Une théologie du don. Les occurrences de GS chez JP II 2/4

Pascal Ide, « Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes, n. 24, § 3 chez Jean Paul II », Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178.

3) Les relations entre les moments du don

La phrase de GS 24 commentée par le Souverain Pontife nous introduit dans une dynamique du don à trois voire quatre moments. Mais comment s’articulent-ils ? Leur conjugaison confirmera leur distinction autant que leur unité.

a) Entre don 1 et dons 2-3

On l’a noté, la structure grammaticale de la phrase porte parfois à regrouper les dons 2 et 3, pour les mettre en relation avec le don 1 selon un rythme binaire qui est celui du datum-donum : je reçois, je me donne.

Tantôt le pape juxtapose ces trois moments rassemblés en deux. Un exemple parmi beaucoup : « L’homme est, en effet, comme personne, ‘la seule créature que Dieu a voulue pour elle-même’ et, en même temps, il est celui qui ‘ne peut pleinement se trouver que par le don sincère de lui-même’ [1] ». Tantôt il cherche à les entrelacer. Ce lien est triple : causal, ontologique et éthique.

Il est d’abord de relation causale : à de nombreuses reprises, le pape souligne que c’est « précisément » parce que l’homme est voulu pour lui-même qu’il est appelé à se donner [2]. L’homme, « créature que Dieu a voulue ‘pour elle-même’ […], par conséquent, ne peut se trouver complètement que par le don d’elle-même [3] ». Mais en quoi consiste cette relation générale de cause à effet ? Les deux autres caractéristiques vont la préciser.

Elle est ontologique, c’est-à-dire infuse dans l’être de l’homme. Dieu a déposé en l’homme la capacité à le recevoir et aussi à répondre à ce don reçu par l’amour qui est le don offert. S’adressant à une communauté de moines bénédictins, le pape leur dit que non seulement Jésus nous a appelés, mais qu’il « a engendrés » en nous, par son sacrifice au Père sur la Croix, « la disponibilité à devenir comme Lui et en Lui, un don gratuit à son Peuple saint [4] ». Le pape parle aussi parfois d’ouverture et ce terme permet une articulation nouvelle entre les divers moments du don. En effet, l’homme est ouvert au don reçu et au don offert. Mais la première ouverture est ordonnée à la seconde : en effet, en créant l’homme pour lui-même, Dieu lui donne une « ouverture essentielle au mystère infini de Dieu [5] », cela grâce à ses facultés spirituelles.

Enfin, cette relation ontologique est assumée dans un acte de la volonté, une libre réponse de l’homme. Elle est donc aussi éthique. La disposition, l’ouverture de l’être doit s’accomplir dans une action, donc mettre en oeuvre l’intelligence et la volonté libre. Le pape l’explicite dans une audience déjà citée à deux reprises tant elle est riche pour notre propos : « Donc si Dieu se communique à l’homme par son Esprit, l’homme est sans cesse appelé à se donner à Dieu de tout son être. C’est là sa vocation la plus profonde. Il y est sans cesse sollicité par l’Esprit Saint qui, éclairant son intelligence et soutenant sa volonté, l’introduit dans le mystère de la filiation divine en Jésus-Christ et l’invite à en vivre de manière cohérente [6] ». Chaque mot porte. D’abord, la conjonction de coordination « donc » montre qu’existe une relation de cause à effet entre le don reçu et le don offert. Ensuite, il est dit que la cause du don offert est bien surnaturelle : elle trouve sa source dans l’Esprit-Saint. Enfin, celui-ci, loin de nier notre autonomie, agit par la médiation des causes secondes que sont l’intelligence et la volonté, en leur proposant d’entrer dans notre vocation de fils de Dieu.

b) Entre don 1 et don 2

Dans d’autres passages, le Saint-Père découple les dons 2 et 3 pour mettre en relation le don 2 avec soit le premier moment soit le deuxième moment du don. Tout d’abord, quel lien existe-t-il entre le don de Dieu et la liberté de l’homme ?

En premier lieu, au don divin répond une capacité ontologique. La capacité à recevoir ce don est déposé dans sa nature même : l’homme est « créé comme sujet capable d’accueillir l’auto-communication divine […], capable […] d’accueillir le don qu’il [Dieu] fait de lui-même [7] ». Tel est le sens de la formule classique : capax Dei.

En deuxième lieu, à cette capacité innée répond une attitude active et libre de réceptivité. Dans le même texte, le pape continue en disant : « créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme est en mesure de vivre un rapport personnel avec lui et de répondre par une obéissance d’amour à la relation d’alliance que lui propose son Créateur [8] ». En quelque sorte, c’est comme si la réceptivité ontologique, la capacité d’accueil était reprise, s’appropriait en une obéissance intérieure, une soumission de tout l’être. Dans un texte déjà cité, le pape parle de « l’attitude fondamentale de toute vie spirituelle : ouverture, confiance et sérénité, dans la certitude de l’amour spécial de Dieu pour tout être humain [9] ».

Enfin, faisant appel à un registre plus biblique et phénoménologique, le pape parle volontiers du don de soi comme d’une « réponse » au don de Dieu [10]. Plus précisément, une réponse est logiquement corrélative d’un appel ; or, le don du Christ est un appel : « Le Christ vous a appelés par le don unique et gratuit qu’il a fait de lui-même [11] ».

c) Entre don 2 et don 3

Enfin, quelle relation existe-t-il entre la liberté humaine (qui est don à soi) et le don de soi ?

Le pape explicite ce lien en partant du groupe de mots utilisé par le Concile : « …ne peut pleinement se trouver (invenire) que… ».

D’avoir précisé le sens de cette expression est probablement l’un de ses apports les plus originaux du travail du Saint-Père. À une reprise, dans un texte dont nous retrouverons le contenu plus bas, il mentionne explicitement ce travail d’exégèse : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit ) [12] ». La parenthèse qui double le texte manifeste la conscience et la décision de cette interprétation créatrice.

Là encore, selon l’approche originale qui caractérise la pensée du pape actuel, le travail d’explicitation s’effectue en deux directions : plus objective et plus subjective, autrement dit, joue sur le double registre ontologique et anthropologique.

Le registre ontologique fait appel à trois concepts : la disposition, la finalité et la réalisation. Tout d’abord, on trouve chez le sujet humain une « disposition » à se donner [13]. La présence de cette disposition empêche de faire du don de soi une violence. C’est de l’intérieur que l’homme (se) donne. Cette disposition fait partie de la structure de la liberté.

Ensuite, la liberté a pour finalité de se donner. Pour Jean Paul II, répondant en cela à Kant, la liberté de l’homme n’est pas fermée sur elle, mais ouverte. En termes rigoureux : la liberté humaine est finalisée ; or, sa finalité, c’est le don de soi. Cette destination est inscrite dans la structure ontologique de la liberté. L’homme, explique le pape, est « un être à finalité personnelle : en tant que personne il possède une finalité propre (auto-téléologie), en vertu de laquelle il tend à l’autoréalisation [14] ».

Enfin, le « se trouver » peut s’interpréter dans les termes de l’actua(lisa)tion et de ses synonymes que sont la réalisation ou l’accomplissement. L’actuation : le « don sincère de soi […] constitue la pleine actuation de la finalité propre à la personne humaine. Son autotéléologie ne consiste pas à être pour soi-même […], mais à être pour les autres, être don [15] ». La réalisation : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit ‘se trouver’) [16] ». L’accomplissement : « la créature est dotée d’une subjectivité, qui est source (fonte) de responsabilité autonome dans la gestion de sa propre vie. Une telle subjectivité, loin d’isoler et d’opposer les personnes, est au contraire la source (sorgente) de relations constructives et trouve son accomplissement dans l’amour […] dans le don sincère de soi [17] ».

Il est difficile de ne pas voir dans les trois termes de disposition, finalité et actualité, une reprise des concepts centraux de la métaphysique aristotélicienne de l’acte comme finalité de l’être. Une fois, le pape a doublé ces expressions philosophiques et abstraites d’une métaphore, précisément une parabole empruntée à l’Écriture : « chacun de nous, sans exception, même s’il ne fait pas partie du monde de la culture et de la science, dispose par-dessus tout de l’un d’eux : ce talent universel est notre humanité, notre être d’homme ». Mais l’Évangile nous demande de multiplier ce talent humain. Or, « ce talent se multiplie par le ‘don sincère de soi’ [18] ». La parabole des talents signifie donc que le don reçu de notre humanité est appelé à fructifier (s’actualiser) dans le don offert. De même, dans le texte précédent, le pape exprimait la relation entre la liberté et le don dans le langage symbolique de la source.

Surtout, Jean Paul II puise dans les ressources du registre anthropologique. Il interprète alors le « se trouver » dans les termes de l’expérience humaine. Cet achèvement dans le don n’est possible que si l’homme s’approprie cette orientation vers sa finalité qui est de se donner. Or, cette appropriation se fait en deux temps, prendre conscience et décider : la connaissance qu’a l’homme de « la ‘vérité’ de son être propre », du « ‘sens’ de son existence » qui est « le don de soi comme route et contenu fondamental de l’authentique réalisation de soi » (et de renvoyer à GS 24) ; et, l’« obéissance convaincue et cordiale » à cette vérité, autrement dit la libre décision de se donner [19].

La prise de conscience consiste en la découverte non pas, comme on le croit souvent, qu’il faut s’ouvrir et se donner, mais que se donner à l’autre n’est non pas se nier mais se trouver, s’accomplir. Souvent emprisonné dans une dialectique de l’altruisme et de l’égoïsme, parfois sous-tendue par une opposition de l’extérieur et de l’intérieur, de l’autre et de soi, de l’objet et du sujet, l’homme s’imagine que les deux amours, de soi et de l’autre, sont ennemis et ne sauraient coexister dans un même cœur.

La relecture que Jean Paul II offre du concile permet de sortir de la mortelle dialectique de l’égoïsme et de l’altruisme qui empoisonne encore aujourd’hui le sens chrétien du don de soi et de la charité.

Dès lors, les quatre expressions du groupe verbal (« …ne peut pleinement se trouver que… ») composant le texte de Gaudium et spes prennent tout leur sens : le verbe déterminant invenire, « se trouver », évoque plus la dimension subjective ; le verbe modalisant posse, « peut », introduit un enracinement anthropologique dans les puissances ou facultés et l’ouverture à la décision éthique ; l’adverbe plene, « pleinement », renvoie à la réalisation qui elle-même s’explicite dans le registre métaphysique de l’actualisation ou dans le registre vécu, anthropologique de l’épanouissement ; enfin, la préposition exclusive nisi, « ne… que », se rapporte au complément, c’est-à-dire au don offert.

Et cette réalisation fait le lien entre les trois moments du don. Elle transforme le don offert en don reçu par la médiation de la liberté consciente, c’est-à-dire du don à soi. Jean Paul II joint au moins une fois clairement ces trois temps, dans un texte qui traite de l’amour des époux : « en tant qu’être humain, dit-il, chacun d’eux a été choisi par Dieu pour lui-même, parmi les créatures de la terre ; cependant [le latin dit verum uterque et l’italien pero], par un acte conscient et responsable, chacun fait de lui-même un don libre à l’autre et aux enfants reçus du Seigneur [20] ».

d) Une logique de la surabondance

Je crois qu’une logique implicite sous-tend ces diverses relations. Le lien intime unissant les trois moments du don est la surabondance [21]. C’est par surabondance qu’à l’origine, Dieu donne ; c’est par surabondance que l’homme à son tour donne ; et c’est à surabondance qu’il recevra d’avoir donné : « N’est-ce pas le Christ qui a assuré que lorsque l’homme ‘se retrouve lui-même’, il ‘donne du fruit au centuple’ [22] ? »

Cette surabondance peut se comprendre selon trois perspectives, objective, subjective et métaphysique.

D’un point de vue objectif, don de soi est le signe d’une surabondance qui est le signe même de ce qu’il effectue. Celui qui donne, alors même qu’il donne gratuitement, et dans cette mesure, reçoit en surabondance. Voilà pourquoi la liberté qui se donne « est vraiment créatrice [23] ». La réponse de l’homme au don de Dieu s’explique par cette générosité. C’est peut-être dans le cadre du mariage que l’on observe le plus clairement cette surabondance du don : le don des époux fructifie dans le don de la vie : l’enfant, « qui est le fruit de leur don réciproque d’amour devient, à son tour, un don pour tous les deux : un don qui jaillit du don [24] ! »

Au plan subjectif, cette surabondance se concrétise a minima dans toute relation interpersonnelle qui est l’échange d’un donner et d’un recevoir. En effet, la personne s’accomplit en se donnant, ce qui se vérifie particulièrement lorsqu’elle se sent accueillie dans le don qu’elle fait d’elle-même. Cet accueil permet « une conscience toujours plus intense du don lui-même » ; or, la conscience dispose la personne à donner à nouveau : le « fait de se retrouver soi-même dans son propre don devient source d’un nouveau don de soi qui croît en vertu de la disposition intérieure à l’échange du don et dans la mesure où il rencontre une acceptation et un accueil identiques et même plus profonds [25] ». Plus encore, lorsque l’homme répond au don de Dieu, celui-ci à son tour le comble encore davantage. C’est ce qu’explique le pape aux douze évêques qu’il ordonna à la fête de l’Épiphanie en 1995. Il compare leur démarche à celle des rois mages : venant de diverses nations, vous apportez vos richesses aux pieds de la Sainte Famille ; en retour, « vous recevez un don nouveau : le don » de l’épiscopat qui prolonge la mission apostolique dans l’Église [26].

Enfin, cette loi de la surabondance emprunte sa lumière ultime à la métaphysique. Une fois, le pape fait appel à un principe ontologique : « ‘bonum est difusivum sui’, ‘le bien tend à se communiquer’ ». La surabondance du don est l’expression de la diffusivité du bien. Le bien, comme perfection et acte, rayonne, est fécond, autrement dit, cherche à se donner. Le pape en tire une conclusion capitale qui permet de réconcilier la liberté et le don, l’identité et l’ouverture : « Plus le bien est commun, plus il est particulier également : mien, tien, nôtre. Telle est la logique intrinsèque de l’existence dans le bien, dans la vérité et dans la charité [27] ». Dit autrement : on croit souvent que bien commun s’oppose à bien propre (et alors, comment ne serait-il pas aliénant ?), alors qu’il s’oppose à bien singulier, délimité dans son unicité. Or, le bien commun est de l’ordre de l’ouverture et du don, alors que le bien particulier est de l’ordre de l’identité. C’est donc qu’il n’y a nulle contradiction entre eux. Voilà pourquoi le pape dit que le bien commun est « mien ».

4) Les fondements

De même que les trois temps du don demandent à être dépassés, en aval, vers la communion dans une surabondance, de même ils appellent à être débordés, mais en amont, dans le sens d’une fondation.

Il me semble qu’on peut repérer un triple fondement à la logique du don, fondement que l’on retrouve au début du troisième paragraphe de GS 24.

a) Fondement dans le mystère de la création

L’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (Gn 1,26-27). Cette affirmation centrale est en corrélation étroite tant avec le don reçu (datum) qu’avec le don de soi (donum).

En effet, si chaque personne est voulue par Dieu, si chaque personne est unique à ses yeux et pas seulement à ceux de ses parents, c’est qu’à la source de son être se trouve une intervention de Dieu qui est directement créatrice. Tel est l’une des sens les plus importants de l’affirmation conciliaire « l’homme voulu pour lui-même » [28].

L’homme est à l’image de Dieu, parce qu’il est créé, voulu par Dieu, mais aussi parce qu’il se donne lui-même. Jean Paul II l’affirme explicitement : « l’homme – image et ressemble de Dieu – ne peut se réaliser que par le don sincère de soi [29] ». « Cette anthropologie conciliaire illumine le sens profond de l’homme en tant qu’il est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu [30] ».

Si le don est un appel présent dans le mystère de la création, il est dans la nature humaine de se donner. Jean Paul II a ces paroles fortes qui ont servi d’exergue : « L’égoïsme est une contradiction. Par sa nature [c’est moi qui souligne], l’homme est appelé à ouvrir son cœur dans l’amour, à son prochain, car il a été aimé par Dieu. Dans la tradition chrétienne telle qu’elle a été exprimée par l’Évangile de saint Jean, nous lisons : ‘Bien aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres’ (1 Jn 4,11) [31] ». Les expressions sont fortes : « contradiction », « par nature », autrement dit : dans son être, dans sa nature d’homme. Or, le pape parle d’un appel à l’ouverture à l’autre qui est identiquement le don de soi. L’appel à celui-ci est donc enraciné dans notre nature.

b) Fondement dans le mystère de l’Incarnation rédemptrice

Le concile Vatican II, et Jean Paul II à sa suite ont rappelé avec force cette vérité centrale du christianisme selon laquelle Jésus et Jésus seul dit toute la vérité non seulement sur Dieu mais sur l’homme. Le Christ n’est pas seulement le Rédempteur de l’homme, il en est aussi le « Révélateur [32] ». Or, à plusieurs reprises, le Saint-Père met cette affirmation en connexion avec GS 24, comme nous allons le voir.

Pourquoi cette connexion ? Elle tient d’abord aux paroles de Jésus. Le pape cite par exemple à plus de vingt reprises (notamment dans ses homélies de canonisation de martyres) la phrase du Sauveur : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». (Jn 15,13)

Elle tient plus encore à son exemple : il a « révélé cette vérité sur l’homme à l’homme, surtout par sa propre vie [33] ». Dès sa venue dans le monde se révèle la bipolarité don reçu-don offert. D’une part, Jésus est le don que l’humanité reçoit. D’autre part, il appelle celle-ci au don de soi. Cela est clair dans l’Évangile de la Nativité, puisque les Mages donnent à Jésus « l’or, l’encens, la myrrhe, confirmant la plus profonde vérité de la révélation de Dieu dans la chair de l’homme : Dieu s’est fait Don pour le salut de l’homme et pour sa rédemption ; Il appelle l’homme à se réaliser moyennant le don sincère de soi [34] ». C’est surtout à la Passion que Jésus se donne mais aussi reçoit. Par la Croix, le Christ vit jusqu’à l’extrême (Jn 13,1) le don offert, ce qui est évident, mais nous révèle aussi le don reçu, ce qui l’est moins. La Passion invite à nous demander qui est l’homme, quelle est sa dignité pour que Dieu meurt pour lui. Elle nous dit toute la vérité sur la personne humaine. Jean Paul II exprime cette vérité sur le double pôle du don dans un passage saisissant où il joint les deux membres de la phrase de GS 24 que nous commentons : « La mort du Christ confirme en premier lieu la vérité sur l’homme en tant qu’il est l’unique créature dans le monde visible que le Créateur a voulu . En même temps, cette mort rédemptrice révèle au fond une autre dimension de la vérité sur l’homme, à savoir que celui-ci ne peut se ‘trouver pleinement que par un don sincère de soi’ [35] ».

Le modèle qu’est le don du Christ s’actualise dans l’Église, particulièrement dans la célébration du mystère eucharistique. Là encore sous le double aspect du don reçu – « Le ‘don sincère de soi’, fait par Jésus et offert sur la Croix, est rendu présent et appliqué dans l’Eucharistie [36]« à tous les fidèles – et du don offert – « dans l’Eucharistie, le Christ est présent comme celui qui fait à l’homme le don de lui-même […]. Le Christ eucharistique demeurera à jamais un modèle absolument unique de l’attitude de ‘l’existence-pour’, c’est-à-dire de l’attitude de celui qui est pour autrui [37] ».

Enfin, Jésus n’a pas seulement parlé du don de soi et donné l’exemple, il a aussi prié pour cette union des fils de Dieu (Jn 17,21) dans et par cette donation : « Lui, qui a fait un ‘don sincère de soi’ en venant en ce monde, a prié pour que tous les hommes, en fondant une famille, deviennent un sincère réciproque don de soi [38] ».

c) Fondement dans le mystère de la Sainte Trinité

Mais nous n’avons pas encore éclairé le mystère du don à partir de son principe ultime. Le lien intime et constitutif de la personne humaine et du don ne se comprend qu’à partir de ce que sont les Personnes divines. Une nouvelle fois, le texte conciliaire avait ouvert la brèche puisque, ainsi que nous l’avons vu, le troisième § s’ouvre sur la comparaison entre les relations entre les hommes et la communion intra-trinitaire : « Le modèle d’une telle interprétation de la personne, dit le Saint-Père en commentant GS 24, est Dieu même comme Trinité, comme communion de Personnes. Dire que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de ce Dieu, c’est dire aussi que l’homme est appelé à exister ‘pour’ autrui, à devenir un don [39] ».

Le pape explicite cette comparaison de deux manières. Tout d’abord, le texte conciliaire révèle « qu’il y a une certaine ressemblance entre l’unité des Personnes divines et celle des fils de Dieu associés dans la vérité et dans l’amour [suit une citation de la fin de GS 24] [40] ». La similitude tient donc ici à ces deux actes spirituels de l’intelligence qu’est la vérité et de la volonté libre qu’est l’amour.

Mais cette ressemblance entre Trinité et personnes humaines peut se comprendre de manière plus profonde à partir non pas seulement de ces propriétés spirituelles de la personne que sont la vérité et l’amour, mais à partir de l’essence de la personne [41]. « De même que le Père et le Fils ensemble avec le Saint Esprit existent dans l’unité de la divinité, moyennent un don absolument gratuit, de même l’homme ne se réalise diversement si ce n’est à travers un don sincère de soi [42] ».

Dans une belle audience, Jean Paul II explicite davantage : « Les relations qui distinguent ainsi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et qui les tournent réellement l’un vers l’autre dans leur être même, possèdent en elles-mêmes toutes les richesses de lumière et de vie de la nature divine, avec laquelle elles s’identifient totalement. Ce sont des relations ‘subsistantes’ qui, en vertu de leur élan vital, se font l’une à la rencontre de l’autre dans une communion dans laquelle la totalité de la personne est ouverture à l’autre, paradigme suprême de la sincérité et de la liberté spirituelle auxquelles doivent tendre les relations interpersonnelles humaines, toujours très loin d’un tel modèle transcendant [43] ». Suit la citation de tout le troisième paragraphe de GS 24. Commentons ce que dit le Saint Père.

Il décrit la nature du rapport entre les relations interpersonnelles au sein de la Sainte Trinité et les relations interhumaines comme un rapport de cause exemplaire (« paradigme suprême », « modèle »). Mais qu’est-ce qui, dans l’être divin, est modèle pour l’homme ? C’est l’ouverture totale à l’autre, la relation interpersonnelle ; plus que cela, c’est l’identification dans la Personne divine entre subsistance et relation [44], ce qui, chez l’homme, correspond respectivement à sa liberté (don 2) et à son ouverture au don de soi (don 3).

En quoi consiste la relation d’exemplarité ? Si nous sommes « toujours très loin » de ce « modèle », ce n’est pas d’abord pour des raisons éthiques, par exemple à cause de notre égoïsme, mais pour des raisons ontologiques. Aussi, cherchant à qualifier ce modèle, le pape associe « très loin » à « transcendant ». La Sainte Trinité est d’un tout autre ordre (pour parler comme Pascal) que les réalités humaines. Pour autant, elle n’est pas sans relation avec les elles. En termes techniques, il existe une analogie entre Dieu et les créatures. Or, toute analogie conjugue un partim diverse (le différent) et un partim non diverse (le semblable). Ce qui est différent, c’est l’identification entre ouverture et subsistance, propre à la Personne divine : c’est « la totalité de la personne » divine qui « est ouverture à l’autre ». Par exemple, le Père est et n’est que paternité : tout son être est d’engendrer le Fils c’est-à-dire de lui donner la vie ; il est donc, par nature, essentiellement, ouverture active à l’autre, don de soi. En revanche, autre est chez la créature humaine sa subsistance et sa capacité d’autonomie, autre son ouverture, son don aux autres : « la sincérité » de l’homme (mais la traduction est mauvaise, car le terme est le substantif correspondant à l’adjectif qualifiant le don ; il vaudrait donc mieux dire, la gratuité) ne s’identifie pas à sa « liberté spirituelle ». Il demeure toujours un hiatus. Sinon comment expliquer l’égoïsme et plus encore, où situer la libre participation de l’homme à son achèvement ? Cette altérité ne fait cependant pas oublier le même, la similitude : l’homme doit « tendre » vers cette unité entre sa liberté et son ouverture, entre sa subsistance et sa donation, tout en sachant que ce désir ne résorbera jamais totalement la différence entre unité et ouverture [45]. Il y a tension, non pas identification.

Jusqu’à maintenant, nous avons vu le fondement trinitaire de cette anthropologie théologique de la donation et souligné la similitude générale entre la famille Trinitaire et la famille humaine, sans entrer dans le détail des relations entre Personnes divines et nous-mêmes. Pour le pape, chaque Personne divine entretient une relation particulière avec le don que l’homme vit et est appelé à vivre. D’une part, comme on l’a vu, par sa vie, son exemple et sa prière, le Fils est le modèle de toute donation de soi. D’autre part, l’Esprit Saint est celui qui concrétise cette donation dans le cœur de l’homme. Il actualise en nous ce que le Christ propose comme modèle et donne à désirer. L’action de l’Esprit est intrinsèque et celle de Jésus demeure extrinsèque, de l’ordre de l’exemple. « Si, en effet, l’homme est la route de l’Église, cette route passe à travers tout le mystère du Christ, modèle divin de l’homme. Sur cette route, l’Esprit Saint, en affermissant en chacun de nous ‘l’homme intérieur’, fait que l’homme, toujours plus, ‘se trouve pleinement à travers le don désintéressé de lui-même’ [46] ». On pourrait aussi dire que le Christ éclaire l’intelligence alors que l’Esprit meut la volonté. C’est ce qu’affirme la même encyclique sur l’Esprit Saint quelques lignes avant : « L’homme apprend cette vérité [le don de soi] de Jésus-Christ, et il la met en œuvre dans sa propre vie, par l’Esprit que lui-même nous a donné ». Enfin, j’ajouterai que le Père dont le dernier Concile affirme que sa charité est « l’amour dans sa source [47] », est la source de tout don parfait (Jc 1,17) ; il est aussi le terme de tout. Jean Paul II propose donc implicitement comme une appropriation trinitaire. Bien entendu, comme dans toute appropriation, l’attribution n’est pas exclusive. Par exemple, l’Écriture ne lie pas la liberté seulement à l’Esprit (2 Co 3, 17), mais aussi au Christ (Ga 5,1). Il n’empêche que l’appropriation est hautement convenante.

Pascal Ide

[1] Audience générale, 23-7-1980, n. 4.

[2] Audience générale, 21-5-1986, n. 2.

[3] Même lien dans l’Audience générale du 16-1-1980, n. 5. C’est moi qui souligne. Cf. les autres citations ci-dessous.

[4] Homélie à la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma, 6-9-1996, n. 3.

[5] Message pour la xie assemblée du Bureau catholique international pour l’Education, 18-3-1982.

[6] Audience générale, 26-8-1998, n. 2. C’est moi qui souligne.

[7] Audience générale, 26-8-1998, n. 1.

[8] Audience générale, 26-8-1998, n. 1.

[9] Homélie de béatification de Sœur Mary MacKillop, 18-1-1995, n. 3.

[10] Cf. Discours à la Curie romaine pour la Présentation des vœux de Noël, 22-12-1995, n. 2.

[11] Homélie à la célébration des vêpres à l’abbaye de Pannonhalma, 6-9-1996, n. 3.

[12] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme du 15-8-1988, n. 7.

[13] Audience générale, 28-4-1982, n. 6. C’est moi qui souligne.

[14] Audience générale, 21-5-1986, n. 5.

[15] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8-6-1991, n. 2. Cf. n. 5.

[16] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme du 15-8-1988, n. 7. « à la réalisation de soi » traduit ad se perficiendum.

[17] Angelus en vue de la IVe Conférence mondiale sur les femmes à l’ONU (en septembre), 18-6-1995, n. 2.

[18] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8-6-1991, n. 2. Cf. n. 5.

[19] Exhortation apostolique postsynodale sur la formation des prêtres dans les circonstances actuelles Pastores Dabo vobis, 25-3-1992, n. 44.

[20] Lettre aux familles Gratissimam sane, 2-2-1994, n. 19.

[21] La thématique de la surabondance s’oppose notamment à celles de l’échange (don versus contre-don, chère à Marcel Mauss : « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », 1923-1924, Sociologie et anthropologie, Paris, p.u.f.,1973, p. 145-284), de la dette (cf. Nathalie Sarthou-Lajus, L’éthique de la dette, coll. « Questions », Paris, p.u.f., 1997 ; cf. la mise au point : Pascal Ide, « Une éthique de l’homme comme être-de-don », Liberté politique. Sortir de l’école unique, n° 5, été 1998, p. 29-48. Réponse à Nathalie Sarthou-Lajus, « Une anthropologie de la dette », Liberté politique. Le retour du travail, n° 7, hiver 1998-1999, p. 145-148) ou de la redondance effaçant la consistance du présent (cf. Jean-Luc Marion, « Médiation immédiate », in L’idole et la distance. Cinq études, coll. « Le livre de poche » n° 4073, Paris, Grasset, 1977, p. 201-219).

[22] Aux jeunes venant du monde entier, 24-3-1991, n. 4.

[23] Homélie à Wroclaw pour la clôture du 46e Congrès Eucharistique international, 1-6-1997, n. 5.

[24] Discours aux participants au viie symposium des évêques d’Europe, 17-5-1989, n. 5. C’est moi qui souligne.

[25] Audience générale, 6-2-1980, n. 5.

[26] Homélie à la solennité de l’Epiphanie du Seigneur pour l’ordination de douze évêques, 6-1-1995, n. 2.

[27] Lettre aux familles Gratissimam sane, 2-2-1994, n. 10.

[28] Méditation à Castel Gondolfo, 31-7-1994, n. 1.

[29] Homélie de la messe de béatification de la religieuse franciscaine conventuelle Raphaële Chylinski, à Varsovie, 9-6-1991, n. 5.

[30] Discours à la Curie romaine pour la Présentation des vœux de Noël, 22-12-1992, n. 2.

[31] Allocution à Delhi aux représentants des religions, du monde de la politique, de l’économie et de la culture, dimanche 2 février 1986, n. 5, La documentation catholique, n° 1914, 16 mars 1986, p. 290.

[32] Le pape fait donc du Christ non seulement le Révélateur du Père, comme cela est classique (cf. Audience générale du 31 octobre et du 6 novembre 1985), mais aussi « le révélateur qualifié […] du vrai visage de l’homme » (Jean Paul II, Discours aux évêques du Congo en visite ad limina, n. 6, le 23 octobre 1992, La documentation catholique, n° 1844, 16 janvier 1983, p. 81).

[33] Discours de clôture au Synode européen, 22-6-1991, n. 3.

[34] Homélie à la solennité de l’Epiphanie du Seigneur pour l’ordination de douze évêques, 6-1-1995, n. 2.

[35] Homélie de la messe de conclusion du Synode d’Assise, 14-12-1991, n. 2.

[36] Discours lors de la visite ad limina de la Conférence Episcopale de la Région Nord Est II du Brésil, 29-9-1995, n. 5.

[37] Homélie à Wroclaw pour la clôture du 46e Congrès Eucharistique international, 1-6-1997, n. 5.

[38] Message Urbi et Orbi le jour de Noël, 25-12-1994, n. 4.

[39] Lettre apostolique Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme du 15-8-1988, n. 7.

[40] Message de la Messe de Pâques Urbi et Orbi, 3-4-1994, n. 3. Cf. une formulation presque identique dans l’Homélie de la messe à Alatri (Frosinone), 2-9-1984, n. 3.

[41] Cette distinction n’est pas dans le texte de Jean Paul II. On pourrait aussi faire appel aux deux niveaux d’explication en théologie trinitaire.

[42] Rencontre avec le monde de la culture au Grand Théâtre national de Varsovie, 8-6-1991, n. 1.

[43] Audience du 4-12-85, n. 3.

[44] Ici, le pape fait appel à la « définition » thomasienne, devenue classique, de la Personne divine comme « relation subsistante » (cf. Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4).

[45] Cette distinction est constitutive de l’être créaturel. Elle éclaire le caractère partiel des deux tentatives de définition de l’homme à partir d’un seul des deux pôles : la première qui a majoré le pôle de l’autonomie jusqu’au solipsisme ; la seconde, en partie en réaction, a majoré la relation, l’ouverture jusqu’à une sorte de « relationnisme » sans consistance. Elle est explicitée dans la métaphysique de l’être et de l’agir. Sa résorption totale serait absurde, car elle effacerait la capacité même de se donner.

[46] Lettre encyclique sur l’Esprit Saint dans la vie de l’Église et du monde Dominum et vivificantem, 18-5-1986, n. 59. C’est moi qui souligne. « Tous les élans généreux et sincères », autrement dit tous les dons, « pour s’approcher du mystère ineffable et transcendant de Dieu, sont suscités par l’Esprit Saint ». (Audience générale, 26-8-1998, n. 2)

[47] « ‘l’amour dans sa source’, autrement dit […] la charité du Père » (Concile Œcuménique Vatican II, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes, n. 2).

17.4.2018
 

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