Mourir peut attendre
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Pays:
Américano-britannique
Thème (s):
Division
Date de sortie:
6 octobre 2021
Durée:
2 heures 43 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
Cary Joji Fukunaga
Acteurs:
Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek
Age minimum:
Adolescents et adultes

Mourir peut attendre (No Time to Die), espionnage américano-britannique coécrit et réalisé par Cary Joji Fukunaga, 2021. Avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek.

Thèmes

Division.

Divisé en sortant du film, je suis longtemps resté paralysé et incapable d’écrire la critique, jusqu’à ce que je comprenne que, tout en étant ressentie par moi, cette rupture parlait aussi d’un film ambivalent et devenait le matériau même de la critique…

 

On le sait, la critique mondiale, est éminemment polaire. Pour en rester à la France, les opinions s’extrêmisent entre, d’un côté, une fois n’est pas coutume, Libération qui salue un Bond s’arrachant à son virilisme décati et à son racisme décadent (« les balades décomplexées dans les anciennes colonies du Commonwealth où le Britannique bien né et blanc est toujours un peu chez lui ») et, de l’autre, Le Monde qui parle d’« un film raté », « au scénario paresseux ».

 

Le vingt-cinquième et plus long des long-métrages de la saga Bond, James Bond, multiplie les dédoublements. Partons du plus patent, le triangle constitutif de l’intrigue qui n’est pas sans rappeler un autre triangle, dramatique : le méchant, la James Bond girl (qui est toujours, pour une part, une victime) et 007 (qui sauve à la fois la précédente et le monde).

D’abord, le vidéaste n’a pas su choisir son bad guy (qui, notons-le, n’a jamais été une bad girl, ce qui n’a pourtant jamais déclenché les ires des féministes…). En effet, il se réfracte en Blofeld et Safin. Et reflète, à mon sens, une abyssale erreur de casting. D’un côté, Ernst Stavro Blofeld, le psychopathe bondien par excellence (il traverse plusieurs romans de Ian Fleming, est lié à Spectre, noue étroitement haine de Bond et génie du crime). De l’autre, ce nouveau méchant au patronyme impossible, inventé pour notre histoire, aussi divisé en son âme qu’en son corps. Intérieurement victime et bourreau. Extérieurement vengeur solitaire et maître du monde anti-solidaire, brûlant de perversion et corseté dans un corps-masque, amoureux de la Belle jusqu’à en devenir son sauveteur et haineux de celui qu’il jalouse jusqu’à en faire le médiateur de sa vengeance (contre Blofeld). Du coup, en cherchant à inventer le pire malfaisant de la franchise par cette multiplication d’ambivalence, le cinéaste scie la branche où il est assis. En lui ôtant toute capacité à manifester ce qui aurait pu être une composition à la Joker : corps statique jusqu’à la paralysie, masque brisé hésitant entre Scream et Casa del Papel et visage effrité de grand brûlé marmoréen, il réduit le robotique Mr Robot à concentrer toute son expressivité dans un regard sensé hypnotiser et un chuchotement sensé inquiéter.

Le pôle féminin n’est pas mieux loti. Le cœur de Bond est déchiré entre la Vesper Lynd de Casino Royale (dont l’ombre plane aussi sur Quantum of Solace) et la Madeleine Swann de No Time to Die. D’une part, la première fige l’éros du héros dans le passé, ainsi que la seconde le lui reproche, donc le voue à la répétition et à la mort. Ainsi ce lieu de paix que devrait être le cimetière où repose Vesper devient le lieu de la violence qui fait éclater en mille morceaux la retraite où l’ex-agent coulait des jours heureux et lance toute l’histoire dévastatrice. D’autre part, Madeleine promet d’autant plus un avenir serein que, au terme, elle s’avère être la mère d’une Mathilde aux yeux bleus comme ceux de son père.

Enfin, des trois pointes du triangle, c’est Bond lui-même qui est le plus évidemment clivé. Son matricule double zéro se réfracte entre l’ancien 007 qu’il était et la nouvelle 007 qui cumule toutes les caractéristiques opposées possibles, tout en étant aussi dénuée d’idiosyncrasies que Bond en est saturé… Plus profondément, et donc plus intérieurement, l’agent de Sa Majesté est lui-même partagé : entre confiance et méfiance (belle scène initiale où, incapable de trancher, mutique et granitique dans une voiture symboliquement de plus en plus fragilisée par les multiples impacts de balles, Bond semble laisser la place à Madeleine pour qu’enfin elle s’arrache à son secret et révèle la vérité, alors que, en réalité, il mûrit sa décision qui s’avèrera être, à nouveau, la fuite masochiste dans un futur tragique qui ne fait que répéter le trauma initial de la trahison de Vesper) ; entre son passé indigéré vers lequel il ne cesse de se retourner et dont il guérira d’autant moins qu’il dénie ce regard en arrière (derechef, saluons la fine réplique de Madeleine : « Tu es toujours à regarder derrière ») et le bonheur promis que semble dessiner le féerique paysage de la paradisiaque Matera ; entre la splendide musique qui retentit au moment où l’Aston Martin épouse la côte italienne et la référence nostalgique dont elle déborde – ellle est empruntée au plus dramatique des James Bond, Au service secret de sa Majesté : au terme du film qui est le tout début de son voyage de noces, Blofeld assassine son épouse…

Cette ambivalence s’étend aux personnages secondaires. D’une part, les épisodes précédents leur promettaient pourtant une place de choix : notamment une Moneypenny pleine d’allant et un M qui, lui aussi gavé d’équivoques, est comme le double institutionnel de Bond : entre un passé aventureux vent debout et un présent de fonctionnaire rassis, entre son addiction alcoolique (« Quel soiffard ! » n’est qu’une projection) et son flegme légendaire, entre la décision officielle hautement politique d’abandonner Bond et sa décision réelle, hors building et hors hiérarchie, d’accompagner celui qui reste son meilleur agent secret. D’autre part, dans une regrettable et incompréhensible reculade, toutes es figures prometteuses ne reçoivent qu’un traitement minimal et son sacrifiés à une histoire principale dont nous allons bientôt dire la fracture abyssale.

Le film lui-même met cette ambivalence en abîme. D’un côté, il se termine avant le générique par la plus grande nostalgie possible (du verre de Vodka Martini rassemblant les proches de toujours au siège du MI6, notamment M, Moneypenny et Q, à la présentation que Madeleine fait à Mathilde de son père : « Bond… James Bond ! », en ajoutant : « On a tout le temps devant nous », à quoi fera écho, dans le générique qui suit, la chanson de Louis Armstrong déjà signalée : We Have All The Time in The World). Et, de l’autre, même si le titre du prochain film n’est pas révélé, le post-scriptum, qui n’a pas su se résoudre à l’anéantissement pur et simple de son héros, affirme que « James Bond reviendra »…

 

Ce Bond psychologiquement et éthiquement divisé l’est d’abord scénaristiquement. Et là, comment ne le serait-il pas, tant l’on sait que le cahier des charges de tout cycle est de composer nova et vetera ? Voire, comment ne pas saluer le mixe plutôt réussi entre, par exemple, l’antique Aston Martin DB5 gorgé de gadgets et une DBS Superleggera banalisée sinon banale, entre un Bond toujours dépendant à l’alcool, mais devenu monogame (plus par souci de politiquement correct que par subite élévation de sa moralité), entre un générique gorgé de violence, mais (pour la première fois !) lessivé de toute silhouette lascive, etc. ?

Mais venons-en à l’histoire elle-même. Elle souffre de la même shizoïdie généralisée. Assurément, ce cinquième et dernier Daniel Craig est d’abord un film d’action. Plus encore, un film d’aventures, quand le script sait troquer le suspense contre le spectaculaire, et abandonner un instant la complexité des états d’âme pour un manichéisme naïf, mais reposant, qui oppose un méchant seulement méchant et un bon seulement bond (oui, c’était facile, mais tellement tentant !).

Or, ici, plus l’intrigue avance, et plus elle confirme le début romantique : l’histoire amoureuse est bien la trame de fond. En effet, dans une superbe intuition, l’homme de toutes les passions démesurées devient l’homme du don de lui-même sans mesure. Comment ne pas admirer le feu d’artifices final (au sens le plus matériel du terme) ? Notre héros tranche l’impossible dilemme où le contraint Safin : survivre loin de sa fille et de la femme de sa vie ; ou bien mourir en les transformant en veuve et orpheline. De plus, celui qui avait été au mieux un adepte du polyamour, advient, par la révélation de celle qu’il peut enfin considérer comme son épouse, à la paternité qui est l’achèvement de l’humanité (virile). Enfin, dans une unique action finale, Bond réconcilie la double motivation entre lesquels s’était répartie toute la saga – avec Connery, Roger Moore et George Lazenby, le service, officiel ou secret, de sa majesté, donc le bien commun de son pays et de l’humanité ; avec Timothy Dalton, Pierce Brosnan et Daniel Craig, le bien très individuel de sa vendetta personnelle – dans une admirable oblation de soi pour son aimée, sa patrie et le monde.

 

« C’est dur de séparer les héros des méchants aujourd’hui », dit l’un des protagonistes, résumant bien l’ambiguïté du film. Si vous m’avez patiemment suivi jusqu’ici (merci !), vous avez compris mon oscillation que je pourrais aisément amplifier : d’un côté, l’agacement pour les concessions si inéclairées au prétendu esprit du jour (par exemple, le devenir gay de Q) ; de l’autre, l’admiration pour cette transfiguration crépusculaire de l’érôs en agapè… À la fois abasourdi par la mort d’un héros dont je suivais fidèlement les aventures et leur évolution si révélatrices de l’air du temps depuis plus d’un demi-siècle, et vaguement en attente… non pas d’un énième opus, mais, tout au contraire, d’un triomphe intrépide de la logique artistique sur la logique mercatique : oser achever la saga avec son héros ! Pourtant, aux dernières révélations de la productrice, je crains fort que le titre français ne trouve tout son sens : la mort (de Bond) peut attendre…

 

Pascal Ide

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