Si nous sommes aujourd’hui informé et même surinformé, alerté et même suralerté, au sujet des personnalités narcissiques et perverses, nous sommes en revanche encore sous-informé à propos d’un autre type de personnalité difficile, la personnalité dépendante. Si 0,5 % de la population est concerné [1] – ce qui n’est pas rien ! –, le pourcentage devra nettement s’élever si on élargit le trouble à toutes les personnes qui cherchent à être prises en charge, ce que déjà, en 1883, Théodore Ribot appelle l’« affaiblissement de la volonté » [2], en 1977, l’OMS, l’« asthénie », Stephen Karpman, le « victimaire » [3] et la psychanalyse, « fusion ».
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de la symptomatologie [4]. Précisons seulement que l’on doit distinguer dépendance affective et personnalité dépendante. La première est une des faces du tableau constitué par la seconde. Dit autrement, à la carence affective, et donc au désordre affectif, caractéristique de la dépendance affective, s’ajoute un désordre plus général et plus profond de la personnalité qui concerne notamment sa liberté et donc son développement moral et la stabilité de sa personnalité. Voilà pourquoi le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), qui en est à sa cinquième édition (le DSM-5) et, malgré des controverses houleuses [5], est utilisé par la majorité des psychologues et les psychiatres du monde entier, ne parle pas de dépendance affective ni n’en traite explicitement, mais parle de « personnalité dépendante ». Dépendance n’est pas ici synonyme d’addiction, mais comme l’opposé d’indépendance. D’un mot, une personnalité dépendante est une personnalité adulte présentant un déficit d’autonomie. Cela se traduit : au plan personnel par une difficulté à prendre des décisions ; au plan interpersonnel par un appel exorbitant à autrui (pour décider, etc.).
Voici comment les psychiatres Lelord et André en résument le tableau clinique :
- [La personnalité dépendante a] besoin d’être rassurée et soutenue par les autres
– est réticente à prendre des décisions sans réassurance ;
– laisse souvent les autres prendre les décisions importantes pour elle ;
– a du mal à initier des projets, suit plutôt le mouvement ;
– n’aime pas se retrouver seule, ou faire des choses seule.
- [Elle a] peur de la perte de lien :
– dit toujours oui pour ne pas déplaire ;
– très touchée et anxieuse si on la critique ou on la désapprouve ;
– accepte les besognes peu gratifiantes pour se rendre agréable aux autres ;
– [est] très perturbée par les ruptures [6] ».
Nous souhaiterions seulement ici rendre compte de la typologie des signes élaborée par Eudes Séméria est un psychologue et psychothérapeute spécialiste de la psychothérapie existentielle (fondée par les psychiatres suisses Ludwig Binswanger et Medard Boss et illustrée par Viktor Frankl) qui s’est fait connaître par un ouvrage portant sur la dépendance affective (mais couvre en fait la personnalité dépendante) [7]. Nous avons rendu compte sur le site de son dernier ouvrage, dont le titre dit tout : Les quatre peurs qui nous empêchent de vivre [8]. En fait, il reprend la classification quaternaire que nous allons maintenant étudier (et que nous avons, à l’occasion de l’autre rendu compte, organisé à partir de la grille du don).
Les « recherches cliniques » opérées par Séméria l’ont conduit « à identifier et à définir les quatre grands comportements » caractéristiques de « l’adulte fusionnel ». Ils peuvent se résumer « sous la forme des principes et maximes suivants » :
- « Le principe d’immaturité : ‘Je ne dois pas grandir’. Rejetant les attitudes et l’apparence de l’adulte, le sujet conserve les attitudes et les habitudes héritées de l’enfance, montre des comportements impulsifs, obéit à l’autorité parentale, a de la difficulté à supporter la frustration ».
- « Le principe d’effacement : ‘Je ne dois pas m’affirmer’. Le sujet cherche activement à être dominé par autrui, adopte des comportements de retrait, de dévalorisation, souffre d’un sentiment de vide intérieur et d’ennui ».
- « Le principe de passivité : ‘Je ne dois pas agir’. Le sujet évite de prendre des décisions, de passer à l’action, délègue ses responsabilités à autrui, tend à tout remettre à plus tard, souffre de rumination mentale, d’autosabotage ».
- « Le principe de dépendance : ‘Je ne dois pas me séparer’. Le sujet souffre d’une avidité affective et d’une jalousie envahissantes, se montre incapable de dire non, se met systématiquement au service d’autrui, refuse la séparation, confond les sentiments d’amoru et d’amitié, souffre d’une instabilité du désir et de l’orientation sexuelle [9]».
Pour décrire en détail les multiples comportements et signes induits par ces quatre croyances, Séméria consacre un chapitre à chacun d’entre eux [10]. Redisons-le, nous avons proposé une classification différente dans notre autre étude. Ici, je propose de systématiser ces distinctions de la manière suivante :
- Les principes concernant le milieu:
- Le temps
Le principe d’immaturité : ‘Je ne dois pas grandir’.
- L’espace
Le principe d’effacement : ‘Je ne dois pas m’affirmer’.
- Les principes concernant le contenu, c’est-à-dire la relation à autrui
- Le pôle efficient ou la décision (par l’autre et non par moi-même) :
Le principe de passivité : ‘Je ne dois pas agir’.
- Le pôle final ou l’orientation (pour l’autre et jamais pour moi-même)
Le principe de dépendance : ‘Je ne dois pas me séparer’.
Pascal Ide
[1] Selon les chiffres donnés par American Psychiatric Association, DSM-5. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, trad. coordonnée par Julien-Daniel Guelfi et Marc-Antoine Crocq, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson, 2015.
[2] Cf. Théodore Ribot, Les Maladies de la volonté, Paris, Baillière, 1883, chap. 1.
[3] Selon la réinterprétation qu’en donne Pascal Ide, Le triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2018, chap. 5.
[4] Pour une approche détaillée, cf. Gwenolé Loas & Maurice Corcos, Psychopathologie de la personnalité dépendante, coll. « Psychothérapies », Paris, Dunod, 2006.
[5] Cf., par exemple, Maurice Corcos, Qui a peur de la maladie mentale ? 10 bonnes raisons de se méfier du DSM-5, Paris, Dunod, 2015 ; Patrick Landman, Tristesse business. Le scandale du DSM-5, coll. « Essais-documents », Paris, M. Milo, 2013.
[6] François Lelord et Christophe André, Comment gérer les personnalités difficiles, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 213.
[7] Cf. Eudes Séméria, Le harcèlement fusionnel. Les ressorts cachés de la dépendance affective, Paris, Albin Michel, 2018, coll. « Espaces libres », 2021.
[8] Cf. Id., Les quatre peurs qui nous empêchent de vivre, Paris, Albin Michel, 2021.
[9] Id., Le harcèlement fusionnel, p. 100-101. Souligné par l’auteur.
[10] Cf. Ibid., chap. 6-9.