Dostoïevski et les neurosciences

Fédor Dostoïevski charge Mitia, le premier des frères Karamazov, de démasquer le rationalisme athée. Il se présente sous la forme paradoxale… d’un séminariste, ami d’Aliocha est aussi frotté de science que de mondanité (au fond, la vie monacale n’est qu’une étape vers la vie politique). Rakitine (car tel est son nom) vient rendre visite à Mitia qui a a été accusé du meurtre de son père et se trouve en prison où il attend son jugement. Rakitine lui dit son dessein d’écrire un article pour montrer scientifiquement qu’il n’est pas coupable. En effet, se fondant sur le déterminisme psychologique et la biologie de Claude Bernard, il conclut que Mitia est la victime de son milieu et de son hérédité.

L’esprit peu subtil de Mitia est embrouillé par les explications du séminariste. Pour autant, il a perçu, comme instinctivement, qu’elles ne sont pas conformes au rel. C’est ce qu’il essaie d’expliquer à Aliocha qui, à son tour, lui rend visite :

 

« Figure-toi qui’l y a dans la tête, c’est-à-dire dans le cerveau, des nerfs […. Ces nerfs ont des fibres, et dès qu’elles vibrent […]. Et aussitôt qu’elles vibrent, il se forme une image, pas tout de suite, mais au bout d’un instant, d’une seconde, et il se forme un moment. Non, pas un moment, je radote, mais un objet ou une action ; voilà comment s’effectue la perception. La pensée vient ensuite […] parce que j’ai des fibres, et nullement parce que j’ai une âme et que je suis créé à l’image de Dieu ; quelle sottise ! »

 

Vient alors le fin jugement de Mitia :

 

« La chimie, frère, la chimie ! Mille excuses, Votre Révérence, écartez-vous un peu, c’est la chimie qui passe ! Rakitine n’aime pas Dieu ; oh ! non, il ne l’aime pas ! C’est leur point faible à tous [les séminaristes], mais ils le cachent, ils mentent [1] ! »

 

Certes, les neurosciences se sont considérablement développées et ont grandement affiné méthodes et conclusions. Mais, quand au fond philosophique, le raisonnement est aujourd’hui toujours matérialiste – et même davantage, car ce matérialisme bénéficie des dernières avancées de la science. Certes, matérialisme est un nom trop grossier, et l’on parle volontiers d’émergentisme ; mais, on a changé de boîte, pas de contenu.

Confirmation est donnée par un autre héros très cher à Dostoïevski, le prince Muichkine. Il rencontre un athée scientiste lors d’un voyage. Avec intelligence et grande courtoisie, il expose les raisons de son incroyance Muichkine, très intuitif, songe alors, plus généralement aux athées et se fait la réflexion : « Ils m’avaient toujours semblé esquiver le problème qu’ils affectaient de traiter [2] ». Très fine observation : l’athée passe à côté du grand problème que jamais l’athée n’explique pas, non pas l’existence de Dieu, mais l’existence, malgré tout, en l’homme, du sentiment religieux, de l’impossibilité de l’éradiquer, malgré tous les raisonnements athées si concluants. Muichkine le formulera clairement dans son style concret à son ami Rogojine qui, lui aussi, avance l’hypothèse typiquement et naïvement positiviste selon laquelle toute avancée de la culture est un recul de la religion. Le prince ne lui objecte rien mais se contente de lui rapporter un autre souvenir. Une heure après sa rencontre de l’athée, il croise une paysanne portant un nourrisson dans ses bras :

 

« C’était une femme encore jeune et l’enfant pouvait avoir six semaines. Il ousririat à sa mère, pour la première fois, disait-elle, depuis sa naissance. Je la vis se signer soudain avec une indicible piété. ‘Pourquoi fais-tu cela, ma chère ?’, lui dis-je. J’avais alors la manie de poser des questions. ‘Autant, répondit-elle, une mère éprouve de joie en voyant le premier sourire de son enfant, autant Dieu en éprouve chaque fois qu’il voit, du haut du Ciel, un pécheur Le prier du fond du cœur.’ Voilà presque textuellement ce que m’a dit cette femme du peuple; elle a exprimé cette pensée si profonde, si subtile, si purement religieuse où se synthétise toute l’essence du christianisme, qui reconnaît en Dieu un Père céleste se réjouissant à la vue de l’homme comme un père à la vue de son enfant. C’est la pensée fondamentale du Christ. Une simple femme du peuple ! Il est vrai que c’était une mère… Et qui sait si ce n’était pas la femme du soldat qui m’avait vendu la croix ? Écoute-moi, Parfione, tu m’as posé tout à l’heure une question, voici ma réponse : l’essence du sentiment religieux échappe à tous les raisonnements) aucune faute, aucun crime, aucune forme d’athéisme n’a de prise sur elle. Il y a et il y aura éternellement dans ce sentiment quelque chose d’insaisissable et d’inaccessible à l’argumentation des athées [3] ».

 

Avec beaucoup de profondeur, Muichkine constate ce fait inexplicable : pourquoi une mère se réjouit-elle tant du sourire de son enfant au point d’en remercier Dieu ? Si l’animal prend aussi soin de ses petits, ni il ne trouve sa joie à son sourire, ni, encore moins, il n’en rend grâces à Dieu. Voire, plus profondément encore, Muichkine y voit là une attestation de la vie intradivine.

Pascal Ide

[1] Fedor Dostoïevski, Les frères Karamazov, trad. Henri Mongault, coll. « Folio » n° 487 , Paris, Gallimard, 1973, 2 vol., tome 2, p. 592-593.

[2] Fedor Dostoïevski, L’idiot, trad. Albert Mousset, coll. « Folio » n° 271, Paris, Gallimard, 1972, 2 vol., tome 1, p. 396.

[3] Fedor Dostoïevski, L’idiot, L. II, chap. 4, tome 1, p. 396.

23.6.2025
 

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