dix mille conditionnements ne font jamais un déterminisme.

Ensuite, les expériences de Milgram et de ses continuateurs contiennent une autre leçon, qui n’est pas assez relevée, et surtout qui est insuffisamment interprétée. La voici : le sujet qui fait souffrir (ou plutôt qui croit faire souffrir) ne fait pas qu’obéir ; il souffre de faire souffrir. Milgram l’a relevé dès sa première étude :

 

« J’observai un homme d’affaires équilibré et sûr de lui entrer dans le laboratoire, souriant et confiant. En moins de vingt minutes, il fut réduit à l’état de loque parcourue de tics, au bord de la crise de nerfs. Il tirait sans arrêt sur le lobe de ses oreilles et se tordait les mains. À un moment, il posa sa tête sur son poing et murmura : ‘Oh mon Dieu, faites qu’on arrête !’ Et pourtant, il continua à exécuter toutes les instructions de l’expérimentateur et obéit jusqu’à la fin [16] ».

 

Et même, plus le cobaye manifeste de douleur, plus le niveau de stress de l’expérimentateur augmente. Ce résultat est si constant qu’il a été confirmé sur un agent humain virtuel [17]. On place un sujet, sanglé sur une chaise, avec des électrodes, face à un étudiant dont le rôle consiste à vérifier, à partir d’une liste de mots, la capacité d’apprentissage de ce sujet. L’étudiant sanctionne les mauvaises réponses par des chocs électriques. Le sujet simule la douleur, mais ne ressent rien, et ici, contrairement à l’expérience de Milgram, l’étudiant sait que le sujet ne souffre pas. On mesure de manière précise le stress de ces étudiants, à partir de la conductivité électrodermale de leur peau. Qu’a-t-on observé ? Les étudiants, même s’ils savent que le sujet attaché affecte de souffrir, manifestent un stress physiologique croissant, proportionnel à l’envoi de la décharge et aux erreurs de l’agent virtuel. Donc, l’étudiant qui envoie les décharges n’est pas seulement un sujet qui obéit, mais un sujet en tension qui voudrait ne pas obéir.

Comment interpréter cette observation complexe, à la limite paradoxale ? Ici, il faut dépasser la seule psychologie [18] et faire appel à la morale [19], précisément à la conscience morale [20]. Chez une personne qui ne présente pas de trouble psychique, c’est-à-dire ceux qui font les tests, la conscience morale réagit. Or, torturer une personne – de surcroît, innocente, pour une faute involontaire et dans un domaine anodin (la difficulté à retenir une liste de paire de noms !) – est contraire à la loi morale inscrite en nous (cf. Rm 2, 14-15). La tension éprouvée par les sujets est donc le signe d’une division intérieure. Ainsi, l’expérience n’atteste pas seulement une tendance à l’obéissance, mais aussi une tendance à la désobéissance ; ou plutôt, elle montre la présence d’un double principe d’obéissance, extérieur (obéissance à l’expérimentateur) et intérieur (obéissance à la conscience morale). La question que l’on doit se poser est alors : comment se fait-il que les sujets se tournent vers le principe extérieur plus que vers le principe intérieur ? Aux expérimentateurs de nous l’expliquer. Pour ma part, je trouve dans ces constats un précieux élément de réponse à la question : est-on voué à manipuler son prochain lorsqu’on est sous pression ? La réponse est négative, mais à une condition : que l’on soit connecté avec ce qui se passe en soi. Plus une personne sera en écoute d’elle-même, moins elle se soumettra à des comportements aussi calamiteux. Cette écoute nécessite une intelligence émotionnelle : reconnaître et déchiffrer ces signes de malaise [21]. Mais la seule compétence psychologique ne suffit pas : il convient aussi de relire ce qui se passe en soi. Ici, les critères ignatiens de discernement sont précieux [22].

Certes, il est parfois difficile sur le coup de prendre conscience de cette dualité intérieure [23]. Une nouvelle fois, nous sommes conduits à cette grande loi de liberté intérieure qu’est la relecture et qu’un spirituel résumait par l’heureuse formule : relire pour relier. Pendant l’événement, celui qui choisit de persévérer dans l’erreur (ici, en continuant à envoyer des décharges) ne peut pas ne pas ressentir un malaise intérieur ; ainsi, en relisant, c’est-à-dire en se remémorant, pas seulement avec sa tête, mais aussi en prenant en compte ce qu’il a ressenti, il ne peut pas ne pas se souvenir de ce malaise. Et en tirer les conclusions. Mais reconnaître son erreur suppose deux autres conditions : une bonne estime de soi ; la certitude de la miséricorde divine (nous sommes inconditionnellement aimés quelle que soit la profondeur de nos errements, l’amour est toujours plus puissant que le mal [24]).

Concluons. Plus l’identité d’une communauté est forte (et il faut s’en réjouir), plus les responsables doivent veiller à ne pas abuser de leur autorité et plus les membres doivent s’éduquer à la liberté intérieure, ce qui comporte, entre autres, la connaissance de son ressenti intérieur (l’intelligence émotionnelle), l’écoute de la conscience morale et la relecture de vie.

4) Un mécanisme fondamental

Le problème vient-il de ce que, prise par l’expérience et obéissant aux injonctions, la personne ne voit plus ce qui est bon ?

Le problème ne vient pas de l’intelligence (la personne ne voit plus), mais de la volonté (elle ne veut plus voir, elle met de côté ce qu’elle sait et ressent). Pour le comprendre, il faut revenir aux expériences moins connues du maître de Stanley Milgram, Solomon Asch (1907-1996).

Ce pionnier de la psychologie sociale a réalisé l’expérience suivante en 1951[25]. Il prend un groupe d’étudiants (entre sept et neuf, de 17 à 25 ans) pour participer à un test de vision. Il les fait asseoir dans une pièce et leur montre des lignes verticales. Une première ligne, à gauche, sert de référence ; à droite, il leur montre trois autres lignes : la première, la ligne A, est plus courte que la ligne modèle ; la ligne B est plus longue ; la ligne C est égale. Les différences des lignes A et B avec la ligne modèle sont patentes : l’écart est supérieur à 5 centimètres, donc très visible. Les étudiants doivent dire laquelle des trois lignes A, B, C est égale à la ligne modèle. Plusieurs essais sont réalisés.

En réalité, tous les étudiants sont des complices de l’expérimentateur, sauf l’un d’entre eux qui, ignorant la procédure, est le véritable sujet d’expérimentation. Ledit étudiant est l’avant-dernier à intervenir. Il entend les réponses de ses collègues avant lui. Les complices ont également reçu des instructions pour réagir graduellement : au début, ils donnent la bonne réponse, mais lors du troisième essai ils donnent unanimement la même fausse réponse (la ligne A ou B). Ces réponses sont manifestement erronées. Le but de l’expérimentation est d’observer la réaction de l’étudiant cobaye au comportement des autres. Pour la rigueur de la démonstration, le prétendu test de vision a auparavant été soumis à des sujets témoins qui n’eurent aucun mal à donner toujours la bonne réponse.

Or, que constate-t-on ? À partir du troisième essai, l’étudiant qui est testé est d’abord surpris des réponses énoncées par ses acolytes. Puis, au fur et à mesure des autres essais, il devint de plus en plus hésitant, il a tendance à nier l’évidence visuelle et à emboîter le pas aux autres, bien que leurs réponses soient manifestement erronées. Précisément, si la majorité des sujets cobayes répond correctement, plus d’un tiers (36,8 %) finit par se conformer aux mauvaises réponses soutenues à l’unanimité par les complices de l’expérimentateur.

De cette expérience, Solomon Asch a conclu au pouvoir du conformisme d’un individu au sein d’un groupe [26]. Il a affiné son expérience, constatant que, face à une seule personne, le sujet maintient son autonomie de jugement, mais que, dès que la majorité est constituée de trois personnes, le taux de conformisme s’élève à 31,8 % et plafonne.

De plus, un certain nombre de facteurs accroissent le phénomène de conformisme [27] : les femmes se conforment davantage que les hommes [28] ; un individu qui se sent attiré par un groupe aura plus de chances de se conformer aux normes qu’il préconise [29] ; plus un groupe est cohésif, plus il exerce d’influence sur ses membres [30]. On a par exemple noté un taux de conformisme de 51 % chez les Bantous du Zimbabwe, c’est-à-dire dans une communauté au fort surmoi communautaire[31]. Dont acte pour les groupes à forte identité, culturelle ou religieuse…

Les chercheurs ont aussi constaté que l’étudiant se décharge de sa responsabilité en invoquant sa piètre performance à partir d’une vue déficiente. Ce résultat confirme ce que nous avons vu ci-dessus : la tendance du sujet à se justifier, par exemple en rejetant sur l’expérimentateur la responsabilité de son comportement[32].

Quoi qu’il en soit, tout concourt donc à affirmer, non pas seulement que le complice ne voit pas, mais qu’il ne veut pas voir. Comme dit le sociologue Luc Boltanski à propos de l’avortement, il y a une tension entre « fermer les yeux » et « ouvrir les yeux »[33]. Nous nous retrouvons devant le même dilemme que celui, difficile, voire insoluble, de la responsabilité des personnalités narcissiques.

5) Conduite à tenir

Y a-t-il, dans certains cas, un devoir de désobéissance [34] ? Si oui, comment concilier ce devoir de désobéissance avec le vœu d’obéissance que prononce le religieux ?

D’abord, répétons-le, l’inclination spontanée à la soumission n’est pas l’obéissance. Et celle-ci n’est jamais la démission de sa conscience morale ; au contraire, justement comprise, elle suppose la pleine adhésion de celle-ci. Sans cela, l’obéissance ne serait pas l’acte d’amour dont le Christ donne lui-même l’exemple (cf. Jn 4, 34 ; Ph 2, 8 ; He 10, 9 ; etc.).

Par ailleurs, les expériences de Milgram et les autres expériences sont presque toujours interprétées négativement par les chercheurs en sciences sociales comme « conformisme de groupe », absence de jugement personnel et donc d’autonomie, crainte de l’exclusion. Or, sans nier l’obscurcissement de la conscience morale ou le déficit d’autonomie, il est possible de lire les résultats de ces expériences plus positivement comme une tendance spontanée à respecter l’autorité et à chercher la cohésion du groupe.

Ensuite, jamais une autorité ecclésiastique ou religieuse n’a autorité pour dégager qui que ce soit de la soumission à la norme commune. Si la fiancée et le fiancé évoqués plus haut avaient mieux écouté leur conscience morale et connu leur Catéchisme, ils n’auraient pas obéi au moine qui transgressait si manifestement le décalogue, en l’occurrence le sixième commandement.

Enfin, il me semble très utile de rapporter les réflexions du père Gaston Fessard (1897-1978) sur ce sujet. Ce jésuite, extrêmement soucieux de l’obéissance à l’autorité compétente [35] et attentif aux questions de discernement, était aussi un spécialiste du communisme soviétique (et du nazisme). À ce titre, il s’interrogeait sur la différence existant entre l’obéissance à la hiérarchie ecclésiale et celle que les partis totalitaires (en particulier le Parti communiste) exigent de leurs membres et de leurs intellectuels [36]. Pour y voir clair, il se fonde sur les Règles denses et précises offertes par saint Ignace [37]. Je relèverai seulement deux points.

Le premier concerne la critique. Certaines communautés insistent, à juste titre, sur l’importance de s’abstenir de critique interne (distinguant par exemple l’esprit critique, qui est aliénant, et l’esprit de critique, qui est libérant), mais elles le font parfois au point que même une observation mesurée et non accusatrice portant sur la déficience objective d’une norme, d’une demande ou d’un comportement, devient impossible. Saint Ignace de Loyola est autrement plus nuancé. Lisons la dixième de ses « Règles à suivre pour ne nous écarter jamais des véritables sentiments que nous devons avoir dans l’Église militante » :

 

« Approuver sérieusement les décrets, commandements, traditions, rites et mœurs de nos pères et supérieurs. Bien qu’on ne trouve pas toujours cette intégrité des mœurs qui devrait exister, cependant si quelqu’un dans un discours public ou dans le contact avec les gens parle contre eux, il engendre dommage et scandale plus qu’il n’y apporte remède ou est utile, puisqu’il n’en sort rien d’autre que l’irritation et le murmure du peuple contre ses chefs et pasteurs. Il faut donc s’abstenir de ce genre d’invectives. Cependant, de même qu’il est dommageable de parler contre les supérieurs absents et de les dénigrer devant le peuple, de même, en sens inverse, vaut-il la peine d’avertir en privé ceux qui, s’ils le veulent, peuvent se guérir de ce mal [38] ».

 

Le dernier conseil est précieux : en cas de difficulté, il est toujours mauvais de se répandre en critiques publiques. En revanche, conformément au conseil du Christ, il est bon de parler en privé aux personnes qui ont une conduite répréhensible pour leur permettre de s’amender. Illustrons cette règle à partir de la vie même du saint qui l’a prescrite :

 

« À Paris, étudiant du Collège Sainte-Barbe, il est menacé d’être passé par les verges sous les yeux de tous ses condisciples, il ose, d’ailleurs après de longues hésitations dont la prière seule le fait triompher, se rendre directement chez le Principal, pour lui faire part de sa disposition à tout endurer, mais aussi lui représenter la responsabilité encourue par qui le livre à une punition injuste et infamante. En une autre occasion, à Rome, alors que ses ennemis avaient déjà été convaincus de mensonge et que les juges estimaient inutile d’en faire le constat, il n’hésite pas à aller jusqu’au Pape pour obtenir que soit dressé un acte juridique attestant la fausseté des calomnies répandues sur son compte et sur la Compagnie [39] ».

 

Le second point concerne directement la question de la personnalité narcissique, notamment dans le cadre d’une communauté dont le responsable présenterait ce profil. Dans un passage des Constitutions de la Compagnie de Jésus, saint Ignace définit l’étendue et la perfection de l’obéissance (perinde ac cadaver [40]), soulignant l’« exécution extérieure, prompte, courageuse et sans réserve » et plus encore l’attitude intérieure d’« abandon […] de la volonté et du jugement propres ». Mais il ajoute : que le disciple « conforme complètement et en toutes choses (où on ne verrait pas de péché) sa volonté et son jugement à ce que le supérieur veut et estime bon[41] ». Fessard commente :

 

« L’obéissance du Jésuite diffère toto coelo de celle du communiste. Supposez en effet que le Parti de Lénine veuille définir l’obéissance qu’il exige de ses membres, il peut s’approprier sans difficultés toute cette page des Constitutions, sauf la restriction contenue en sa parenthèse. Car, par là, l’universalité de la soumission auparavant demandée se trouve, expressément et inconditionnellement, limitée par l’exception de péché, en quelque ordre que ce soit, théorique ou pratique. Or, […] le Parti veut ignorer et nier celle [la notion] de ‘péché’ […] parce qu’elle mettrait une borne infranchissable à sa volonté de puissance [42] ».

Pascal Ide

[1]. C’est notamment le cas de l’étude princeps de Stanley Milgram que nous allons citer : « Behavioral Study of Obedience », Journal of Abnormal and Social Psychology 67 (1963), p. 371-378.

[2]. Cf. l’excellente synthèse actualisée qui est opérée par Nicolas Guéguen, Autorité et soumission, Paris, Dunod, 2015.

[3]. Cf. le travail de synthèse de Stanley Milgram, Soumission à l’autorité. Un point de vue expérimental, trad. Emy Molinié, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

[4]. Par exemple mis en scène dans I… comme Icare, film policier français d’Henri Verneuil, 1979. Avec Yves Montand et Michel Etcheverry.

[5]. Cf. Laurent Bègue, Jean-Léon Beauvois, Didier Courbet et Dominique Oberlé, « La soumission à l’autorité », Cerveau & Psycho 38 (2010), p. 36-41.

[6]. Cf. Leonardo Ancona et Rosetta Pareyson, « Contributo allo studio della agressione. La dinamica della obbedienza distruttiva », Archivio di Psicologia, Neurologia et Psichiatra 29 (1968), p. 340-372.

[7]. Cf. Mitri E. Shanab et Khawla A. Yahya, « A Behavioral Study of Obedience in Children », Journal of Personality and Social Psychology 35 (1977), p. 530-536.

[8]. Cf. Wesley Kilham et Leon Mann, « Level of Destructive Obedience as a Function of Transmitter and Executant Roles in the Milgram Obedience Paradigm », Journal of Personality and Social Psychology 29/5 (1974), p. 692-702.

[9]. Cf. Jerry M. Burger, « Replicating Milgram. Would People Still Obey Today ? », American Psychologist 64 (2009), p. 1-11.

[10]. Cf. Francisca S. Bonny Miranda, Rosa Bordes Caballero, María N. García Gómez, María A. Martín Zamorano, « Obediencia a la autoridad », Psiquis 2/6 (1981), p. 212-221.

[11]. Cf. Thomas Blass (dir.), Obedience to Authority. Current Perspectives on the Milgram Experiment, Mahwah (New Jersey), Lawrence Erlbaum, 2000.

[12]. Cf. Thomas Blass, « The Milgram Paradigm after 35 Years. Some Things We Now Know about Obedience to Authority », Journal of Applied Social Psychology 29 (1999), p. 955-978.

[13]. Journal of Social Issues 51/3 (1995).

[14]. Charles K. Hofling, « An Experimental Study in Nurse-physician Relationships », The Journal of Nervous and Mental Disease 143 (1966), p. 171-180.

[15]. Par exemple, Annamarie Krackow et Thomas Blass, « When Nurses Obey or Defy Inappropriate Physician Orders. Attributional Differences », Journal of Social Behavior and Personality 10/3 (1995), p. 585-594.

[16]. Stanley Milgram, « Behavioral Study of Obedience », p. 377.

[17]. Cf. Mel Slater, Angus Antley, Adam Davison, David Swapp, Christoph Guger, Chris Barker, Nancy Pistrang et Maria V. Sanchez-Vives, « A Virtual Reprise of the Stanley Milgram Obedience Experiments », PLoS ONE 1/1 (2006), e39.

[18]. Celle-ci, pourtant, descend dans le détail, par exemple, en distinguant deux niveaux de facteurs, personnels et situationnels (cf., par exemple, Thomas Blass, « Understanding Behavior in the Milgram Obedience Experiment : The Role of Personality, Situations, and Their Interactions », Journal of Personality and Social Psychology 60/3 [1991], p. 398-413).

[19]. Stanley Milgram a tenté de rendre compte de ses observations en construisant un modèle dit de « l’état agentique » : « Un individu est en état agentique quand, dans une situation donnée, il se définit d’une façon telle qu’il accepte le contrôle total d’une personne possédant un statut plus élevé. Dans ce cas, il ne s’estime plus responsable de ses actes. Il voit en lui un simple instrument destiné à exécuter les volontés d’autrui » (Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, p. 167). Il demeure que cette approche est plus situationnelle (centrée sur la situation de l’individu face à l’autorité) que dispositionnelle (centrée sur les dispositions de l’individu), et donc n’accorde pas de place à la liberté. En revanche, certaines recherches intègrent des facteurs additionnels, plus intérieurs, à la théorie de l’état agentique de Milgram, par exemple, Moti Nissani, « A Cognitive Reinterpretation of Stanley Milgram’s Observations on Obedience to Authority », American Psychologist 45 (1990), p. 1384-1385. Toutefois, convoquant surtout des mécanismes cognitifs, il s’arrête au seuil de la liberté. L’étude, il est vrai qualitative, mêlant études et témoignages, qui va le plus loin dans ce sens descriptif (et non prescriptif) et s’approche au plus près du mystère de la liberté, est peut-être celle de Pierre Bayard, dans son livre passionnant : Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Minuit, 2013.

[20]. Cf. fin du chap. 1, p. xxx, note xxx.

[21]. Cf. Daniel Goleman, L’intelligence émotionnelle. Comment transformer ses émotions en intelligence, trad. Thierry Piélat, Paris, Robert Laffont, 1997. L’intelligence émotionnelle assure quatre fonctions essentielles et donc comporte quatre aptitudes (qui valent autant pour soi que pour les autres) : 1. l’aptitude à identifier l’état émotionnel ; 2. l’aptitude à comprendre le déroulement normal de l’émotion ; 3. l’aptitude à raisonner sur les émotions ; 4. l’aptitude à gérer les émotions. Pour des moyens concrets, cf. Pascal Ide, Le burn-out, une maladie du don, p. 90-92.

[22]. La source se trouve dans les critères de discernement concernant la première semaine (c’est-à-dire les commençants, la vie purgative) et la seconde semaine (les progressants, la vie illuminative), de saint Ignace de Loyola, Les exercices spirituels, n° 313-316. Cf. le commentaire aussi concret que précis de Jean Gouvernaire, Mener sa vie selon l’Esprit, supplément à la revue Vie chrétienne 204 (1977) ; Un discernement plus subtil. Règles de seconde semaine des « Exercices spirituels » de saint Ignace, même éditeur, 1990. Tous deux sont réédités par Paris, Vie chrétienne et Fidélité, 2010 et 2013.

[23]. D’autres expériences faites dans le sillage de Milgram permettent d’affiner la nature de cette dualité intérieure, donc de la résistance à ces ordres contre-nature. Des chercheurs ont codifié les réponses du professeur, c’est-à-dire du sujet qui envoie les décharges (Andre Modigliani et François Rochat, « The Role of Interaction Sequences and the Timing of Resistance in Shaping Obedience and Defiance to Authority », Journal of Social Issues 51/3 [1995], p. 107-123). En l’occurrence, ils ont distingué six catégories : 1. l’acquiescement sans nuance ; 2. la demande de vérification ; 3. la notification (« Je n’entends plus rien ») ; 4. les questions (« Jusqu’où voulez-vous que j’aille ? ») ; 5. les protestations (« Je suis désolé, mais je pense que l’expérience devient dangereuse ») ; 6. le refus (« Je ne continuerai pas tant que je n’aurai pas vu si cet homme va bien »). Or, si le premier degré correspond à l’obéissance, le dernier est un acte caractérisé, mais motivé, donc nullement arbitraire, de désobéissance. Autrement dit, les six catégories sont graduées du plus obéissant au plus désobéissant. Ainsi cette typologie permet d’affiner l’interaction entre l’autorité et celui qui s’y soumet. Les résultats ont alors montré que, plus une résistance verbale est précoce, plus elle est prédictive d’un refus final. Passant de l’acte observé à l’intention qui n’est pas observable, les chercheurs ont émis l’hypothèse que le niveau de résistance permet d’éviter les motifs qui relancent l’action transgressive, à savoir les rationalisations : « Je continue : au point où j’en suis, arrêter remet en question ce que j’ai fait auparavant. » – Une autre étude a confirmé et affiné celle qui vient d’être décrite, montrant que le palier de 150 volts est une étape importante dans le processus psychologique de fatalisme conduisant à l’extrême. En effet, une fois passé ce seuil, la proportion de personnes qui arrêtent est moins importante, comme si le processus était désormais auto-entretenu (Dominic J. Packer, « Identifying Systematic Disobedience in Milgram’s Obedience Experiments : A Meta-Analytic Review », Perspectives on Psychological Science 4 [2008], p. 301-304. Cf. Steven J. Gilbert, « Another Look at the Milgram Obedience Studies : The Role of the Graduated Series of Shocks », Personality and Social Psychology Bulletin 7 [1981], p. 690-695). – Une nouvelle fois, les études psychologiques invitent à une interprétation éthique. Ce que, dans la première étude, les sciences sociales appellent rationalisation, l’éthique l’appelle justification ou hypocrisie – pour autant que la liberté soit impliquée, au moins en péchant par omission. De plus, la conscience morale est prise entre deux biens fondamentaux : la conformité à la norme éthique universelle (« Tu ne tortureras pas ») et la cohérence avec soi-même ; c’est-à-dire le souci de l’intégrité de l’autre et celui de sa propre cohérence. Dans la deuxième étude, l’effet de seuil (à 150 volts) témoigne de la présence d’une bifurcation, donc d’un dilemme de la conscience morale. En outre, celle-ci fonctionnerait selon deux régimes : celui de la décision, qui est coûteux, et celui de la persévérance dans la décision déjà prise, qui est plus économique et évite la remise en question (il se produirait ainsi deux configurations du temps : dans la décision, le présent s’ouvre à un avenir éventuellement nouveau ; dans la conservation, le présent s’inscrit dans une continuité avec le passé).

[24]. Cf. Pascal Ide, « “L’amour plus puissant que le mal”. La miséricorde selon saint Jean-Paul II », La miséricorde, Communio 41/1 (2016), p. 61-74.

[25]. Cf. l’article princeps de Solomon E. Asch, « Effects of Group Pressure upon the Modification and Distortion of Judgments », dans Harold Steere Guetzkow (dir.), Groups, Leadership and Men. Research in Human Relations, Pittsburgh (Pennsylvania), Carnegie Press, 1951, p. 177-190. Vulgarisation dans Id., « Opinions and Social Pressure », Scientific American 193 (1955), p. 31-35. Traduction : « Conformisme et soumission », dans Willem Doise, Jean-Claude Deschamps et Gabriel Mugny, Psychologie sociale expérimentale, coll. « U », Paris, Armand Colin, 1978, p. 105-113.

[26]. Cf. aussi l’interprétation de Harald Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, trad. Bernard Lortholary, coll. « Essais », Paris, Gallimard, 2007, p. 96 s.

[27]. Cf. les différents exemples référencés donnés dans l’article http://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_Asch#cite_note-Asch1955-2.

[28]. Alice H. Eagly et Linda L. Carli, « Sex of Researchers and Sex-typed Communications as Determinants of Sex Differences in Influenceability : A Meta-analysis of Social Influence Studies », Psychological Bulletin 90/1 (1981), p. 1-20.

[29]. Cf. Romin W. Tafarodi, So-Jin Kang et Alan B. Milne, « When Different Becomes Similar : Compensatory Conformity in Bicultural Visible Minorities », Personality and Social Psychology Bulletin 28/8 (2002), p. 1131-1142.

[30]. Cf. Albert J. Lott et Bernice E. Lott, « Group Cohesiveness, Communication Level and Conformity », Journal of Abnormal and Social Psychology 62/2 (1961), p. 408-412.

[31]. Cf. James O. Whittaker et Robert D. Meade, « Social Pressure in the Modification and Distortion of Judgment : A Cross-cultural Study », International Journal of Psychology 2/2 (1967), p. 109-113.

[32]. Comment ne pas songer à l’interprétation fameuse que donne Hannah Arendt du comportement d’Adolf Eichmann, criminel de guerre nazi, haut fonctionnaire du Troisième Reich et responsable de la logistique de la « solution finale », lors de son procès à Jérusalem, en 1961 (cf. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. Anne Guérin, Paris, Gallimard, 1966, éd. poche ; coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1991) ? Le lien a été souvent fait avec les expériences de Milgram (cf., par exemple, Harald Welzer, Les exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, chap. « Initiation au massacre »). La position, très équilibrée, de la philosophe juive allemande, ne cherche en rien à disculper Eichmann, mais à expliquer le mécanisme de son absence totale de culpabilité, au nom de l’obéissance aux ordres reçus de plus haut – ce qui, pour un criminel de cette envergure, atteste une personnalité gravement narcissique.

[33]. Cf. Luc Boltanski, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004, p. 39-42.

[34]. Cf. Rony Brauman et Eyal Sivan, Éloge de la désobéissance. À propos d’« Un spécialiste » : Adolf Eichmann, Paris, Le Pommier, 2006. Rony Brauman, président de Médecins sans frontières de 1982 à 1994, et Eyal Sivan, cinéaste, ont produit un film intitulé Un spécialiste, dont le script est donné en seconde partie de cet ouvrage. Ce documentaire, qui est réalisé à partir des archives vidéo du procès d’Eichmann, pose le problème de la responsabilité face à un ordre injuste.

[35]. Cf. Gaston Fessard, Autorité et bien commun, coll. « R.E.S »., Paris, Aubier, 1944, 2e éd. augmentée d’une postface, 1969.

[36]. L’exposé le plus synthétique sur les critères de discernement se trouve dans la réponse que donne Gaston Fessard au communiste Pierre Hervé qui comparait l’obéissance des communistes français à Moscou à l’obéissance des catholiques à Rome, dans France, prends bien garde de perdre ta liberté !, Paris, éd. du Témoignage chrétien, 1945, 21946, p. 115-119. Pour une analyse précise et profonde de la Xe règle d’orthodoxie des Exercices, au sujet des conflits entre inférieurs et supérieurs « indignes », cf. La dialectique des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola. Tome II. Fondement, péché, orthodoxie, coll. « Théologie » n° 66, Paris, Aubier, 1966, p. 223-249. À compléter par le développement sur la distinction entre l’obéissance chrétienne et l’obéissance communiste dans La dialectique des « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola. Tome III. Symbolisme et historicité, Paris, Lethielleux et Bruxelles, Culture et vérité, 1984, p. 214-232.

[37]. Cf. saint Ignace de Loyola, « Règles à suivre pour ne nous écarter jamais des véritables sentiments que nous devons avoir dans l’Église militante », Les exercices spirituels, n° 352-370.

[38]. Ibid., n° 362, p. 151.

[39]. Gaston Fessard, La dialectique… II. Fondement, péché, orthodoxie, p. 238. Renvoie à Xavier de Franciosi, L’esprit de saint Ignace, 3e éd. corrigée et annotée par Pinard de la Boullaye, Paris, Spes, 1950, p. 142-144 et p. 147-152.

[40]. Littéralement « à la manière d’un cadavre ». L’expression qui se retrouve dans la sixième partie des Constitutions de la Compagnie de Jésus (cf. n° 547) n’est toutefois pas de saint Ignace.

[41]. Summarium Constitutionum, reg. 31, cité par Gaston Fessard, La dialectique… III. Symbolisme et historicité, p. 229. « Ubi peccatum non cerneretur » est souligné par Fessard dans le texte.

[42]. Ibid., p. 229-230. Souligné dans le texte.

4.12.2025
 

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