C) Importance
Pourquoi porter un tel intérêt à ce qui ne semble qu’une partie, apparemment réduite, de la philosophie ?
1) Raison historique
Une première et décisive raison est d’ordre historique. La philosophie moderne fut extrêmement marquée par cette problématique qui a placé la question de la connaissance en première place : pour un Kant et un Descartes, la première question à régler est celle de notre capacité à connaître, car si nous ne pouvons rien connaître, à quoi sert d’élaborer une philosophie ?
2) Raisons tirées de notre expérience
- C’est le fait de l’erreur qui nous invite à nous interroger sur la vérité de la connaissance. En effet, d’un côté, l’homme – et plus encore l’enfant – exerce spontanément ses puissances de connaissance et leur fait confiance. Pourtant de l’autre, nous faisons aussi l’expérience que, parfois, nous nous trompons, et, peut-être plus encore, que l’autre peut se tromper. Or, fait encore plus troublant, celui qui erre est inconscient de son erreur. Un vertige nous prend… Ce double constat invite à se poser des questions : comment puis-je distinguer le vrai du faux ? existe-t-il des critères ? Voire : puis-je me tromper à mon insu ? Plus encore : dois-je douter de tout ?
- Une autre raison est actuelle. Notons des phrases souvent entendues : « À chacun sa vérité…», « Je ne crois que ce que je vois… », « Face à la pluralité des opinions, comment trancher sans dogmatisme ? ». Or, ces expressions parlent de la connaissance et de sa capacité à atteindre la vérité, plutôt sur le registre négatif du doute, d’ailleurs. Et on conçoit que si ces opinions ont gain de cause, la philosophie n’a plus grand chose à dire. Voilà pourquoi il est important de traiter cette question de la connaissance au plus tôt : car la tendance actuelle est au total défavorable au déploiement d’un discours rigoureux en matière philosophique : ne pas l’analyser et s’y confronter est donc se vouer à l’échec ou jouer la politique de l’autruche.
- J’ajouterai une dernière raison, plus positive, et éminemment philosophique. Le propre du philosophe est de s’étonner de ce dont seul l’enfant s’étonne et dont l’adulte a oublié combien il est étonnant. On ne s’étonne pas assez que l’on puisse accéder à la vérité. Cela est singulièrement vrai en science : « On ne s’étonne pas assez que la science réussisse » (Einstein, Louis de Broglie). Notamment que la mathématique puisse rendre compte de l’intelligibilité du monde. Mais on peut généraliser : la vérité est comme la santé, elle va de soi et elle ne pose le problème que lorsqu’elle vient à manquer.
3) Raison liée à un certain courant néothomiste
Le maître principal, ici comme ailleurs, sera saint Thomas. Or, si celui-ci n’a que peu accordé de place à la critique de la connaissance, en revanche, ses disciples, surtout en ce dernier siècle, y furent particulièrement attentifs, notamment du fait de la provocation venue de la philosophie moderne qui a massivement récusé la doctrine de l’abstraction et le réalisme pour lui préférer, qui l’empirisme, qui l’idéalisme. Les deux thomistes français les plus fameux et les plus influents ont consacré chacun à la question critique au moins un ouvrage et de nombreux articles.
En voici un témoignage typique, issu d’un ancien professeur de l’Insttitut catholique de Paris, formé à l’école cajétanienne :
« Si on me demandait ce qu’il y a de plus important dans toute la philosophie, je répondrais : c’est d’apprendre à discerner ce que c’est que l’union de connaissance et ce en quoi l’union de connaissance diffère de toute autre espèce d’union [1] ».
4) Raison extrinsèque pour le croyant
Toute philosophie est-elle compatible avec la foi chrétienne ?
Nous ne donnerons qu’un exemple, mais décisif. Un philosophe chrétien remarquait un jour à la sortie de l’adoration du Saint-Sacrement : « Tu vois, que le Christ soit présent dans l’hostie, le pain consacré, je le crois, puisque l’Église me le demande ; mais… est-ce que le pain que je vois, dans sa monstrance (selon le vocabulaire phénoménologique), lui, existe ? » De l’intérêt d’une saine philosophie pour fonder non seulement le discours théologique, mais la foi elle-même…
D) Situation de la critique en philosophie
1) Problème
La question qui se pose ici est la suivante : comment situer la philosophie de la connaissance ? selon quel ordre l’étudier ? faut-il commencer par elle ? Derrière cette question se profile un problème : la critique est-elle antérieure ou intérieure à la métaphysique ? Clairement, à partir de Descartes et plus encore de Kant, elle est présupposée. Pour les Anciens, il n’en était pas de même : il réservait une partie de la métaphysique à la critique.
D’un point de vue non plus historique, mais doctrinal, il y a des arguments en faveur des deux postures. D’un côté, la question de la connaissance semble être le préalable obligé : comment élaborer un traité de philosophie de l’homme, de philosophie morale, comment entrer en métaphysique, etc., autrement dit comment connaître l’homme, son agir, la nature, l’être, sans être certain qu’il est possible de connaître ? De l’autre, nous n’avons pas attendu ces questions pour connaître, voire pour élaborer des discours rigoureux. Les sciences elles-mêmes se sont en partie élaborées sans ce regard critique. La vie et la vie de la pensée précède la critique ; de plus, celle-ci elle-même est une forme de connaissance. Telle est la critique qu’un grand idéaliste adressait à son prédécesseur, Kant : Hegel.
Apparemment, nous sommes au rouet.
2) Proposition de solution
Comme souvent, les deux partis ont raison. Comme souvent aussi, une distinction permet de les réconcilier. On distingue le mouvement direct et le mouvement réflexe de la pensée. Et le premier prime le second : il y va de notre statut de créature, le réceptif prime l’émissif, la passivité précède la spontanéité.
Or, la métaphysique pense un objet, l’être, alors que la critique pense l’acte se portant vers l’objet.
Par conséquent, la vérité de la posture moderne tient dans l’affirmation de la nécessité d’un moment critique (contre toute naïveté et contre toute réduction cosmologique). La vérité de la posture antique tient dans la primauté du donné sur le construit (contre la toute-puissance et toute réduction anthropologique) de sorte que la critique est non pas antérieure, mais intérieure. Pour le dire autrement, la philosophie moderne provoque la métaphysique à intégrer, systématiquement, ce moment critique.
Confirmation
La critique est possible, mais toujours seconde : Siewerth refuse « de faire d’une théorie de la connaissance l’origine de notre philosopher [2] ». De plus, cete critique n’est pas une autolimitation de la métaphysique :
« La ‘critique de la connaissance’, comprise elle-même comme un mode de la métaphysique, a certes une force de clarification et de ‘vérification’, mais jamais une puissance qui rendrait possible ou limiterait absolument la métaphysique. En effet, la mesure première de la métaphysique, qui évalue la connaissance elle-même, est l’être même [3] ».
Confirmation et précision [4] :
- Selon vous, la critique (ou épistémologie entendue comme philosophie de la connaissance) est-elle une discipline à part entière ou seulement une partie de la métaphysique ? Dans ce premier cas, sera-t-elle une partie antérieure ou postérieure (ou plutôt, interne, comme le montre la Métaphysique d’Aristote, dans ses reprises critiques, etc.) ?
Réponse : Je distinguerais soigneusement, pour commencer, la critique de la connaissance de la philosophie de la connaissance. Celle-ci a un subiectum autonome, dans une certaine mesure : le connaissant en acte. Elle en étudie les causes, les propriétés, et le déroulement. Elle est une partie de la philosophie de l’âme si elle se limite à la connaissance animale et humaine ; mais elle peut convoquer la métaphysique, si elle s’intéresse à la connaissance des substances séparées et à la connaissance divine subsistante. La critique de la connaissance, en revanche, me semble manquer d’un subiectum propre, ne serait-ce que parce que l’an sit ne peut jamais être séparé du quid sit. C’est pourquoi je préfère voir dans l’investigation critique la démarche réflexe de la métaphysique. Comme vous le suggérez, je pense qu’une critique accompagne chaque étape de la science de l’étant. Sommairement, je dirais que le principe de non-contradiction correspond à l’étant (comme le montre le livre Gamma) ; que le principe d’identité se rattache à la substance ; que le principe de causalité s’enracine dans l’antériorité de l’acte sur la puissance, et que celle-ci présuppose la théorie de l’acte (cf. Thêta, 8) ; que le principe de participation est lié à l’un et au multiple, et ainsi de suite. À chaque principe ou passio réelle de l’étant fait pendant, dans l’esprit, un principe cognitif.
- Quel est l’objet formel propre de la critique ? Est-ce seulement la partie réflexive de la métaphysique ? En particulier, quelle est la différence entre la critique et la logique ? En effet, logique et critique ont pour objet les intentions secondes ; logique et épistémologie cherchent à évaluer la pensée. Je perçois bien intuitivement la distinction, mais n’arrive pas à la nommer avec précision.
Réponse : Par conséquent, il me semble que la critique de la connaissance n’est autre que la fonction défensive de la métaphysique: c’est à la même discipline qu’il appartient d’enquêter sur la vérité et de réfuter les erreurs opposées : « Eiusdem autem est unum contrariorum prosequi et aliud refutare sicut medicina, quae sanitatem operatur, aegritudinem excludit » (Summa contra Gentiles, L. I, c. 1). Entre la métaphysique et la logique, il y a à la fois un abîme et une similitude : un abîme, car la science de l’étant est éminemment réelle, au lieu que la logique ne concerne que l’intention seconde ; une similitude, car elles sont toutes deux totalement universelles : « Subiectum logicae ad omnia se extendit, de quibus ens naturae praedicatur. Unde concludit, quod subiectum logicae aequiparatur subiecto philosophiae, quod est ens naturae [5] ». Au fond, nous retrouvons ici ce que disions au sujet du deuxième et du troisième sens de l’étant : en face de l’étant réel, il y a, dans notre esprit, la copule, c’est-à-dire l’étant de raison logique, qui est ordonnée à cet étant réel.
3) Conséquence méthodologique
Cette question présente aussi un intérêt pour la méthode à suivre.
Tout d’abord, il ne s’agit pas de construire, mais de recevoir. Le fait de la connaissance est une évidence première. Celui-là même qui le contesterait poserait un acte de connaissance et se contredirait lui-même.
Ensuite, il n’existe pas une connaissance, mais des connaissances.
E) Disposition intérieure
1) Question
Certains attendront peut-être beaucoup du cours, à savoir des arguments pour réfuter notamment le scepticisme modéré dans lequel nous baignons : y a-t-il une vérité ? peut-on conclure à des proposition universelles, comme « tout être est beau » ?
2) Réponse
a) Concession
Cette attente est légitime. Elle correspond à un désir missionnaire.
Il existe aussi des réponses immédiates, des réfutations efficaces.
b) Limites du côté de celui qui soutient une posture erronée (le réfutateur)
En revanche, il n’est pas possible de répondre à toutes les objections entendues. Considérons les deux parties en cause. Et d’abord, l’attitude du réfutateur ou de l’objecteur. Il peut être fermé à la vérité (et donc à une discussion utile) pour deux raisons, la première concernant la liberté, la seconde, son affectivité.
1’) La bonne foi
Le réfutateur n’est parfois pas capable d’entendre la vérité d’abord parce qu’il ne cherche pas la vérité (il n’est pas de bonne foi)
Vérifier la bonne foi est essentielle. Or, le critère de la bonne foi est le suivant : la personne est prête à changer d’avis, voire concède qu’elle se trompe (sans toutefois perdre la face).
2’) La pacification intérieure
Le réfutateur n’est parfois pas capable d’entendre la vérité ensuite parce qu’il n’est pas dans des dispositions affectives adéquates (notamment la colère et le ressentiment). Il faudrait aussi ajouter les conditions extérieures : combien de personnes ? de quel temps dispose-t-on ?
c) Limites du côté de celui qui soutient la posture vraie (le réfutant)
Ensuite du côté de celui qui défend la posture vraie, donc du réfutant. La question posée est celle de la bonne attitude.
1’) Autre est la posture réfutative, autre la posture assertive
Pour pouvoir réfuter en profondeur une erreur, il faut en comprendre les ressorts, mais aussi longuement et gratuitement contempler la vérité. Autrement dit, une réfutation efficace suppose de passer par les longues médiations de la découverte de la vérité.
2’) Autre est la posture dialectique, autre la posture rhétorique
Pour pouvoir réfuter, il faut non seulement pouvoir exposer la vérité ou comprendre l’erreur, mais aussi entrer dans le « jeu » de la réfutation. Autre chose est de montrer, autre chose de convaincre.
3’) La paix du réfutant
Enfin, du côté des dispositions psychologiques de l’enseignant, il doit aussi accepter que l’enseigné soit frustré.
3) Méthode-débat
Pour pouvoir entrer dans cette dimension plus dialogale, voire apologétique et missionnaire, de la recherche de la vérité, je procèderai sous forme de débat. Prenons un exemple.
Je divise le groupe en deux parts à peu près égales. Pendant un quart d’heure, l’un des groupes prépare les arguments en faveur du rationalisme, l’autre en faveur de l’empirisme. La question à se poser est : la connaissance sensible me permet-elle seule de connaître la vérité ? la connaissance intellectuelle me permet-elle seule d’accéder à la vérité ? Il s’agit donc d’argumenter. Pour être précis et concret, il est bon de partir d’un exemple : la nature humaine (universelle) ; le principe de causalité.
Dans un premier temps, chacun exposera ses arguments principaux en trois minutes. Dans un second temps, chaque groupe tentera de répondre aux arguments avancés par l’autre groupe. Ce qui suppose de prévenir les objections en préparant des contre-arguments…
Pascal Ide
[1] Daniel Lallement, Cours sur Dieu créateur, Paris, Institut Catholique de Paris, 1947-1948, p. 98.
[2] Gustav Siewerth, Die Metaphysik der Erkenntnis nach Thomas von Aquin. Thèse de doctorat. I partie. Die sinnliche Erkenntnis, München-Berlin, 1933. Repr. : Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968, p. 1.
[3] Die Metaphysik der Erkenntnis nach Thomas von Aquin, p. 1 s.
[4] Alain Contat, Mail personnel, 2017.
[5] S. Thomas d’Aquin, Sententia super Metaphysicam, L. IV, l. 5, Torino-Roma, Marietti, n. 574.