L’accouchement, une expérience métaphysique ? Les matrices périnatales fondamentales de Stanislav Grof

« Les malaises du premier âge (et même ceux de l’époque pré-natale) influent sur toute la vie de l’homme [1] ».

 

Stanislav Grof (1931-) est un psychiatre tchèque connu pour être, avec Abraham Maslow, l’un des fondateurs de la psychologie transpersonnelle et pour ses recherches sur les états modifiés de conscience et avoir inventé la respiration holotropique [2]. Il a aussi développé une théorie selon laquelle le bébé sur le point de naître passe par quatre étapes expérientielles qu’il nomme matrices périnatales fondamentales (MPF) [3]. Selon lui, ces expériences deviennent une grille de lecture influençant toute notre existence.

1) Énoncé

Traduisons d’abord ces descriptions en termes simples :

 

  1. La MPF I est une phase de fusion où le nourrisson n’a nulle envie de sortir de son monde doux et sécurisant.
  2. La MPF II correspond à une phase de première lutte : contre la sortie. Alors qu’une poussée irrésistible l’expulse vers la sortie, le futur nouveau-né s’accroche pour demeurer.
  3. La MPF III s’identifie à une phase de seconde lutte : contre un passage trop lent vers la sortie. Comprenant dorénavant que toute résistance est inutile et souffrant du grand inconfort de cette expulsion, le bébé lutte tout à l’inverse pour sortir le plus vite possible.
  4. Enfin, la MPF IV est une phase de lâcher-prise : maintenant, le petit d’homme accepte de suivre avec abandon le processus pour être recueilli par les bras aimants qui l’attendent.

2) Exposé par l’auteur

C’est dans son ouvrage Les royaumes de l’inconscient humain que Grof distingue ces quatre structures expérientielles [4]. On peut les mettre en relation avec différentes expériences et certaines interprétations de Jung ou de Freud.

« La MPF I est liée à la vie intra-utérine à un stade avancé de la grossesse [5] ». Ce moment est lié à des expériences où sont absentes les limites, par exemple la conscience de l’océan, l’espace interstellaire, la Mère Nature. Du point de vue de la psychanalyse jungienne, ce stade correspond aux thèmes archétypiques de l’inconscient collectif relatifs au paradis. Du point de vue de la psychanalyse freudienne, il correspond à la « satisfaction libidinale au niveau des zones érogènes [6] ».

« La MPF II reflète l’expérience de terreur claustrophobique et de désespoir que vit le fœtus au moment où l’utérus se contracte, alors que le col n’est pas encore ouvert. » Ce moment est lié à des expériences où intervient la menace, des sentiments d’anxiété croissante. Du point de vue de la psychanalyse jungienne, ce stade correspond aux thèmes archétypiques de l’inconscient collectif relatifs à la descente aux enfers. Du point de vue de la psychanalyse freudienne, il correspond à la frustration orale, la rétention, la frustration sexuelle.

« La MPF III est associée au passage difficile à travers le canal pelvi-génital, une fois que le col est suffisamment dilaté. » Ce moment est lié à des expériences de lutte titanesque, de sado-masochisme, de scatologie, de rencontre avec le feu. Du point de vue de la psychanalyse jungienne, ce stade correspond aux thèmes archétypiques de l’inconscient collectif relatifs au Purgatoire, au Jugement dernier. Du point de vue de la psychanalyse freudienne, il correspond à la « mastication et déglutition de nourriture, agression et destruction orale, processus d’excrétion, agression anale, agression phallique ».

« Enfin, la MPF IV reproduit ce qui se passe au moment de la naissance et juste après. » Ce moment est lié à des expériences de mort/renaissance. Du point de vue de la psychanalyse jungienne, ce stade correspond aux thèmes archétypiques de l’inconscient collectif relatifs à la libération, la rédemption. Du point de vue de la psychanalyse freudienne, il correspond à la capacité « d’avoir surmonté des obstacles sérieux », des situations dangereuses.

3) Réinterprétation métaphysique

Nous ignorons si cette grille de lecture a été validée. Outre son intérêt psychologique [7], cette typologie dynamique peut être interprétée philosophiquement en lui faisant correspondre différentes postures à l’égard de la nouveauté.

  1. La MPF I correspond à la posture parménidienne, dans sa forme paisible. Inapte à se représenter l’émergence de nouveauté, elle valorise le même et donc la continuité du passé.
  2. La MPF II correspond à la posture parménidienne en sa modalité réactive, donc traditionnaliste jusqu’à être parfois intégriste. Elle conduit à la néophobie.
  3. La MPF III correspond à la posture héraclitéenne en sa modalité réactive, donc progressiste jusqu’à être parfois révolutionnaire. Elle conduit à ce que l’on pourrait symétriquement appeler la néolâtrie.
  4. La MPF IV correspond à la posture héraclitéenne en sa forme sereine. Inapte à se représenter une permanence immobile, elle valorise l’autre et donc la nouveauté de l’événement à venir. Elle est le pendant de la première posture, comme la troisième de la deuxième, de sorte que nous pourrions les présenter sous forme d’un chiasme ou d’une matrice 2 x 2.

L’on sait de plus en plus combien, suscitant de puissantes émotions dans un psychisme éminemment vulnérable et un cerveau éminemment plastique, les premiers événements de notre vie et les primes ruptures influent sans nécessiter, conditionnent sans déterminer. L’origine est plus qu’un commencement. La manière dont s’est déroulé notre accouchement jouerait-elle un rôle dans certaines manières – il s’agit de propensions, plus que de représentations – de nous représenter le monde, en l’occurrence notre tendance au misonéisme ou à son contraire ?

Pascal Ide

[1] Maria Montessori, L’enfant, trad. Georgette J.-J. Bernard, coll. « Formation », Paris, DDB, 1936, rééd., 1997, p. 23. Sur l’accouchement et le nouveau-né, on peut lire les réflexions pour une part toujours actuelles p. 18-24.

[2] Stanislav Grof et Christina Grof, Théorie et pratique de la respiration holotropique. Une nouvelle approche de l’exploration de soi et de la thérapie, trad. Laura et Patrick Baudin, Paris, Dervy, 2014.

[3] Stanislas Grof, Royaumes de l’inconscient humain. La psychologie des profondeurs dévoilée par l’expérience LSD, trad. Paul Couturiau et Christel Rollinat, coll. « Aux confins de l’étrange », Monaco, Éd. du Rocher, 1983.

[4] Les références sont empruntées à la notice Wikipédia, consultée le 10 février 2019 : « Stanislas Grof ».

[5] Id., Quand l’impossible arrive. Aventures dans les réalités non ordinaires, trad. Olivier Clerc, Paris, Guy Trédaniel, 2007, p. 351.

[6] Id., Les nouvelles dimensions de la conscience, trad. Paul Couturiau, coll. « L’esprit et la matière », Monaco, Éd. du Rocher, 1989, p. 28.

[7] Elle affine les quatre relations à l’autre : dépendance, contre-dépendance, indépendance et interdépendance (cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, p. 94-103), d’abord, en dédoublant la deuxième, selon son orientation (vers la dépendance ou vers l’indépendance), ensuite en soulignant la dimension réceptive d’abandon dans l’accès à l’indépendance et tout accueil de la nouveauté.

3.11.2025
 

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