La honte est-elle bonne ou mauvaise ?

Paru dans L’1visible n° 97 du 15 novembre 2018

Il y a des culpabilités profondément toxiques. Pierre se sent souvent et intensément coupable. Une psychothérapie lui a permis de mettre des mots sur ses maux. Ses parents se sont séparés lorsqu’il était enfant. Comment, eux qui étaient parfaits à ses yeux, ont-ils pu agir ainsi ? Forcément, parce qu’il n’était pas assez obéissant ! Depuis, il porte en lui cette honte de ne jamais être assez gentil. Inversement, peut-on – voire doit-on – se passer de toute culpabilité ? N’est-ce pas choquant que cet homme qui vous bouscule brutalement s’éloigne sans s’excuser ? « On critique souvent la ‘culpabilité judéochrétienne’, observe Christophe André dans son Abécédaire. Mais imaginez un monde sans culpabilité ! Un monde où les vacheries faites aux autres seraient absolument indolores, ne seraient suivies d’aucun inconfort, d’aucun regret, d’aucune remise en question. » Il faut donc distinguer culpabilité toxique (honte) et juste culpabilité (remords ou regret). Cinq critères peuvent nous y aider.

  1. La juste culpabilité naît d’une transgression réelle. Il est normal de ressentir de la tristesse après avoir menti ou trahi. Ne pas éprouver de remords quand on trompe son conjoint ou insulte l’autre serait inquiétant. En revanche, la personne en proie à une culpabilité morbide n’a pas commis de faute. Dans le film Top Gun, Maverick (Tom Cruise) échoue parce qu’il porte inconsciemment l’échec de son père et le répète. Il ne sortira de cette compulsion mortifère qu’en entendant la parole de vie : « Ce n’est pas ta faute. »
  2. Le regret sain requiert ensuite une conscience de la faute. Une chose est de pratiquer une interruption de grossesse, autre chose est de savoir qu’il s’agit en réalité de l’interruption d’une vie humaine. Par contre, celui que ronge une culpabilité démesurée est souvent obsédé par un désir de pureté irréalisable ou une impatience à être enfin sans faille.
  3. La conscience ne suffit pas. Le regret demande aussi d’être l’auteur de la faute. Celui qui est alcoolique se sent souvent honteux de replonger, d’autant qu’il a pu demeurer sobre pendant quelques semaines. Pourtant, là n’est pas sa défaillance, puisque son addiction le poussera à boire tôt ou tard. En revanche, il est responsable notamment de trois choses : reconnaître sa dépendance, faire un bilan de santé et prendre les moyens pour se soigner (groupe AA, etc.).
  4. Il est juste que celui qui est effectivement coupable d’une faute se sente triste. Dans La mélodie du bonheur, un film moins fleur bleue qu’il n’y paraît, le premier soir, les enfants font une mauvaise blague à leur nouvelle gouvernante, Maria. Celle-ci se met alors à raconter une histoire qui, sans les humilier, leur permet de prendre conscience des conséquences de leur faute. La plus petite se met à pleurer, entraînant les autres dans la contagion bruyante de sa contrition… Dans la culpabilité compulsive, celui qui n’a rien fait de mal est accablé par une tristesse angoissée que rien n’apaise. La saine culpabilité se trouve donc à juste distance entre l’absence de culpabilité (l’insensibilité morale qui s’excuse de tout) et la culpabilité excessive (la honte morbide qui s’accuse de tout). Cette juste culpabilité rétablit le lien (par la demande de pardon) et est source de joie. Dans le beau drame de Gus Van Sant, Will Hunting, un surdoué qui se saborde à cause de sa culpabilité, en est libéré par un thérapeute hors du commun joué par Robin Williams, lorsque celui-ci lui répète à pas moins de dix reprises : « Ce n’est pas ta faute. » Les mots qui avaient affranchi Maverick. Mais, lorsque la faute est particulièrement lourde, le pardon à soi-même et le pardon de l’autre ne peuvent suffire. Un autre film, non plus fictionnel, mais documentaire, qui multiplie les témoignages les plus bouleversants offre une sortie de la honte par le haut : Le cœur de l’homme.

Pascal Ide

 

6 clés

Pour sortir de la honte qui détruit

1. Pour désamorcer la tristesse démesurée et la honte destructrice de la culpabilité toxique, la méthode Tipi est précieuse : se former avec un(e) thérapeute (c’est bref et simple) ; puis la pratiquer sur soi (auto-Tipi).

2. Évaluer avec précision honte et regret dans des situations concrètes à partir des cinq critères du texte. Pour que l’évaluation soit ajustée, il est parfois précieux de se faire aider d’un tiers extérieur, ayant des valeurs éthiques : coach, prêtre, etc.

3. Dans le cas d’un préjudice que l’on a vraiment commis, demander sincèrement pardon à la personne que l’on a lésée et s’engager à mettre tout en œuvre pour ne pas recommencer (c’est le critère que le pardon est authentique) : l’alcoolique se fera soigner et changera effectivement, le colérique cessera de piquer des crises, etc.

4. Toujours dans le cas d’un tort objectif, réparer : rétablir la vérité quand on a calomnié, donner du temps à son conjoint, ses enfants, etc.

5. Sortir de relations toxiques : les personnalités narcissiques ne reconnaissent jamais leur tort et cherchent à induire de la honte autour d’elles.

6. Si la culpabilité est ancienne et obsessionnelle, une aide psychothérapeutique est toujours nécessaire.

10.1.2020
 

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