Les enfants du silence
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Pays:
Américain
Thème (s):
Amour, Education, Handicap, Rencontre
Date de sortie:
18 mars 1987
Durée:
1 heures 58 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Randa Haines
Acteurs:
Marlee Matlin, William Hurt, Piper Laurie

 

 

Les enfants du silence, comédie dramatique américaine de Randa Haines, d’après la pièce de Mark Medoff, 1987.

Thèmes

Rencontre, handicap, amour, éducation.

    Certains films nous envoûtent dès les premières images. La première scène des Enfants du silence nous montre une jeune femme couchée dans une chambre qui, malgré la fenêtre ouverte agitée par un vent de tempête, dort à poings fermés : Sarah est sourde ; surtout, la rage, cette tempête de l’âme, est sa compagne quotidienne. Aussitôt succède une seconde scène où l’on voit un adulte, passant le bac, à l’air libre, seul, debout, sûr de lui ; le bien entendant James vient à la rencontre – à l’attaque – du collège et de Sarah. En deux brèves séquences, internes au générique, dénuées de parole mais riches de sens, sont présentées deux personnes et brossées deux logiques que tout oppose. Pourront-elles se rencontrer ? Non pas seulement cheminer pour aller l’un vers l’autre mais construire, de manière neuve, la communion.

    Dans un roman de Milan Kundera, Tamina et son mari se réfugient dans un petit village des Alpes, après avoir quitté leur pays : « Quand […] ils avaient compris qu’ils étaient seuls, coupés du monde où s’était déroulée toute leur vie d’avant, elle avait éprouvé un sentiment de libération et de soulagement. Ils étaient à la montagne, magnifiquement seuls. Autour d’eux régnait un silence incroyable. Tamina recevait ce silence comme un don inespéré […] ; le silence pour son mari et pour elle ; le silence pour l’amour [1] ».

    Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut entendre, dit le proverbe. Le silence physique où s’est muré Sarah est en fait chaos de fureur et de hurlements intérieurs. L’amicale compétence de James l’aveuglait sur sa toute-puissance langagière, dominatrice et réductrice d’autrui : il lui faudra, dans le silence qui est accueil, découvrir que l’autre est plus grand que toute parole.

    Sarah et James ont été enfantés par un silence nouveau : avant d’être père d’une parole, l’amour est enfant du silence. « Garder le silence ! Quelle étrange expression, disait déjà Georges Bernanos par la bouche du curé d’Ambricourt, dans Le journal d’un curé de campagne. Ce n’est pas nous qui gardons le silence, c’est lui qui nous garde ». [2]

    Pascal Ide

    [1] Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, IV, 12, trad. François Kerel, Paris, Gallimard, 21985, p. 141 et 142.

    [2] Une lecture religieuse, voire messianique du film est aussi possible. James doit payer de sa personne, risquer tout pour sauver Sarah, et cela par amour : en ce sens, il est une figure christique, ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas, lui, à être sauvé, mais par Sarah.

    Certains films nous envoûtent dès les premières images. La première scène des Enfants du silence nous montre une jeune femme couchée dans une chambre qui, malgré la fenêtre ouverte agitée par un vent de tempête, dort à poings fermés : Sarah est sourde ; surtout, la rage, cette tempête de l’âme, est sa compagne quotidienne. Aussitôt succède une seconde scène où l’on voit un adulte, passant le bac, à l’air libre, seul, debout, sûr de lui ; le bien entendant James vient à la rencontre – à l’attaque – du collège et de Sarah. En deux brèves séquences, internes au générique, dénuées de parole mais riches de sens, sont présentées deux personnes et brossées deux logiques que tout oppose. Pourront-elles se rencontrer ? Non pas seulement cheminer pour aller l’un vers l’autre mais construire, de manière neuve, la communion.

    1) La surdité innée:

    Sourde de naissance et profondément blessée par l’existence, Sarah vit dans un monde de violence, de haine et de tristesse. La solitude créée par son handicap sensoriel se multiplie et s’aggrave d’une solitude intérieure : la jeune fille ne veut plus avoir affaire au monde des humains ; son univers se borne à son chat et à sa serpillière. Significative est sa manière de danser, dans la discothèque où, la première fois, Leeds l’emmène dîner : indifférente à son partenaire, elle ferme les yeux et se met à se contorsionner ; mais qui dit contorsion, dit torsion ; comment ne pas ressentir à travers la distension du corps la poignante souffrance de l’âme ? En Sarah, toute inclination vers l’autre s’est rétractée, anesthésiée. Autrui est un agresseur potentiel. Lorsqu’elle se retrouve au restaurant, elle interprète le moindre geste même simplement indifférent comme un rejet : « Il me pense stupide, dit-elle du maître d’hôtel. – Non, répond patiemment James. Les entendants stupides continuent de penser que les gens qui ne peuvent entendre sont stupides ».

    On sait quel long, quel patient chemin, le jeune et talentueux professeur d’élocution va l’aider à parcourir, ou plutôt partager avec elle. Les étapes se dessinent dans une limpidité presque indiscrète : fermeture ; compromis (simple tolérance de se laisser aimer, mais jusqu’à un certain point) ; reconnaissance du passé blessant et réconciliation avec lui ; acceptation, enfin, de s’ouvrir à une vraie relation.

    a) Premiers malentendus

    Les premiers essais du professeur Leeds s’avèrent massivement infructueux : « La courtoisie serait que je décampe et que je vous laisse laver le parquet », réussit-il, avec peine, à traduire. En effet, Sarah « parle » très vite, pour bien marquer la différence et son refus de toute coopération. James a assez fréquenté les sourds et comptabilise assez de réussites, pour ne pas se formaliser d’un échec (« ça c’est du rapide ». « Loupé ».). Sans doute son humilité (qui lui permet par exemple de faire, en classe, le poirier, pour expliquer à ses élèves qu’ils doivent apprendre à parler sans les mains, lorsque celles-ci sont occupées !) et sa compassion (James s’émeut de voir Sarah s’asseoir seule, dans un coin de la cantine), mais aussi son besoin de réussir, expliquent-elles ce généreux entêtement. Mais un autre moteur – un sentiment – n’est-il pas en train de germer en lui, le dynamisant secrètement ?

    Plus encore que l’humilier ou le décourager (et à travers lui, tous les hommes), Sarah veut d’abord tester cet homme pas comme les autres, dont la gentillesse et la ténacité l’intriguent tant. Elle finira par céder à son invitation à dîner, au bord de l’eau. Ne cherchons pas trop vite à assigner une explication à cet aveu poignant : certes, l’humour de James a réussi à la faire sourire, donc à briser son indifférence ; certes, comme elle, James aime se retrouver près de la mer… Mais la cause profonde de cette ouverture est ailleurs et se dérobe à toute déduction : elle plonge dans le mystère de la liberté de Sarah ; une autre fois et à rebours, il y a déjà très longtemps, pour des raisons qui échapperont toujours au réductionnisme rassurant de la psychologie, elle a opté en faveur de la fermeture à l’amour et à l’autre.

    Après l’acceptation du dîner, plus rien ne sera désormais comme avant : une brèche s’est ouverte au flanc de la citadelle qu’elle s’était construite contre le monde de l’autre, surtout masculin. Sur la motivation de la seule question que Sarah lui pose pendant la soirée (« Pourquoi avez-vous voulu devenir professeur d’élocution ? »), James ne se trompe pas : nullement une curiosité altruiste, mais, encore et toujours, la méfiance. Voilà pourquoi il répond : « Vous ne voulez pas vivre comme tout le monde ». La violence autodestructrice de Sarah la pousse à anéantir tout espoir de sortie de sa souffrance. Sa réponse traduit le mal-être qui est un mal à être aimé : « Personne ne veut de mon aide. Je ne fais que ce que je peux faire de bien ». Voilà pourquoi elle balaie. Ce hiatus majeur entre ce métier et les capacités de la jeune fille décide James à approfondir. La réponse, on s’en doute, est enfouie dans le passé de Sarah.

    b) À l’écoute de la cause

    « Mrs Norman, j’ai fait cent kilomètres. Je vous demande cinq minutes. Je suis venu pour vous poser une seule question : que s’est-il passé, lorsqu’elle a essayé de parler, la première fois ? » Rose, la mère de Sarah (Piper Laurie), est touchée au vif par la question de James : elle comprend que le jeune professeur, dont les précautions de départ sont plus qu’oratoires, n’est pas un homme de plus venu la culpabiliser. Son trop plein de souffrance peut s’exhaler en expliquant : « Elle a poussé des sons horribles. Les amis de Rose se sont moqués d’elle ». Mais l’écoute de James, réellement compatissante, l’invite à se livrer davantage. Horrifié, James devine à travers l’aveu à peine voilé de Mrs Norman quelle plaie suppure au flanc de Sarah. Il comprend aussi dans quelle direction aller : aider Sarah à « dire » le terrifiant secret qui la mine.

    La jeune malentendante comprend vite que James sait tout et, avec une violence inouïe, elle accepte d’avouer. James n’avait pas mesuré la profondeur de la blessure que Sarah lui révèle maintenant explicitement : non seulement elle fut littéralement prostituée par sa mère, mais, dans le respect que les garçons affichaient pour sa sœur et le mépris qu’ils réservaient à Sarah, celle-ci s’est identifiée à son handicap et bientôt à une bête à faire jouir. Mais cette violence contre soi se retourne tôt ou tard contre l’autre (« Pour connaître les joies du sexe avec un bien-entendant ») : être sourd, c’est n’être rien pour autrui ; donc autrui n’est rien. « Ils ne se sont jamais donnés la peine d’apprendre mon langage. Au début, je les ai laissés m’avoir, pour leur faire plaisir. Ma sœur avait la liste d’attente. Tout cela sans parole ni fioritures. Rien qu’un coin sombre, à l’écart et… » Le geste de la main, ce signe proférée dans une langue qui nous est inconnue, à cause même de son étrangeté, résonne avec une violence qu’aucun mot et même aucune image ne pourrait rendre. « Et ils ne me payaient même pas un Coca-Cola après ». Quel mépris dans ce dérisoire cadeau ! Quelle amertume chez Sarah, qui ajoute dans sa naïveté d’enfant blessé : « Je sais coucher comme les bien-entendants. Et même mieux ».

    Mais James refuse de rentrer dans l’amalgame né de l’amertume. Il ne ressemble pas à ces hommes qu’elle craint et hait tout à la fois : « Cette histoire ne compte pas pour moi. Je ne cherche pas à avoir le grand frisson avec une sourde ». C’est tout ce qu’il pourra dire. Certes, Sarah sent que James est différent : n’a-t-il pas fait cent kilomètres pour rencontrer sa mère ? Mais déchirée entre la haine de ces hommes et l’amour naissant pour cet homme qui n’est pas un parmi d’autres, incapable d’accueillir un amour et un respect si nouveau là où elle n’attendait plus que mépris, se méprisant trop pour croire qu’on puisse la chérir, exténuée, elle s’enfuit.

    c) L(S)ourde institution

    Sans nous y attarder complaisamment, on ne peut passer sous… silence le rôle joué par l’institution : au minimum nul ; au maximum complice.

    D’emblée, le nouvel enseignant à l’étincelant palmarès est prévenu que l’administration possède un système de refroidissement des excès de zèle bien rodé : « Nous ne sommes pas ici pour changer la face du monde, mais pour aider une poignée de sourds et de malentendants. Le reste, c’est de la littérature. Je me fais bien comprendre ? »

    James doit d’abord lutter contre l’incompréhension ironique de ses collègues. Puis, l’ironie devient suspicion et même blâme. Révélateur est l’échange entre le directeur, le Dr. Franklin (Philip Bosco), et Leeds : « Vous n’avez pas le droit de détruire son équilibre. Vous n’avez pas le droit de détourner le personnel. – Elle va venir habiter avec moi. – Elle va vous servir de bonne ! – Très joli coup bas. – Pardon. Mais cela se termine toujours mal ». En trois phrases, Franklin résume le type de regard que l’institution jette sur Sarah : juridique (la première phrase fait appel au droit à deux reprises), méprisant (la seconde phrase en livre la cause, à savoir une anthropologie réductrice : Sarah est seulement bonne à vivre de la profession désignée par le substantif quand il devient épithète) et désespéré (la troisième phrase tire la conséquence).

    « Je l’aime, réplique Leeds. C’est une affaire entre moi et Sarah ». Cette réponse est la seule qui s’élève au-dessus à la fois du juridisme, du mépris et de la fatalité, bref réfute la toute-puissance de l’institution.

    « Sarah est contente de son sort, explique Franklin. Elle a eu une enfance terrible. Elle croyait être attardée mentale. Maintenant, elle est productive, elle paye des impôts ». Ce raisonnement n’est pas absurde eu égard à la logique de la structure. La réaction de Franklin n’est choquante que pour celui qui voudrait institutionnaliser l’amour et rêve d’un paradis fonctionnaire. Plus encore, libérer la parole demande, au moins pour une part, de se libérer du poids de l’institution. C’est ainsi que James apprend à ses élèves à l’insulter. Nul masochisme ni relecture kafkaïenne de l’administration : Leeds profite de l’énergie de la colère pour dénouer les résistances : « Sale c… », « Tête de nul », et transforme même l’injure en occasion de complicité.

    Cependant, malgré l’apparence, Franklin n’a pas véritablement démissionné. Certes, à force de désespérer, il en arrive à mépriser Sarah ; surtout, ne s’étant pas donné la peine de découvrir la personne derrière le personnage (le masque blessé), il ignore que son attitude entretient Sarah dans son enfermement et la conviction dévalorisante selon laquelle la femme n’est que l’esclave de l’homme. Mais, plus tard, beau joueur, il reconnaîtra son erreur. Sarah est meurtrie de ne pas avoir été assez aimée par les hommes ; c’est par un homme qu’elle redécouvrira qu’elle est aimable pour elle-même.

    Franklin saura reconnaître ses torts, et ses collègues de même, ainsi qu’en témoigne la soirée poker où ils se font « plumer » : les biens entendants qui se croient toujours supérieurs s’inclineront de bonne grâce et modestement : « Vous faites des merveilles avec elle, James ». « Bravo ». « Une leçon pour nous ». Cependant une telle remarque ne souligne-t-elle pas trop l’altérité ? Ne souligne-t-elle pas encore plus le handicap de Sarah que Sarah elle-même ? L’impuissance de l’institution exprime en creux que, si elle peut aider les membres les moins réfractaires, la chaleur d’un amour peut seul guérir et libérer, surtout les sujets les plus exclus et les plus perdus.

    d) L’impossibilité d’entendre que l’on est aimé

    Jean Vanier nous l’a appris : seul l’amour inconditionnel de l’être blessé l’ouvre et l’enfante à la vie. Une seule réponse peut sauver Sarah de sa détresse : celle de l’amour encore plus grand que sa blessure.

    Certes, James est amoureux, très amoureux : « Vous êtes la plus mystérieuse, la plus farouche, la plus belle femme que j’ai jamais croisée sur ma route ». Mais Sarah est meurtrie, très meurtrie : « Je croyais que tu ne voulais plus me voir après tout ce que je t’avais raconté ». On imagine aisément quelle terreur d’être à nouveau abandonnée habite Sarah.

    James devra d’abord accepter de la rejoindre là où elle est, jusque physiquement : dans cette piscine où elle puise la consolation qui lui a tant manqué. À ce geste, il joint une parole d’une délicatesse que seule la vulnérabilité du véritable amour peut dicter. James dit à la fois sa résolution à être toujours présent – « Non, je ne m’en irai pas » ; or, on vient d’entendre sa crainte d’abandon – et le souci absolu de son autonomie – « Dites-moi ce que je dois dire » ; or, on sait combien l’homme est synonyme de dangerosité violente) Ayant ainsi entendu que son besoin de se sentir aimée autant que d’être respectée est satisfait, Sarah prend l’initiative de s’approcher de James tombé dans la piscine et l’embrasse.

    Néanmoins, tout est loin d’être résolu. Sarah ne cherche pas tant à se donner à James qu’à être consolée d’autant que celui-ci réactive l’immense souffrance qu’elle avait soigneusement chercher à se cacher. Quelques temps plus tard, après avoir vu Certains l’aiment chaud, ils se retrouvent. James n’est pas dupe de la fermeture de Sarah, mais, avec délicatesse, il met en avant sa propre fragilité :

    « Ne me brise pas le cœur.

    – J’ai la peau dure, répond-elle. Personne ne m’a jamais fait souffrir.

    – C’est faux ». La brutalité de l’affirmation étonne : James sait que le commencement de la reconstruction consiste à reconnaître la vérité. Néanmoins, il ajoute avec douceur : « Supposons que tu puisses souffrir. Je te protégerai, je m’occuperai de toi ». Sarah refuse cette connaissance qui rime avec souffrance. Aussi l’hypothèse soulevée par James est-elle tolérable seulement parce qu’il promet de l’entourer.

    L’effet apaisant de cette parole contenante se fait aussitôt sentir. Le langage gestuel de Sarah ralentit, plus respectueux de l’autre. Et, lorsque James lui donnera d’imiter le bruit des vagues, Sarah sourira. Mais quels trésors de patience et de pédagogie a-t-il dû déployer pour arriver à ce résultat.

    De fait, un rien la ferme. Un soir, James interpelle Sarah : « Maintenant, dis-moi ce que je dis, répète-le moi ». La réaction ne se fait pas attendre. Aussitôt, la jeune fille se durcit. En effet, James s’est doublement fourvoyé : d’une part, en confondant demande et exigence, il la contraint ; d’autre part, en lui demandant d’employer le langage verbal, il la pousse à revenir dans le monde qui l’a tant meurtrie. Sur le champ, James saisit son erreur : « Je ne recommencerai pas, jamais. C’est promis ». Nous verrons plus loin que sa bévue n’est pas fortuite : en effet, elle se répètera. En tout cas, il demande pardon ; plus encore, il s’engage pour le futur. Grâce à ce double acte d’humilité, la crise est évitée de justesse.

    En fait, elle n’est qu’ajournée. La fête de l’école en sera-t-elle l’occasion ? Leeds y montre les résultats de sa pédagogie. Ils s’imposent par leur efficacité, sinon par leur esthétique, comme ne manque pas de le remarquer le pragmatique Franklin : « La chanson est idiote, mais il est capable de chanter ». Sarah assiste au spectacle mais, au vu de la réussite, elle s’enfuit. James la rejoint, tente de s’expliquer : « Oui, dit-il, ces enfants m’ont fait une grande joie. Est-ce contre la loi ? »

    Sarah rétorque : « Je te déteste de leur avoir appris à parler ». Sous-entendu (sic), en les introduisant dans ton univers, c’est moi que tu as forcé. Dans cette projection, elle exhale toute sa blessure. James détecte-t-il le message ? En tout cas, il redit son amour, sans restriction : « Moi, je t’aime et j’ai besoin de toi. Où sont tes valises ? Aujourd’hui tu vas t’installer chez moi ».

    Affectivement rassurée, Sarah laisse affleurer une autre difficulté, celle de son travail : « Sarah, que veux-tu, lui demande-t-il ? Moi ? Tu m’as. Tu veux des enfants ? »

    Elle répond, avec une amère dérision : « Des enfants sourds ». James refuse ce narcissisme désespéré : « Moi, non. Pourtant, même sourds, je les aimerais ». Avec une prodigieuse ouverture de cœur, il a perçu le message subliminal. La crise est de nouveau évitée de justesse.

    Troisième exemple. Un jour, ils se retrouvent sur le ponton ; amoureusement enlacés, contemplant dans la même direction, ils sont manifestement heureux. Mais pourquoi Sarah a-t-elle tant besoin de son chat ?

    Bref, la présence de James console, elle ne répare pas ; la blessure réactivée est pensée (connue), elle n’est pas pansée pour autant. Même aimée, la personne meurtrie peut demeurer enfermée dans sa souffrance. Voilà pourquoi la crise ne pourra pas être indéfiniment repoussée.

    e) La mésentente avérée

    Lors d’une scène d’amour, il échappe à James : « Je ne serai jamais assez près de toi. Dis mon nom une seule fois ». À l’immédiate réaction de Sarah, James s’aperçoit avec terreur de son erreur : « Oh, pardon. J’avais promis. C’est venu comme cela ». Touchée dans sa confiance, alors même que leur intimité est maximale, Sarah s’obture Dès lors, la faille entre eux ne fera que s’agrandir, toujours davantage. La bouderie de Sarah s’alimentant de sa ténacité : « Comment es-tu si belle et si têtue ? », remarquait James un jour.

    La surprenante, voire déstabilisante soirée entre sourds consommera une rupture depuis longtemps entamée. De retour prématuré de la soirée, Sarah est furieuse. La présence de Marianne, brillant du feu de ses deux doctorats et (im)mobilisant toute l’attention autour d’elle, sert de révélateur.

    James tente une nouvelle fois de désamorcer la situation. « Elle a tout, sauf moi ». Mais l’humour ne suffit plus. Ainsi qu’elle l’a toujours fait, Sarah s’apprête à fuir dans sa solitude. James s’y refuse : « Quand on allume un feu de joie, on va jusqu’au bout ». Sarah démasque alors son intense dévalorisation : « Je ne sais rien faire. Je me sens idiote ». Mais, selon le cercle vicieux qu’elle emprunte habituellement, l’auto-dénigrement se transforme en colère accusatrice : « Tu me traites comme une idiote ». À quoi elle ajoute une remarque sur Marianne.

    « Que vient faire Marianne là-dedans ? », rétorque James qui n’est pas dupe : cette jalousie blessée n’est que le symptôme d’une souffrance plus radicale. La justesse de sa réplique permet aux griefs plus profonds d’émerger : elle pense qu’il est heureux qu’elle soit sourde, qu’il veut la changer en entendant et qu’il veut la dominer.

    Face à ces trois interprétations, James rétorque : « Mais toi, qui es-tu ? »

    Sarah ne connaît qu’une réponse : « Disparaissons sous les couvertures ». Comme James l’avait prédit, rien n’est changé : l’union des corps ne cause jamais l’union des cœurs ; elle ne peut que l’exprimer. Pire encore, cette relation sans amour réactive chez Sarah son autodestruction via son expérience sexuelle désastreuse.

    James ne peut rien contre ce déchaînement de violence. Il renvoie Sarah à sa liberté : « Qu’as-tu décidé ? – Personne ne parlera plus jamais pour moi. – Comment te débrouilleras-tu ? »

    Lancée, Sarah n’écoute pas. Elle exprime jusqu’au bout sa haine et sa désespérance qui est désir d’anéantissement : « Les gens m’ont toujours dit ce que je devais faire. Et la plupart du temps ils se trompaient. Ils n’avaient aucune idée de ce que je vivais ou de ce que je pensais. Et ils n’en auront aucune ».

    James entend la requête d’identité. Cependant, il se refuse à cette clôture suicidaire qui est refus de l’autre. Alors, une nouvelle fois, Sarah tourne son agressivité vers lui : « Tu penses pour moi, comme si je n’existais pas. Tu veux que je sois avec toi, tu veux m’apprendre à parler. Mais tout cela, ce n’est pas moi, c’est toi. Jusqu’à ce que tu me laisses être moi, tu ne pourras entrer dans mon silence et je n’entrerai pas dans le tien. Et nous ne pourrons être… » Alors, dans un geste très doux, très expressif, Sarah montre qu’elle désire être unie à quelqu’un, tout en restant elle-même. En effet, ayant pu exprimer une de ses peines les plus abyssales (ne pas être soi), ayant aussi dépassé ce sentiment-racket qu’est la colère [1], elle parvient à exprimer son besoin profond de communion dans le respect mutuel. Et, dans le même temps, elle mesure douloureusement son incapacité à vivre cette communion dont James partage intensément l’aspiration. Il la renvoie donc à elle-même avec une vérité aussi brutale que juste : « Comment vas-tu te débrouiller ? » Il lui ferme les échappatoires : « Tu peux t’enfermer dans ton château de silence. Mais je crois que tu mens ». Il accuse son « orgueil stupide et absurde » : « Tu refuses qu’on ait pitié de toi ».

    Mais, brusquement, James demande : « Lis mes lèvres. Apprends mon langage. Je suis sûr que tu sais faire. Parle-moi ». Certes, en désignant le langage, il pointe du doigt tout ce en quoi Sarah a cristallisé son refus de l’autre. Mais, par la même occasion, en lui imposant sa culture d’entendant, il court le risque incalculable de réveiller en elle toute sa blessure de rejet. La suite va le confirmer.

    On s’étonne : comment cet as de la pédagogie qu’est James a-t-il pu, dans un moment aussi crucial, retomber dans le même piège et courir un tel risque ? Je le redirai : Leeds est un gagnant ; il est tenté de façonner Sarah à l’image de sa réussite ; et il succombe en envahissant son territoire.

    Alors, brusquement, Sarah se met à hurler. Cri primal insoutenable où se mêlent l’horreur de son existence, la haine de soi et le dégoût des autres. Mais aussi, confusément, la vie. On comprend à la vue d’une scène qui s’achève de façon aussi intense pourquoi l’extraordinaire prestation de Sarah lui a valu l’Oscar de la meilleure actrice 1987. Sarah s’enfuit dans la nuit bleue.

    Cette demande constamment renouvelée d’un amour absolue et sans défaillance n’a pas suffi à apaiser Sarah. Elle ne guérira que si intervient un autre facteur : l’acquisition de l’autonomie. En effet, si elle cédait à la parole de James (« Apprends mon langage ».), elle s’infantiliserait, elle céderait à la possession soft et passive, après avoir succombé à la domination violente des violeurs. Heureusement, son instinct de survie détecte le piège ; elle a trop souffert de la projection du désir de l’autre sur elle pour céder à la tentation. Néanmoins, Sarah n’est pas encore autonome. Lors de la partie de poker chez Franklin, elle puise son énergie dans le regard de James. Après la crise, elle se regarde dans la glace et ne se reconnaît pas : comment chérir l’autre si on ne s’estime pas soi-même ? Comment s’aimer quand on a été mal aimée ? Comment sortir de la rancœur sans pardonner ?

    2) La surdité acquise

    a) Un entendant apparemment très écoutant

    De prime abord, le professeur James Leeds est tout ouverture et don à l’autre. Il a d’autant moins besoin de faire ses preuves que son palmarès est prestigieux ; après avoir souligné le fait avec une ironie à peine voilée, le directeur lui fait comprendre que l’excès de zèle serait aussi mal venu que le défaut. Le souci de James est donc d’autant plus remarquable. Son action pédagogique est éminemment attentive à chaque personne, la patience qu’il déploie, infinie : « Ben, quel est ton personnage préféré ? Dis-le. Je sais qu’il faut du courage. Donne-moi un son. Allez, essaie ! » Et lorsque Ben pousse un beuglement – ce qui est une vraie victoire –, il le remercie chaleureusement.

    Dans le restaurant, son premier geste est de s’asseoir avec ses élèves et non avec les professeurs. Sa pédagogie est toute d’attention à ceux qui lui sont confiés. Au lieu de plaquer un schéma pédagogique qui, dans sa généralité, manquerait la trajectoire unique de chacun, Leeds tâche de rejoindre chaque enfant sourd, chaque malentendant dans sa difficulté. C’est ainsi que, face à l’indifférence de ses élèves, il décide de partir de leurs attentes qui tournent autour de la sexualité, de la danse, du sport, etc.

    Cette ouverture ne signifie pas que James ignore l’échec. Par exemple, l’un de ses élèves ne se prêtera pas au jeu, restera toujours obstinément enfermé dans son livre et ne participera pas au spectacle de fin d’année. Néanmoins, à la fin du film, on le verra relever la tête, lorsque Leeds lui adressera la parole : de la sortie du livre à la sortie de soi que symbolise la « sortie » de la parole, la distance n’est pas si grande…

    b) Un chemin vers l’entente mutuelle

    Il serait cependant un peu court de mettre le retard de la guérison intérieure de Sarah sur le seul compte de ses blessures et de la complicité de son orgueil et de son impatience. Quoi qu’il y paraisse, le professeur Leeds n’est que partiellement ouvert à la différence. Il est trop grisé par sa réussite pour ne pas être tenté par le syndrome Pygmalion (façonner une créature symbolisant sa réussite). Il va en faire la cruelle mais féconde expérience, grâce à Sarah. Leeds qui se pensait non seulement bien entendant mais professeur à l’écoute des autres découvre qu’en fait, il ne comprend pas grand chose à Sarah, voire que son univers lui demeure hermétique.

    Malgré tout son savoir-faire et tout son amour, Leeds ne peut s’adapter immédiatement au handicap de Sarah. Ainsi lorsqu’il lui demande de rapporter de la boisson, alors qu’elle vient de disparaître dans la maison : « C’est vrai, elle n’entend pas ». Une autre fois, fatigué après avoir invité sa classe chez lui qui, paradoxalement, ne se trouve bien que dans un déluge sonore (« Il ne nous manque qu’un concerto pour bazookas ! »), il veut se reposer en écoutant un morceau de Bach qu’il affectionne particulièrement. Mais le repos de vingt minutes qu’il pensait s’octroyer est vite interrompu… par son propre chef : « Je n’en tire aucun plaisir, parce que tu n’en profites pas, parce que tu reste en dehors ». Ce geste généreux ne biffe-t-il pas son altérité ? Il fait d’ailleurs écho aux demandes parfois exprimées sur mode fusionnel (« J’ai besoin de toi », etc.) ? Une autre fois, à l’extérieur, Sarah lui reproche de ne pas être tout à lui, de laisser vagabonder son esprit : « Personne n’est jamais entré dans mon silence. – Moi, tu me laisseras entrer, répond naïvement James à cet illégitime reproche ». D’ailleurs, Sarah remettra elle-même la musique en lui demandant de lui expliquer. James esquisse quelques gestes intenses, mais mesure qu’il est impossible d’exprimer ce qu’il ressent à un sourd : « Désolé. – Ne sois pas triste, mon chéri, répond Sarah avec élan. – Je ne le serai pas, décide-t-il ».

    Lors de la soirée, pour une fois, James se sent seul. Cette expérience décisive lui permettra à rebours de comprendre la solitude de Sarah dans un monde de bien-entendants : « J’ai l’impression désagréable que tous ces gens distingués parlent un jargon que j’ignore ». Ainsi, peu à peu, James comprend qu’il a lui aussi des limites et un chemin à parcourir. « Le langage est une arme dangereuse, à manier avec discrétion », dit-il au jeune malentendant, dans la soirée finale : la capacité de parler qui lui semblait un bien absolu est maintenant relativisée par le seul inconditionnel, l’amour – et l’accueil de l’autre tel qu’il est, là où il en est.

    Il comprendra rétrospectivement combien ses premières paroles ont pu blesser et enfermer davantage Sarah : « Si vous me faisiez confiance, je parie que je vous apprendrai à parler ». Il ne se rendait pas compte qu’alors c’est le professeur sûr de ses compétences qui s’exprimait, non l’homme vulnérable qui rejoint autrui là où il (en) est.

    Lorsque Sarah retourne à la maison familiale, James écoute, solitaire et inconsolable, la musique de Jean-Sébastien Bach. Surtout, il plonge dans la piscine, non par régression, mais par désir de communier au silence – Jacques-Henri Cousteau parlait de l’océan comme du monde du silence – de celle que son égoïsme lui interdit de rejoindre.

    On saura que James a désarmé toute volonté de puissance pour entrer dans le respect de l’altérité, lorsque de loin, il verra Sarah travailler, sans être vu : en effet, il constate, sans révolte, un bonheur (celui de l’autonomie) dont il n’est pas la cause immédiate et ne cède pas au désir de pénétrer sur un territoire où il n’a pas été invité. Le gagnant a enfin renoncé à gagner à tout prix ou à séduire.

    3) Où le pardon sourd [2]

    Désormais, le salut est entre les mains de Sarah. Il lui appartient de dénouer ce que sa fermeture – pour une part voulue – a noué. Un moment on peut craindre qu’en fuyant James, elle erre sur la route. Mais la crise lui a permis de percevoir clairement son désir profond. Elle lui montre aussi que, pour y accéder, unique est le chemin : retrouver son identité ; or, la source dit l’être ; il lui faut donc retourner à la maison familiale. Elle l’a quittée voici huit années, à l’âge de dix-sept ans, et n’y est plus jamais revenue. Non pas d’abord pour affronter son passé, mais pour se réconcilier avec lui, avec le courage et la ténacité qui sont les siens et lui ont permis de ne pas verser dans la psychose. Sa mère l’accueille avec amour, sans jugement ; elle lui prépare le chocolat chaud qu’elle aime. Derrière, on aperçoit sur un mur, les photos de la mère et de la fille : leur rapprochement est-il une promesse de réconciliation ? Sarah manifeste son désir de paix en reconnaissant humblement : « Je ne t’ai jamais aidée ». Alors peut venir la réconciliation en vérité : « Ne me fais pas souffrir encore, dit doucement sa mère, dont on découvre qu’en fait, elle parle le langage des sourds ». Elle explique : « Nous t’avions éloigné, car je ne savais pas quoi faire de toi. Ton père te refusait. Car, pour lui, tu étais l’image d’un échec ». Mais Mrs Norman ne se dérobe pas à sa responsabilité : « C’est vrai que je t’ai détestée. Car, sans toi, il ne m’aurait jamais quittée ». Et d’ajouter la parole libérante : « Pardonne-moi ». Alors, parcourant les photos de son enfance, Sarah va retrouver peu à peu ses racines, donc son identité.

    Il reste alors à Sarah d’oser une véritable relation, d’aventurer la vie, comme aurait dit Thérèse d’Avila. « Je me sens seule, ose-t-elle avouer à sa mère, manifestant à nouveau, mais paisiblement, qu’elle s’est ouverte à l’autre ». Leeds a téléphoné, mais Sarah n’était pas prête à l’accueillir. Maintenant, la jeune fille l’est. Sa mère prépare sa réponse, en lui donnant une boîte à musique, dans la chambre à fond bleu : « Il est venu ici. Il a besoin de toi. – Je ne sais pas quoi faire, avoue-t-elle ».

    La mère de Sarah a l’intelligence du cœur qui aime. Elle n’a pas la maladresse de lui dicter son attitude ; mais elle lui donne de prendre confiance en ses sentiments, notamment dans ce sentiment nouveau qu’elle n’a pas encore apprivoisé, l’amour : « Je crois qu’au fond de toi, tu sais ».

    4) À l’écoute de l’eau

    La double symbolique de l’eau et du bleu accompagne, omniprésente, le film avec bonheur. Il y a l’eau de la piscine où, seule, dans le silence nocturne, Sarah refait ses forces et trouve la consolation qui lui permet de ne pas sombrer dans l’autisme ; il y a l’eau de mer qui, au contraire, est le signe de l’ouverture à l’extérieur : dans le restaurant sur le rivage James invite Sarah et la rencontre à proprement parler pour la première fois ; enfin, comme faisant transition entre la totalité régressive et l’infinité, il y a l’eau de pluie : mêlée aux larmes, elle est signe de la tristesse qui invite à quitter ses conforts égoïstes, elle naît du manque et invite à changer, pour toujours mieux accueillir l’autre, dans la joie du don. En regard, « pour un terrain de sport, l’eau est l’ennemi numéro un », explique Franklin à James, se moquant manifestement de ses efforts pour apprivoiser Sarah ; or, ce terrain est comme l’emblème de l’institution ; pour celle-ci, Sarah est une menace ; au mieux, un problème… insoluble. C’est sur le rivage que Sarah accepte d’être rejointe, physiquement et psychologiquement ; c’est à partir de lui que, sans sécurité, James avancera en eau profonde.

    « Je suis en train de tomber… », commence-t-il, en se penchant au bord de la piscine où Sarah essaie de trouver un repos qui ne vient pas. « Je suis en train de tomber… », répète-t-il. Et, entraîné par son poids qui est son amour [3], il achève : « … dans la piscine ». Cette eau est le symbole du premier amour, fusionnel : James vient y consoler l’enfant si malheureuse et lui montrer que l’homme n’est pas si dangereux qu’elle le croyait. La mer, au contraire, est signe d’amour respectueux de l’altérité qui se refuse au mélange.

    5) La double entente

    Tout est prêt pour qu’advienne la splendide scène finale. La fête de fin d’année est arrivée. James et Sarah ne se sont pas revus. Rien n’est sûr, mais tout est possible. James se trouve là, seul, dans cette salle de fête où chacun se parle, s’amuse. Soudain, Sarah apparaît, toute habillée de blanc. On est d’autant plus en droit de faire une lecture symbolique de cette couleur que Sarah l’arbore pour la première fois. Avoir revisité son histoire, avoir reçu l’amour de sa mère l’a comme revirginisé. Mais l’immaculé est symbole nuptial autant que virginal.

    Sarah se trouve de l’autre côté de la salle, séparée par bien des obstacles de celui qu’elle aime encore. On le sait, la pièce est un monde clos totalisant. Ils ne pourront se rencontrer que dehors. James, le premier, risque une parole, toute d’accueil et d’émerveillement : « Tu es belle, Sarah ». Elle s’assoit. Il se lève aussitôt. Elle rit. À cette astucieuse utilisation de l’inclusion [4], le spectateur comprend soudain que le moment décisif est arrivé.

    James continue, avouant humblement sa vulnérabilité : « Cela m’a fait un coup de te voir. Je ne savais pas que faire. – Moi aussi j’avais peur ». À James désarmé de sa supériorité répond Sarah désarmé de son agressivité.

    Sarah peut maintenant exprimer le chemin de vérité qu’elle a parcouru : « Je suis pleine d’amertume et de colère depuis mon enfance. Alors j’ai utilisé ma colère pour te repousser ». Mais l’explication pourrait excuser et déresponsabiliser. Aussi Sarah ajoute-t-elle : « Je regrette ».

    Mais James aussi a ses torts et le pardon est contagieux : « Moi, je regrette de t’avoir fait souffrir, répond James ». Cette humble remarque lui vaut un très bel aveu de la part de Sarah : « Je sais une chose grâce à toi : je peux faire souffrir sans me faner comme une fleur que le vent emporte ». Dans sa précédente parole, Sarah avait exprimé sa relecture du passé ; maintenant, elle célèbre une nouvelle identité : ni toute souffrance, ni toute violence, mais intégrant, contenant celles-ci en demeurant elle-même.

    Chacun ainsi rendu à lui-même, une immense espérance germe en son cœur. Mais, incertains de l’avenir quoiqu’assurés d’aimer, sur quoi Sarah et James peuvent-ils construire leur couple ?

    Un groupe d’élèves de James, bruyant et chahutant, les invite à aller encore plus loin. Il se retrouve ainsi… au bord de la mer, espace infini par excellence. Ils s’approchent de l’eau. L’ombre, comme l’onde, est nuptiale et solennelle : « Je ne veux pas vivre sans toi. – Moi non plus ». Dans ce double aveu, se disent et le désir d’unité et le respect de la différence. Un geste d’union des mains, sobre et superbe, vient sceller le dialogue qui vaut échange de consentement. L’amour est un parce qu’il unit ; il est deux parce qu’il respecte ; il est trois parce qu’il est fécond. Il demeure à s’ouvrir à ce lieu autre, creuset de fécondité : « Crois-tu que nous pourrons trouver un endroit où nous pourrons nous rejoindre, pas dans le silence, pas dans le bruit ? » Ce lieu à créer n’est-il pas la parole – mais quelle parole ? quel langage ? – recueillie par l’écoute ? La musique, ponctuée de points d’orgue, épouse cette requête inouïe, au sens le plus étymologique.

    Autrement plus réaliste que le baiser hollywoodien et ses relents romantiques de fusion, cette scène qui conjugue la juste distance et le risque de la communion n’évoquerait-elle pas la liturgie du mariage ?

    6) Conclusion

    Dans un roman de Milan Kundera, Tamina et son mari se réfugient dans un petit village des Alpes, après avoir quitté leur pays : « Quand […] ils avaient compris qu’ils étaient seuls, coupés du monde où s’était déroulée toute leur vie d’avant, elle avait éprouvé un sentiment de libération et de soulagement. Ils étaient à la montagne, magnifiquement seuls. Autour d’eux régnait un silence incroyable. Tamina recevait ce silence comme un don inespéré […] ; le silence pour son mari et pour elle ; le silence pour l’amour [5] ».

    Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut entendre, dit le proverbe. Le silence physique où s’est muré Sarah est en fait chaos de fureur et de hurlements intérieurs. L’amicale compétence de James l’aveuglait sur sa toute-puissance langagière, dominatrice et réductrice d’autrui : il lui faudra, dans le silence qui est accueil, découvrir que l’autre est plus grand que toute parole.

    Sarah et James ont été enfantés par un silence nouveau : avant d’être père d’une parole, l’amour est enfant du silence. « Garder le silence ! Quelle étrange expression, disait déjà Georges Bernanos par la bouche du curé d’Ambricourt, dans Le journal d’un curé de campagne. Ce n’est pas nous qui gardons le silence, c’est lui qui nous garde ». [6]

    Pascal Ide

    [1] J’emprunte l’expression de « sentiment racket » à une méthode de thérapie brève, la PNL (programmation neuro-linguistique) ; la colère est sans doute l’émotion qui présente le plus fort potentiel de dissimulation : ce sentiment construit, très élaboré, où se mêle le plus souvent beaucoup d’accusation, donc de raison, empêche souvent de percevoir une tristesse, une angoisse plus profondes.

    [2] C’est-à-dire : « jaillit ».

    [3] Saint Augustin disait : « Mon poids, c’est mon amour [pondus meum, amor meus] » (Confessions, L. XIII, ix, 10, p. 440-441).

    [4] Sur le sens de ce terme, voir La femme de l’aviateur.

    [5] Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, IV, 12, trad. François Kerel, Paris, Gallimard, 21985, p. 141 et 142.

    [6] Une lecture religieuse, voire messianique du film est aussi possible. James doit payer de sa personne, risquer tout pour sauver Sarah, et cela par amour : en ce sens, il est une figure christique, ce qui ne signifie pas qu’il n’ait pas, lui, à être sauvé, mais par Sarah.

    Pascal Ide

    Le professeur James Leeds (William Hurt) se rend dans un institut pour jeunes malentendants afin de les éduquer au langage verbal. En peu de temps, tous ses étudiants sont conquis. Jusqu’au moment où il découvre, dans l’établissement, une jeune fille, Sarah Norman (Martha Matlin), qui s’obstine à n’utiliser que le langage des signes et s’est confinée dans une sourde violence. Stimulé par l’enjeu, James le brillant et le battant décide d’éduquer Sarah. Mais peut-il vouloir le bien de l’autre, que celui-ci le veuille ou non ? Surtout, il tombe amoureux de sa belle élève ; or, la relation pédagogique tire son efficace d’une adéquate altérité. Comment concilier cette double logique de rapprochement et de juste mise à distance ? À moins qu’il ne faille sacrifier l’un des deux aspects…

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