Une introduction à la philosophie selon Roger-Pol Droit

De la négation explicite du don à sa reconnaissance implicite

Avec astuce et pédagogie, Roger-Pol Droit propose une introduction à la philosophie à partir de 101 très brefs chapitres, qui sont autant d’expériences, décrites, puis interprétées philosophiquement [1]. Ce qui, de prime abord, semble conduire à une apologie d’un bouddhisme à l’occidentale, ne peut secrètement s’empêcher de rendre un discret hommage au don…

Une brillante collection de faits

Comment ne pas saluer le brio et la créativité du chroniqueur du Monde des Livres ? Ces 101 expériences sont à la fois imaginatives, stimulantes et démocratiques (à la portée de tous). Plus profondément, elles méritent d’être qualifiées de philosophiques : elles relèvent véritablement de la connaissance commune, sinon en leur point de départ, souvent singulier, du moins dans l’interprétation qu’elles suscitent. Le philosophe sait tirer du réel en sa concrétude des leçons universelles. De plus, elles suscitent un véritable étonnement, elles invitent à regarder autrement une réalité fréquentée quotidiennement ; en cela aussi, elles répondent à la définition du philosophique. Vladimir Jankékévitch aimait dire que le philosophe rend étonnant le quotidien. Enfin, dans le monde de la séduction et du papillonnage (ce que d’aucuns traduisent par zapping) qui est le nôtre, l’auteur sait capter, voire captiver l’attention. Par des chapitres qui ne dépassent jamais trois pages, il ne lasse jamais ; par des expériences toujours différentes, par des interprétations elles-mêmes en décalage, il ne cesse de renouveler l’intérêt.

Mais cette variété dans le fait est-elle accompagnée d’une réelle diversité dans l’interprétation ? Rien n’est moins sûr.

Une interprétation apparemment nihiliste

Il apparaît rapidement que l’herméneutique proposée par l’auteur présente une étrange, voire lassante, répétitivité. Se laisse-t-elle adéquatement exprimée par la « pratique du décalage », le « pas de côté » ou le « changement d’optique » dont parle la quatrième de couverture ? Cela me semble court. En un mot, chacune des expériences est, pour Roger-Pol Droit, l’occasion de dissoudre la réalité ou plutôt de montrer que ce que l’on prend pour une réalité stable, dénuée de solution de continuité, est floue, inévidente, en voie de décomposition. À l’étonnement, voire à l’émerveillement, source de la philosophie pour les Grecs, Roger-Pol Droit, avec nos contemporains, substitue l’inquiétude, voire l’angoisse, face à l’évanescence du monde et la discontinuité du moi, qui sont les lieux actuels du philosopher. Pourquoi, dans la présentation, écrire la durée prise par chaque expérience et pourquoi placer ce temps en tête, sinon parce que, déjà, tout est implicitement mesuré par ce que Heidegger appelait le « prénom de l’être » à savoir le temps ? Plus encore, le pouvoir exorbitant accordé à l’imagination (bon nombre d’expériences commencent par « Imaginez », « Représentez-vous »), voire une séparation totale de l’imagination d’avec le monde du réel, notamment dans le cas de la représentation fantasmatique d’assassinats sur laquelle je reviendrai, contient déjà dans l’œuf la suspicion de l’être que les expériences vont se contenter de décliner.

Prenons l’expérience suivante : « S’arracher un cheveu [2] ». Roger-Pol Droit propose de prendre un de ses cheveux et de se le retirer. Que m’apprend ce geste inusuel ? Deux choses. D’abord, « la relativité de l’impression. Douleur à la fois précise et floue – inhabituelle, parce que d’abord délimitée avec une absolue précision et s’estompant ensuite à mesure, jusqu’à devenir indistincte ». Ensuite, la relativité des choses : « Avec un cheveu en moins, êtes-vous devenu chauve ? À partir de combien de cheveux en moins est-on chauve ? » Cette question est indécidable. Or, l’interrogation porte sur les frontières, les délimitations d’identités. C’est donc que l’identité des choses, la nôtre, est incertaine : « nous sommes évidemment des ensembles flous, des halos, des brumes ». En fait, cette expérience est la cinquante-et-unième. Autrement dit, elle est située exactement au centre des cent une expériences. Même si rien n’indique que le choix de cette place ait été conscientisé, nous savons que les structures parlent en nous sans nous. Cette expérience peut donc être considérée comme programmatique.

Tentons de systématiser cette dissolution en règle du réel. Dans le réel, on peut découper deux grandes catégories, le monde des choses et le monde des sujets. Or, le processus de décomposition affecte les deux instances en présence. Les premières expériences le montrent même en alternance : la première (« S’appeler soi-même ») commence à défaire le moi (comme « jamais on ne peut s’adresser à soi-même sans justement se sentir un autre », elle s’accompagne d’« un petit décollement de soi par rapport à soi [3] ») ; la deuxième (« Vider le sens d’un mot ») dilue le monde par l’intermédiaire des mots (en répétant un même nom, par exemple « crayon », il devient insignifiant et « s’émiette [4] ») ; la troisième (« Chercher «je» en vain ») ruine à nouveau le moi, mais plus radicalement (cherchant où se trouve le « je », nous revenons bredouille, nous trouvons « une façon d’apparaître. Eventuellement un style. Rien d’autre [5] ») ; la quatrième (« Faire durer le monde vingt minutes ») résilie à nouveau le monde, mais, là encore, plus radicalement (imaginant un monde apparu brusquement et devant disparaître aussi brutalement dans vingt minutes, nous constatons « combien il est, en un sens, identique au nôtre [6]« ). Etc. On pourrait montrer que, méthodiquement, l’auteur efface les limites, rend poreux ou même discontinu ce que l’on pouvait croire monolithique ou continu. Il nourrit une haine étrangement monomaniaque pour l’évidence, la permanence et la fixité. Tout y passe : les différences entre le haut et le bas (5), entre le dedans et le dehors (52), entre la présence et l’absence, entre le moi et l’autre (94), entre le temps comme écoulement intime et le temps extérieur indifférent (37), etc. Bref, l’unité du monde est une fiction, ainsi que le manifeste l’expérience de « suivre les mouvements des fourmis » (29) : « Il existe des mondes juxtaposés, parallèles, étanches, non communiquants, on ne saurait parler sans abus d’un univers unique. La planète fourmi n’est pas la Terre des êtres humains [7] ».

Ainsi Roger-Pol Droit opte pour une vision nihiliste (« le plus long […] est de parvenir à considérer qu’il n’y a véritablemetn rien qui soit sérieux [8] ») de la réalité dont la multiplicité et mouvance ne seraient qu’illusion. Cette conclusion constante (sic !) signifie-t-elle qu’il adhère au bouddhisme auquel il a consacré des travaux [9]. Ce serait oublier qu’il n’hésite pas à critiquer cette philosophie [10]. La philosophie de notre auteur serait-elle plutôt au croisement de l’influence orientale et des philosophies occidentales de la déconstruction – de Sartre qui réduit l’étant à la série de ses apparitions à Deleuze qui reconduit toute profondeur à des simulacres et des jeux de pliage – sur fond d’une jouissance très spinoziste du présent ?

Une déconstruction du don

Passons les limites psycho-sociologiques de cet ouvrage qui, à l’évidence, sauf de son auteur, est celui d’un intellectuel (observateur du réel, beaucoup plus qu’acteur, ainsi qu’en témoigne le nombre de « imaginez »), parisien ou habitant une métropole (combien d’exemples parlent de métro, abrégé de métropolitain…), masculin (la différence sexuée apparaît très peu, une fois nommée [11], mais la polarité est nettement masculine, par exemple dans l’expérience 13 décrite plus bas), célibataire ou se vivant tel (le « je » semble une évidence, alors que quantité d’expériences ont le « nous » pour sujet), etc.

Plus profondément, Roger-Pol Droit déconstruit systématiquement les trois moments du don : réception, appropriation et donation. Chacune des expériences visées s’attache à l’un de ces moments, même si le deuxième est préférentiellement visé. Tel est par exemple le cas dans l’expérience qui consiste à « se représenter des entassements d’organes » (18) comme « le triomphe d’un ordre nouveau [12] »  ! Prenons l’expérience (grossièrement) intitulée « Boire en pissant » (13). Roger-Pol Droit prétend qu’ainsi, « vous découvrez un circuit direct, gorge-urètre, un parcours instantané estomac-vessie, une physiologie impossible que cependant vous éprouvez de manière directe et indiscutable [13] ». En effet, selon lui, la différence intérieur-extérieur s’efface, ainsi que le temps d’attente entre l’entrée et la sortie. Faites-en l’expérience. Rien de moins concluant. La différence des liquides bu et excrété, comme celle des modes du flux d’entrée et de sortie plaide au contraire pour un moment intermédiaire de métabolisation, de transformation. Or, ce moment de transformation est celui par lequel ce qui est reçu (premier moment du don) est approprié (deuxième moment du don), même si l’excrétion n’est que la forme dégradée de la donation (troisième moment du don) ou plutôt, sa conséquence négative quoique nécessaire. C’est donc bien le don intermédiaire (en l’occurrence du moi en son organisme) qui est ici mis à mal. Un autre exemple révélateur est l’expérience de « se mettre à genoux pour réciter l’annuaire » (93) qui commence par ces mots : « Ceux qui aiment les formes fixes [14] ». Une nouvelle fois, notre auteur cherche à abroger la stabilité, ici dans le rite et la croyance.

Mais les autres moments du don ne sont pas épargnés. Voici quelques exemples : « Endurer les bavards » (99), en s’absentant « aussi totalement que possible, sans que votre retrait soit perceptible » permet d’expérimenter que « l’altruisme tient à peu de chose [15] ». Et l’annulation du don de soi va jusqu’à l’annulation pure et simple, quoique fantasmatique, d’autrui : Roger-Pol Droit conseille vivement de « Tuer des gens dans sa tête » (96), c’est-à-dire se « représenter » l’« assassinat » d’un « méchant » ou d’un « imbécile » « de manière claire et distincte [16] ».

Si cette déconstruction est sans fin, elle n’est pas sans logique. Ce qui est premièrement visé est la stabilité configurée qui caractérise deuxième moment du don. La bénédiction des limites est constamment fracturée : en résistant aux fatigues (32) ou en mangeant trop (33), le corps expérimente la contingence des bornes imposées. Le nombre d’expériences proposées – 101 – est d’une indétermination indéfinie ; voire, elle semble initier une nouvelle série pour mieux s’opposer à la rondeur finie, achevée, close du 100. Or, le deuxième moment du don est le pivot de la dynamique ternaire : il recueille le premier moment et prépare le troisième. Voilà pourquoi une fois dissout ce deuxième moment, les autres ne peuvent plus se déployer.

C’est pour cela que, contre le don de soi (troisième moment), Roger-Pol Droit se refuse à la compassion à l’égard des défunts (24) ou d’un oiseau mort (35), qu’il estime équivalent de « devenir saint ou bourreau » (65), qu’il imagine de « descendre un escalier sans fin » (81), etc.

C’est aussi pour cela que, contre le don fontal (premier moment), rares sont les expériences se référant explicitement à l’origine ; plus encore, lorsque celle-ci se trouve mentionnée, elle est réduite à une buée, un hasard sans conséquence : par exemple, « apercevoir une femme à sa fenêtre » (26) qui pourrait initier au mystère désirable de la rencontre, fait seulement expérimenter qu’« il ne s’est rien passé [17] » ; « regarder les gens depuis une voiture » (28) conduit à décomposer les existences observées au lieu d’introduire à une promesse lorsque la voiture s’arrêtera et que nous irons à la rencontre de l’autre. Le sommet de ce déni systématique du don originaire consiste à « considérer l’humanité comme une erreur » (69).

Un secret hommage au don

Interroger la thèse de Roger-Pol Droit demande-t-il d’écrire, de manière urgente, un contre-ouvrage proposant 100 contre-expériences pour réveiller l’étonnement jubilatoire face au don ? Ne suffirait-il pas plutôt de reprendre les expériences proposées par l’auteur et d’en proposer une toute autre interprétation ? Fait et herméneutique se disjoignent, d’autant plus aisément que les expériences proposées par l’auteur sont des expériences de pensée, des « imaginations ». La réalité expérimentée est plus polysémique que l’interprétation très univoque proposée par notre auteur. Reprenons les quatre premières expériences :

  1. et si « s’appeler soi-même » était l’expérience non pas de ce que « Je est un autre », mais de ce que, intérieur à ce « je », se trouve la différence entre l’être et l’agir, entre les deuxième et troisième moments du don ?
  2. et si « vider le sens d’un mot » ôtait non pas l’intelligibilité du monde, mais seulement l’arbitraire du son ? Autrement dit, si le caprice du signifiant (mot) faisait oublier le sérieux du signifié (le concept), qui est lui-même signe de l’essence ? Autrement dit, si cette deuxième expérience permettait de détacher, par une expérience de pensée, la source (le premier moment du don) du sens de sa stabilisation dans un signifiant ?
  3. et si « chercher le ‘je’ en vain » était le signe non pas d’une illusion évanescente, mais d’un mystère, c’est-à-dire d’une source irréductible à toute manifestation ? donc nous signifiait la structure fond-apparition du don 2 ?
  4. et si « faire durer le monde vingt minutes » permettait d’expérimenter non pas son absurde facticité, mais sa généreuse gratuité ? Et si, à côté de l’expérience (toujours de pensée) selon laquelle la réalité est contingente, nous faisions aussi celle de sa stupéfiante stabilité (chaque matin, quand je me réveille, il est déjà là ; et il succèdera à ma mort) ?

On pourrait ainsi continuer et, à chaque expérience proposer un bivium. Par exemple, « téléphoner au hasard » (11) peut être l’occasion d’expérimenter l’incertitude de la différence moi-monde prise entre les « effluves d’ailleurs » ici et l’« effilochure » du moi ailleurs [18], ou d’éprouver une communion plus proche que prévue entre soi et autrui ; l’attente de « l’arrivée du bus » (23) peut être l’occasion de s’imaginer le pire (un attentat) ou d’expérimenter la vérité de la confiance, car le pire arrive vraiment le moins souvent ; « manger une substance sans nom » (30), un aliment dont on ignore comment il s’appelle, fait soupçonner que nous goûtions des mots plus que des saveurs ou permet d’expérimenter la distinction du sens et des (cinq) sens ; « essayer des vêtements » (43), c’est décomposer le moi dans de multiples apparences ou repérer que l’extérieur, tout en manifestant l’intériorité du sujet, n’affecte en rien sa permanence ; « jouer avec un enfant » (91) est une expérience de fragmentation du moi ou au contraire d’empathie sans perte de soi ; « partir à la recherche de la caresse infime » (101), c’est faire s’évanouir la frontière entre l’infime et l’infini, ou bien éprouver que l’infini se donne dans le plus infime qui est le plus vulnérable.

Allons plus loin : chacune des interprétations est-elle équivalente ? Y va-t-il seulement d’une décision préalable pour ou contre le sens ou d’un consentement à l’intelligible disponible ? En réalité, le sens, ou plutôt l’appel du sens, résiste. Voire, Roger-Pol Droit ne peut totalement nier cette logique du don. Au détour d’une phrase, telle ou telle formule, parfois vite recouverte, en laisse filtrer une discrète reconnaissance, une secrète aspiration. Alors émerge, un bref instant, chacun des moments du don, si constamment combattus par ailleurs : lorsque l’ennui dissout le monde, « Se provoquer une douleur brève » (9), par exemple se pincer, permet de « redonner accès à la réalité [19] », autrement dit au premier moment du don ; « Prendre une douche les yeux fermés » (40) rend présent au pur présent et fait goûter un sentiment « pacifique [20] » qui est la signature du deuxième moment du don (le don à soi) ; dans l’expérience du « Donner sans réfléchir » (63), le « sans réfléchir » ne cherche pas tant à conjurer l’intention ou la raison, que le retour narcissique (faire « taire la réflexion de force ») d’un « donner », autrement dit du don de soi auquel Roger-Pol Droit rend hommage – d’autant que « la mémoire conserve la gratitude de tels instants [21] ».

Ainsi, ce que le philosophe nie dans son interprétation, il l’affirme dans son écriture : la dynamique du sens et du don. L’herméneutique nihiliste persiste, mais le donné – et le don – résistent.

Pascal Ide

[1] Roger-Pol Droit, 101 expériences de philosophie quotidienne, Paris, Odile Jacob, 2001.

[2] Ibid., p. 147-148.

[3] Ibid., p. 17-19.

[4] Ibid., p. 21-22.

[5] Ibid., p. 23-25.

[6] Ibid., p. 27-29.

[7] Ibid., p. 93-94.

[8] Ibid., p. 86 (« S’amuser comme un fou »).

[9] Cf. L’oubli de l’Inde, 1989, coll ». Biblio-essais », Paris, Le Livre de poche, 1992.

[10] Notamment pour deux raisons : l’identification du monde à la souffrance, ce qui nie la joie donnée dans l’instant présent. De plus, « ce que les bouddhistes ne voient pas, me semble-t-il, c’est l’idée de la perfection de l’instant. Si je suis installé dans la sensation du pur présent, alors je sors du temps. Et si je sors du temps, je suis dans l’éternité ». (Roger-Pol Droit, Interview dans Actualité des religions, n° 28, juin 2001, p. 36)

[11] « Un homme écrit ses [ces] lignes ». (101 expériences de philosophie quotidienne, p. 88)

[12] Ibid., p. 64-66.

[13] Ibid., p. 53-54.

[14] Ibid., p. 237-238.

[15] Ibid., p. 249-250.

[16] Ibid., p. 243-244.

[17] Ibid., p. 87-88.

[18] Ibid., p. 47-48.

[19] Ibid., p. 43-44.

[20] Ibid., p. 116-117.

[21] Ibid., p. 175-176. A rapprocher de « la planète des petits gestes » (70) ou du « dire à une inconnue qu’elle est belle » (78).

26.5.2018
 

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