L’urgence du pardon

Revue des scouts d’Europe, décembre 1998.

Je parlerai seulement du pardon à l’égard de celui qui nous a blessés. Pourquoi pardonner ? Parce que nous subissons tous des injustices, qu’une vie sans offense n’existe pas. Or, si nous ne pardonnons pas, non seulement nous détruisons la relation à l’autre, mais nous nous détruisons nous-même. La haine est sans fin, jamais assouvie : « je vais les égorger tous les deux Mais cela ne suffira pas à ma douleur [1]« , disait Médée, assassinant ses deux enfants. En revanche, le pardon change le cœur et rend à nouveau capable d’aimer. Or, comment être heureux sans aimer ? Dans le numéro de la revue grand public Psychologies, de décembre 1998, on trouve un article au titre révélateur : « Pardonner pour se libérer ». [2] Le romancier François Mauriac l’affirmait : « l’homme a plus besoin de pardon que de pain ».

Encore faut-il bien comprendre ce qu’est le pardon.

Il n’est pas l’oubli. Au point de départ, la tentation est parfois de passer l’éponge un peu trop vite, d’oublier : « Je ne vais pas m’encombrer la mémoire avec cela », disait une personne offensée. Mais tôt ou tard, l’injustice refoulée réapparaîtra. Il faut donc se rappeler l’offense pour pardonner. Alors, paradoxalement, il arrive que le pardon efface peu à peu la souffrance subie, que l’offensé ne voit plus en son offenseur que la personne. On disait de sainte Bernadette Soubirous, qui avait été gravement offensée à Lourdes, qu’elle avait tellement pardonné « du fond du cœur » (Mt 18,35), qu’à la fin de sa vie, elle n’en avait même plus le souvenir. Le contraire de l’attitude de cet homme dessiné par l’humoriste Sempé : « J’ai toujours pardonné à ceux qui m’ont offensé. Mais j’ai la liste [3]. »

Le pardon n’est pas non plus le sentiment de pardonner. Lorsque nous avons beaucoup souffert de quelqu’un, la vengeance « soulage », du moins dans l’immédiat. Mais seul le pardon apaise durablement et profondément notre cœur. Autrement dit, pardonner est une décision de la liberté. Je me souviens d’une fiancée que son fiancé avait blessé gravement. Elle avait pris la résolution de lui pardonner, tous les jours et même plusieurs fois par jours, lorsque l’événement douloureux affleurait à nouveau à la mémoire. Après un temps certain (largement plus d’un mois), elle s’est réveillée un matin, le cœur en paix, toute acrimonie contre son fiancé évaporée.

Enfin, pardonner n’est pas attendre que l’autre demande pardon. Le pardon est une initiative et non une réponse. S’il avait fallu que Dieu attende que l’humanité reconnaisse ses offenses, vous ne seriez pas en train de lire ces lignes ! Si l’amour, explique saint Jean, consiste à aimer le premier (1 Jn 4,10), de même, le pardon véritable consiste à faire sans attendre la démarche de réconciliation. Ce qui ne signifie pas qu’il faille aller retrouver l’autre. Parfois celui qui a offensé n’a aucune conscience d’avoir fait du mal. L’essentiel est alors d’avoir pardonné intérieurement.

Pour autant, le pardon n’est pas facile. A preuve, Aimé Jacquet, l’entraîneur-sélectionneur de l’équipe de France de décembre 1993 à juillet 1998 a choisi la vengeance contre le journal L’Equipe. Même après le 12 juillet. A la question posée par Jean-Jacques Bozonnet : « A travers la victoire, vous n’avez pas été tenté de pardonner ? », il répondait : « Non parce que je mesure ce qui se serait passé si j’avais perdu. […] J’ai de la haine pour ces gens-là parce qu’ils ne respectent rien. Je m’attacherai à ce qu’ils paient [4]. »

Surtout, la grâce de Dieu est nécessaire. Car le pardon est une re-création. Créer, c’est faire du nouveau. Mais sans pardon, les amis se séparent, les couples ne cessent de répéter les mêmes lassantes scènes de ménage. C’est ce que chante à sa manière Florent Pagny, dans « Savoir aimer » : « savoir souffrir », mais « se relever comme on renaît d’incessant avec tant d’amour à revendre qu’on tire un trait sur le passé ». Or, seul Dieu crée. Voilà pourquoi Dieu seul recrée, c’est-à-dire donne la force de pardonner. Plus encore, il en donne l’exemple. Le salut apporté par Jésus, c’est identiquement le pardon de tous nos péchés. Le sacrement de Pénitence est une force à ne pas négliger. Par lui, se réalise cette parole : « Tu as jeté derrière toi, tous mes péchés. » (Is 38,17. Trad. liturgique) Pardonné par Dieu, comment ne pas suivre son exemple et y trouver la force de pardonner à notre tour (Mt 18,23-35) ? « Pardonnez-vous les uns les autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. » (Ep 4,32)

L’exemple est aussi important, notamment pour les enfants. Il leur est essentiel que ceux qui leur enseignent le pardon en vivent. Par exemple les parents entre eux : « Quand j’étais enfant, raconte une femme, il arrivait que mes parents se disputent  devant mes frères et sœurs et moi… Papa disparaissait dans son bureau, Maman n’était plus la même. Cela nous était insupportable… et nous laissait d’un seul coup intérieurement désemparés… »Mais nous attendions avec une certitude absolue le moment où maman allait revenir vers nous, et nous dire : «Mes enfants, Papa et moi nous nous sommes demandés pardon, nous avons fait la paix». Tout alors recommençait à vivre dans la maison. Je ne me rappelle pas d’une dispute entre eux qui n’ait pas été réparée ainsi devant nous avant le coucher du soleil [5]… »

Enfin, le pardon est un chemin. On peut y distinguer plusieurs étapes.

La première est la reconnaissance que l’autre nous a fait du mal. Il est nécessaire d’en prendre conscience et le formuler, et non pas de le nier ou l’amoindrir. L’écoute attentive et non jugeante d’un tiers permet souvent d’exprimer sa colère et ses frustrations.

La seconde étape consiste à sortir de l’accusation systématique de l’autre. Il est alors parfois nécessaire de désidéaliser. On a toujours du mal à pardonner à celui que l’on a placé sur un piédestal. C’est sans doute pour cela qu’on en veut plus aux « personnes d’Eglise ».

Il faut ensuite ou aussi quitter la plainte permanente. « Je suis restée longtemps dans ce rôle de victime, reconnaît une femme. J’y prenais comme un malin plaisir. Mon père m’avait violée et c’est pour ça que j’allais si mal. Une belle excuse pour ne pas avancer dans ma vie. Je restais ainsi des heures chez moi dans le noir à pleurer sur mon sort [6]. » Les psychologues reconnaissent que cette issue hors de la position victimaire est de loin la plus difficile et la plus douloureuse. Il faut beaucoup d’humilité pour se rouvrir et changer.

Alors, il est possible de poser l’acte de pardon. Très concrètement : « Avec ta grâce, Seigneur, je pardonne à Untel pour telle chose. » Et on ne revient plus jamais dessus

Sans oublier le pardon à soi-même. Surtout lorsqu’on a gravement failli. Alors seul Dieu peut nous réconcilier avec nous-mêmes. Karla Faye Tucken a été condamnée à mort il y a quatorze ans pour un double meurtre. Elle s’est convertie en prison. « Quelques heures avant le moment prévu pour son exécution (le 3 février), elle est apparue une dernière fois sur le écrans du Christian Broadcast Network (CBNC), le réseau câblé chrétien du télévangéliste fondamentaliste Pat Robertson : « «Je prie pour que mon exemple aide tous les chrétiens à se rendre compte que Dieu peut racheter n’importe qui, quelle que soit l’horreur de son crime. Il faut toujours laisser place au pardon, parce que Dieu l’exige encore plus que la justice», a-t-elle expliqué, affirmant qu’elle envisageait sa fin «sans peur» [7]. »

Bibliographie :

Sur les étapes du pardon, je renvoie à l’ouvrage réaliste et concret de Jean Monbourquette, Comment pardonner ? Pardonner pour guérir. Guérir pour pardonner, Ottawa, Novalis et Paris, Le Centurion, 1992. Il donne de multiples exercices disposant à l’exercice du pardon.

Pascal Ide

[1] Sénèque, Médée, trad. Florence Dupont, coll. « Le spectateur français », Ed. Imprimerie Nationale, 1997, Scène XI, p. 85.

[2] Sophie Chiche, « Pardonner pour se libérer », Psychologies, décembre 1998 p. 34 à 38.

[3] Sempé, Quelques mystiques, Paris, Ed. Denoël, 1998, p. 5 et 6.

[4] Le Monde, samedi 18 juillet 1998, p. 18.

[5] Raconté par Elisabeth Toulet, dans son « Bloc notes », in Le courrier. Nouvelles de Cluny, Dossier sur l’Enfance, Supplément au n° 50, 2ème trimestre 1988, p. 28.

[6] Sophie Chiche, « Pardonner pour se libérer », Psychologies, décembre 1998 p. 34 à 38, ici p. 36.

[7] Libération, 4 février 1998.

25.1.2019
 

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