Le changement à l’aune du don selon François Roustang 1/2

« Il faut non pas se perdre dans le grand tout […], mais oublier le soi-même dans l’action [1] ».

1) Introduction

Le parcours de François Roustang (1923-2016) est atypique : d’abord jésuite disciple de saint Ignace ; puis psychanalyste disciple de Jacques Lacan ; enfin hypnothérapeute disciple de Milton Erickson. Il est donc psychanalyste hypnothérapeute de profession, et philosophe et théologien (de formation).

Dans La fin de la plainte, il décrit, avec profondeur mais non sans quelque obscurité, le processus qui conduit un patient consultant un thérapeute à sortir de la plainte, autrement dit à changer [2]. Or, cette description, me semble-t-il, parle de la dynamique du don, l’éclairant sous un angle original, illustrant de manière neuve notre relation à la puissance, c’est-à-dire reconduisant le patient à son cœur, au centre du don 2 (ou don à soi).

Pour présenter la pensée de François Roustang, je partirai du résumé, très rigoureux et très articulé, qu’il a l’amabilité de nous proposer au terme de l’ouvrage, sous le titre « Petit guide du changement », avec un sous-titre non dénué d’humour : « Regulæ ad directionem mutationis ordine geometrico demonstratæ » [3]. Humour qui est notamment lié à la double référence croisée, volontairement indéfinie, de cette titulature pour le début, aux Regulæ de Descartes et, pour le terme, à l’Ethica de Spinoza. Sans doute pour nous prévenir qu’on ne saurait réduire les six règles à une méthodologie – il y va de toute une vision anthropologique –, pas plus qu’on ne pourrait se contenter d’en faire une théorie de l’homme déconnectée de toute pratique rigoureuse finalisée vers la sortie de la plainte…

Nous présenterons brièvement les six règles, laissant de côté les incidences plus pratiques, notamment en ce qui concerne l’importance du thérapeute (mon propos est plus spéculatif), commentant la démonstration en en faisant ressortir les articulations, en convoquant d’autres registres sémantiques et en illustrant leur exposé, abstrait jusqu’à en être abscons, par différents autres développements ou exemples fournis dans l’ouvrage ; nous n’hésiterons pas à le relire, enfin, à l’aune de la logique du don dans l’exposé lui-même tant elle transparaît de manière limpide. Enfin, nous terminerons en ouvrant sur la conception nouvelle de la puissance (et de la finalité) impliquée par cette anthropologie qui suscite, à mon sens, pas moins que les prémisses d’une nouvelle métaphysique.

2) Mise en ordre générale

Roustang distingue six règles. Leur organisation ne saute pas aux yeux ; voire, les règles semblent présenter des répétitions, des allers-retours. Pourtant, les nombreuses mentions au temps font deviner, derrière la logique, une chrono-logique ; à deux reprises, l’auteur décrit minutieusement les « étapes du processus » (pour les règles ii et v) : l’ordre est aussi successif. C’est ainsi que la règle i s’ouvre sur le constat du refus du changement et la règle vi s’achève sur le changement enfin acquis, sa nature ; entre les deux s’égrènent les étapes de la modification. On peut donc aussi lire les six règles comme les six étapes de la métamorphose tant désirée et pourtant si apparemment inaccessible. Derrière cet ordre temporel se dessine un ordre plus ontologique, précisément anthropologique, que les lois du don peuvent, mais seulement en partie, expliciter ; car, en retour, elles vont se trouver éclairées et approfondies par les distinctions opérées par Roustang.

Chaque étape introduit un nouveau concept que je place entre parenthèses car Roustang n’a pas systématisé ainsi : indifférence, retrait, attente.

3) Exposé

a) Règle i (règle de l’indifférence)

La première règle énonce le premier pas vers le changement qui est le but de toute thérapie. Je la dénomme avec un terme qui n’apparaîtra que dans les explications mais qui résume bien l’attitude ici décrite.

1’) Énoncé

« Le changement de la relation à soi, aux autres et à l’environnement est en proportion inverse de la volonté de changement ». Cette formule paradoxale surprend. Elle signifie que le changement n’est possible que si, en premier lieu, la personne accepte, activement, l’état initial qui est le sien et qui constitue son point de départ.

Comment ne pas songer, jusque dans le nom, à la règle ignatienne de la « sainte indifférence », explicitée dans « Le principe et fondement » des Exercices spirituels (n° 23) ? Pourtant, Roustang se réfère plus probablement à sa vision de l’hypnose [4]. Mais les deux, en fait, convergent vers un présupposé métaphysique qu’est la puissance active comme ressource [5].

2’) Reprise dans les termes de la logique du don

Roustang souligne au fond l’importance du don 1 (ou don originaire, don pour soi), du donné de départ, ici intérieur. Et il indique l’attitude intérieure à l’égard de ce donné. Il s’agit d’y consentir, autrement dit de l’approprier. En effet, les deux premières explications caractérisent cette attitude à l’égard du premier état par deux traits : l’activité (versus la passivité) et la durabilité (« la penser [la situation] comme durable et même sans fin, c’est-à-dire vérifier l’indifférence au résultat du processus de changement ») ; à quoi il ajoute un troisième trait d’une extrême finesse : « se préparer à ce que, grâce à la cure, la mauvaise situation actuelle s’aggrave » ; or, cette disposition assure « l’indifférence au résultat ». Or, l’appropriation est à la fois un acte de liberté qui consent à ce qui est et une stabilisation intérieure, une inscription de l’être accepté dans la durée. Roustang nous parle donc bien de l’accueil du donné.

En retour, les explications offrent trois critères passionnants du juste accueil : activité ; durabilité ; attente du pire. Le premier introduit dans la responsabilité de soi, le second dans la patience donc dans la relation au temps, le troisième dans la non-maîtrise, notamment du plus insupportable, la souffrance.

Enfin, l’indifférence ici décrite et prescrite ouvre en fait déjà aux règles suivantes qui vont faire descendre le sujet dans la profondeur de son intériorité ; elle répond, en termes éthiques (et psychologiques), à la réalité anthropologique qui va maintenant être décrite comme « retrait », « attente », etc. (et, dans mon registre : « puissance »). Voilà pourquoi, dans son corollaire, Roustang fait appel à trois termes qui appartiennent tous au registre de l’ouverture aux possibles : « malléabilité », terme générique qui se décline en « suggestibilité » du côté du thérapeute et en « disponibilité » du côté du patient.

b) Règle ii (règle du retrait)

1’) Énoncé

« Pour modifier la relation à soi, aux autres et à l’environnement, il faut s’en retirer. La force de la modification sera proportionnelle à l’ampleur et à l’intensité du retrait ». Dit autrement, le second pas de la modification est, pour le patient, un retrait, un désinvestissement de ses habitudes actuelles.

2’) Démonstration

Le patient vient pour ne plus ressentir de souffrance, de malaise. Or, ceux-ci viennent autant qu’ils se manifestent par un dysfonctionnement dans les trois champs relationnels qui nous caractérisent : soi, les autres par excellence que sont les personnes et les autres que sont les choses ou l’environnement. Par conséquent, le patient désire (ou au moins doit) « refondre » ces relations.

Or, « refondre cette relation suppose que l’on fasse retour à l’origine de toute relation et que cette origine soit donnée en tant que telle ». Cette affirmation anodine et apparemment évidente choisit en réalité entre deux hypothèses : le changement compris comme une autre orientation ou compris comme un retour à l’absence d’orientation. Une image le fera comprendre. Je suis engagé sur une route que je symboliserai A. Pour quitter cette route (ici de souffrance), je dois prendre une autre route que j’appellerai B ou plutôt j’ai le choix entre prendre la route B ou bien ne pas prendre de route, demeurer en suspens entre A et B. En fait, je ne peux atteindre B que si je reviens à la bifurcation entre A et B. Cette bifurcation est donc première, autrement dit originaire. Voilà pourquoi Roustang parle d’un « retour à l’origine de toute relation ». Ce point vaut d’autant plus d’être soulignée que, habituellement, lorsque nous avons le courage de changer, nous nous dirigeons aussitôt vers un nouveau choix. Roustang propose donc une troisième voie, en-deçà de cette alternative (voire cette oscillation) : l’origine des choix déterminés A ou B.

Or, revenir à l’origine « postule l’arrêt de toute effectuation de la relation ». S’arrêter, c’est se retirer de l’engagement précédent. Par conséquent, la modification requiert le retrait.

3’) Étapes du processus

Autant la démonstration précise le pourquoi, autant ces étapes ménagent le comment. Roustang en déploie quatre :

  1. « Se couper de toutes les afférences sensorielles, affectives, intellectuelles » ; autrement dit, se placer en état de déprivation, s’éloigner de toute stimulation. Le moyen est ici celui de l’hypnothérapie qui place en confusion ; mais je n’entrerai pas dans le détail [6].
  2. Or, les afférences stimulent les effectuations et ouvrent à elles. Donc rompre avec les afférences, c’est suspendre les opérations des facultés. Mais, ôté l’acte, demeure la puissance. Voilà pourquoi Roustang décrit la deuxième étape : « les capacités sont tenues en suspens » ; ou, plus précisément : « les capacités de perception, de mémoire et d’apprentissage sont alors réduites à l’état de capacité en tant que capacité ».

Il ajoute une précision d’importance : « Ce suspens n’est pas à interpréter comme un vide intérieur. L’impression de vide naît d’un trop-plein ou d’une complexité tels que rien de particulier n’y est choisi ». Roustang décrit en fait dans un langage phénoménologique, ainsi ce qu’Aristote ou Thomas appellent « puissances de l’âme ». En effet, une puissance, en tant que puissance : a) n’est déterminée par « rien de particulier », autrement dit n’est pas fixée à un seul objet (en tout cas matériel) ; or, l’objet spécifie l’acte ; donc elle est vide d’acte ; b) mais, plus profondément, elle est orientée, par son appétit, son inclination interne vers un achèvement, son acte ; c) donc est riche de tous les possibles, ouverte à tous les objets matériels. Or, Roustang a) parle d’une « impression de vide » ; b) mais refuse d’interpréter cette impression (phénoménologique) comme une réalité ontologique ; c) d’un « trop-plein », plus riche que toute particularité. Il se dessine donc ici toute une anthropologie doublée d’une phénoménologie (d’un vécu) des puissances. Dans la troisième étape, Roustang parlera de capacités rendues à « la modalité du possible » : ce terme doit être entendu ici en sa signification non pas logique (modalité) qu’ontologique (potentialité).

  1. « Les capacités ainsi libérées de toute effectuation relationnelle deviennent actives pour elles-mêmes ». En effet, les effectuations ou les afférences en question ont été suspendues (quant à leur actuation autant d’ailleurs par le monde extérieur que par le monde intérieur). Elles se retrouvent donc à nouveau disponibles dans leur extension et leur ouverture : elles sont ainsi rendues à elles-mêmes. Or, les puissance de l’homme sont multiples et hiérarchisées autant que coordonnées : dans un fonctionnement plénier, achevé, au fond, « normal », elles se potentialisent, s’aident les unes les autres ; malheureusement, nos blessures, nos dysfonctionnements se traduisent (autant que sont causées) par des cloisonnements, voire des empêchements réciproques, une faculté inhibant l’autre. Par exemple, telle défense va surdévelopper l’intelligence et atrophier l’affectivité. Aussi, revenues à leur ouverture au possible, les capacités « peuvent communiquer entre elles, se réassocier de multiples façons et produire une réorganistion de tout le système de perception, de mémoire et d’apprentissage ».
  2. Cette disponibilité des capacités en suspens (2) et cette réorganisation (3) cause l’effet suivant : « Cette potentialité généralisée met la personne sous tension, lui permet de se régénérer et lui fait atteindre un degré maximum de puissance qui est pour l’heure sans détermination ». Toujours précis, Roustang décrit cette dernière étape par trois signes : a) « la personne » est « sous tension » : en effet, comme le montre finement Aristote, la puissance, loin d’être une passivité, est en réalité un appétit qui tend dynamiquement vers son acte ; et plus la puissance est purifiée, plus la personne est en « tension » ; b) elle se régénère : en effet, il y a deux sortes de repos, celui de l’acte accompli, mais aussi celui de la puissance initiale rendue à elle-même et d’où peut jaillir un acte dans la pureté de son élan ; c) pour la première fois, Roustang emploie le terme de « puissance », et à bon escient : celle-ci se caractérise d’une part dans sa différence d’avec l’actuation (« sans détermination ») en-deçà de laquelle nous demeurons et d’autre part par son déploiement maximal (« degré maximum ») : en effet, l’analyse abstraite décrit le changement comme un passage de la puissance à l’acte ; à rebours, dans le concret, nous sommes depuis toujours déterminé par des actes qui recouvrent voire font oublier les belles ouvertures originaires ; une nouvelle fois, Roustang élabore donc une anthropologie vécue de la puissance : non pas comme un point de départ, mais comme un acquis, une conquête sur les déterminations restrictives (et, dans le cas de la blessure, aliénantes). Donc, le retrait rend le psychisme, ses facultés à leur plus grande potentialité et donc à la plus haute détermination. D’où la belle définition synthétique énoncée au début de la démonstration de la règle suivante : « Le retrait » est la libération des « capacités de toute effectuation pour les reconduire à l’état de possible ».
  3. Ajoutons un dernier fruit, exprimé par Roustang dans un autre ouvrage : « Quelqu’un, ayant réussi à se mettre en état d’égale disponibilité, trouvera ou verra se manifester dans les instants qui suivent la solution ou le commencement de solution de ses problèmes [7]».
4’) Reprise dans les termes de la logique du don

En traitant de la puissance, Roustang parle aussi du don et précisément du don 2 : en effet, la potentialité constitue le cœur ou plutôt l’une de ses facettes. En effet, le cœur peut être considéré tourné vers le don 1 (originaire : le don pour soi) ou vers le don 3 (final : le don de soi) ; tourné vers le don originaire, il apparaît comme un lac, une vasque, une puissance d’accueil ; tourné vers le don de soi, il apparaît comme une source jaillissante, une puissance d’initiative. Or, la réception est proportionnelle à la potentialité. Mais double est celle-ci : matérielle et psychique (à quoi il faudrait ajouter une potentialité spirituelle et théologale). Or, Roustang traite des facultés, donc de la potentialité psychique ; plus encore, il les considère dans leur unité, quasiment à la racine. Par conséquent, le retrait rend le cœur à sa pureté réceptive, à sa disponibilité originaire et, en vertu de la proportion des moments du don, le prépare ainsi à un plus grand don de soi.

c) Règle iii (règle de l’attente)

Enfin, le retrait ne trouve pas sa fin en lui-même, mais dans l’attente de la modification.

1’) Énoncé

« Le retrait est un suspens des capacités personnelles et il est égal à l’attente de la modification ».

2’) Démonstration

On vient de le dire : « le retrait a libéré les capacités de toute effectuation pour les reconduire à l’état de possible » ; en langage aristotélicien : le retrait libère la puissance ou faculté de son actualisation et se trouve ainsi à l’état de potentialité ; au lieu d’être réduite à l’acte, elle est reconduite à la puissance. Or, la puissance est ordonnée à l’acte : « cet état de potentialité est potentialité de réalisation effective ». Le sujet en retrait « est donc déjà en puissance un mode de penser, de sentir et d’agir autrement cette relation [à soi, aux autres et à l’environnement] ».

Or, cette puissance, cette possibilité activement tournée vers… se traduit, affectivement, comme une attente. En fait, dans ses corollaires, Roustang est plus précis. Le processus de modification-actuation ici décrit n’est en rien un processus naturel, spontané chez l’être d’esprit : il requiert une détermination, c’est-à-dire une intervention de la liberté. De même que, dans la première étape, le changement requerrait une appropriation, c’est-à-dire un acte de l’intelligence et de la volonté, consentant à l’étape initiale, le donné, de même, ici, cet acte est nécessaire, mais tourné vers l’étape finale, prenant pour objet la modification, le futur en attente. Or, de même que la première étape peut être investie de manière ambivalente : soit comme un état (stagnant, mortellement figé, irréversible), soit comme un terminus a quo, un point de départ, mais à accueillir et investir, de même, la seconde étape, le retrait peut être soit « goûté pour lui-même » et répété de manière stérile, létale, soit envisagé comme une « expansion possible ». Comment choisir ? Ne sommes-nous pas en face d’une ambivalence indécidable ? Nullement, sauf si nous oublions le point de départ de ce cheminement : la personne consulte le thérapeute car elle désire moins souffrir, ce qui suppose (ce qu’elle ignore) changer : donc le retrait est en vue de « la modification de l’existence ». Mais ce point sera étudié dans la règle suivante.

Une fois précisé ce point, contre toute tentation de naturalisme, bien entendu absente du propos de Roustang, il est possible de conclure : « le retrait comme suspens est devenu […] l’attente d’une relation modifiée. CQFD. »

3’) Reprise dans les termes de la logique du don

Il a été dit plus haut que le cœur se présente comme un bipôle : tourné vers l’origine ou vers sa destination. Or, l’attente caractérise l’attitude de celui qui s’oriente vers un bien futur qui advient, l’acte qui accomplit la puissance, le don 3 qui jaillit du fond et s’égale au don 2.

Par ailleurs, pour Roustang, l’ouverture vers le terme ne s’entend que sur fond d’indifférence (règle i) et de retrait (règle ii). Or, la première correspond à l’accueil du don 1, la seconde la reconduction au fond du don 2 et l’attente à l’ouverture, pas encore déterminée au don 3. Par conséquent, Roustang honore la grande loi de la dynamique du don selon laquelle l’étant ne se porte activement vers l’autre que s’étant reçu lui-même. Mais si les trois premières règles épousent les moments du don, que reste-t-il encore à dire ?

Pascal Ide

[1] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Paris, Minuit, 1994, repris en 2003, p. 170.

[2] Id., La fin de la plainte, coll. « Poches » n° 62, Paris, Odile Jacob, 2001.

[3] Ibid., p. 241-247.

[4] Cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012, p. 77-83.

[5] Cf. Ibid., chap. 8.

[6] Cf. François Roustang, La fin de la plainte, chap. v : « Exercice de la gratuité ».

[7] Id., Qu’est-ce que l’hypnose ?, p. 178.

23.12.2025
 

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