Une cosmologie marcellienne ?

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la philosophie de Gabriel Marcel qui est presque exclusivement centrée sur l’homme, l’humain, n’ignore pas sa relation à la nature, voire une réflexion sur elle – qu’il appelle aussi « monde », « univers », « cosmos », « création ». D’un mot, il pense cette relation aussi à partir de l’amour-don et l’amour-communion, en plein comme en creux.

1) En plein

Marcel affirme la présence d’une réelle unité entre l’homme et la nature – même si, nous allons le voir, cette unité doit être conçue de manière analogique.

a) Thèse : l’intersubjectivité

Allons au cœur de la vision marcellienne du cosmos – qui est aussi le cœur de la réflexion de Marcel sur l’homme –, à savoir la communion entre les êtres, ce qu’il appelle l’intersubjectivité. Autrement dit, nous entretenons avec la nature une relation de « co-appartenance » : « L’idée d’une co-appartenance de l’hommet et de l’espace concret où il vit apparaît comme fondamentale [1] ». Et précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une relation à un être naturel plus qu’un autre, mais à la nature dans sa totalité. Même quand cet autre est cette réalité individuée qu’est un vivant : « L’organisme véritable […] ne peut en aucune manière être isolé du cosmos dans lequel il prend naissance, et en particulier d’une lignée qui plonge dans l’insondable [2] ».

b) Voies

  1. Pour établir ce lien entre l’homme et la nature, Marcel se fonde sur notre expérience subjective, notre vécu affectif de la nature, plus encore celle du scientifique qui étudie la nature. Avec finesse, il observe que son attitude intérieure ne se résume pas à la seule objectivation qui le sépare de la nature, mais qu’une autre signale son inclusion :

 

« Même en deça de toute croyance à un Dieu créateur, le naturaliste éprouve une sorte d’émerveillement devant la finesse et la complexité de la structure qu’il observe. Et je serais tenté de dire qu’ici de façon très inattendue se réalise, peut-être par-delà le monde du profane qui est le nôtre – le monde de l’ignorant – comme une jonction entre le savant et le Saint […]. C’est au plan de l’ontologie qu’il faut se placer, le saint étant celui qui a accédé à un mode de l’être excluant la séparation courante entre l’homme et la nature [3] ».

 

Ces lignes mériteraient d’être longuement commentées, tant elles sont riches de suggestions. Il y a comme un écho de la distinction schélérienne entre le génie et le saint (auxquels il ajoute le héros) ? Quoi qu’il en soit, il montre ici la voie d’une réconciliation dans l’être même du chercheur entre deux aspects de sa personne, « le savant et le Saint ». Le savant considère le monde dans son immanence profane ; le saint contemple ce même monde dans sa transcendance sacrée, et en éprouve un « émerveillement », sentiment qui naît des propriétés mêmes de la nature. Assurément, la pratique institutionnelle les oppose, voire invite à refouler le second au profit du seul premier. Aussi, pour les joindre, disons plus, pour les réconcilier, faut-il placer à une perspective supérieure, celle de « l’ontologie ». Notons bien l’enjeu : point de secrète apologétique. Marcel ne cherche pas non plus à immanentiser Dieu. Son objectif vise seulement à nous arracher à « la séparation courante entre l’homme et la nature ». La réconciliation entre ces deux créatures passe par une médiation qui n’est ni le première ni la seconde.

  1. Marcel se fonde aussi sur l’expérience, si centrale chez lui, du corps.

 

« Le monde existe pour moi, au sens fort du mot exister [ce que Marcel appellera plus tard : « être »], dans la mesure où j’entretiens avec lui des relations du type de celles que j’entretiens avec mon propre corps – c’est-à-dire pour autant que je suis incarné [4] ».

 

En effet, il existe comme une continuité entre le corps et la nature. Or, la relation ajustée avec le corps suppose que je ne le traite pas seulement comme un avoir (« j’ai un corps »), mais comme faisant partie de mon être : « mon corps en tant qu’il est mien, c’est-à-dire non objectif » ou corps-sujet. De même, donc, analogiquement, la nature (ou le monde) ne peut être connue adéquatement que si elle est pour une part aussi intériorisée. Nous faisons ici appel aux couples de catégories centrales chez Marcel : avoir-être, objet-sujet, extérieur-intérieur.

  1. Il serait riche d’explorer un troisième lieu : l’art. Alors que la technique apparaît plutôt comme un lieu de dissociation de l’homme et la nature, l’art, celui qui est exercé par les grands artistes, est celui de leur unité.

c) Nature de ce lien

Précisons la nature de ce lien de co-appartenance homme-création. Il s’agit d’une unité véritable, mais analogique. Si ce terme n’est pas employé, le contenu est présent. Pour cela, lisons un important extrait de l’intervention de Marcel au colloque de Dijon, les 17 et 18 mars 1973 :

 

« Je veux bien reprendre ce terme d’inter-subjectivité dont j’ai fait le plus large usage, et dire qu’effectivement il y a place pour une certaine inter-subjectivité entre l’homme et la nature environnante. Je ne crois pas que l’on puisse rendre compte autrement de l’art dans l’ensemble […]. En d’autres termes la nature ici encore ne se présente pas comme objet. Elle se présente plutôt comme esprit naissant. C’est pour cela que l’inter-subjectivité est possible. Vous savez combien j’ai toujours marqué l’opposition entre créer et produire. J’ai toujours dit qu’assimiler la création à la production est une aberration, pour cette raison profonde que la création, me semble-t-il,implique toujours une certaine réceptivité. Or cette réceptivité, justement, dans le cas de l’artiste, dupeintre, n’est possible que si justement il y a cette sorte de coesse, car je suis encore obligé d’employer ce verbe, qui est un terme probablement trop vague, mais le mot communion est peut-être trop précis… enfin une certaine manière d’être avec, de ne pas être sapré. L’homme n’est pas ‘un empire dans un empire’ [5] ».

 

  1. Tout d’abord, Marcel donne différents noms – « inter-subjectivité », « coesse», « être avec » –, tout en écartant celui de « communion », qui est sans doute trop interpersonnel.
  2. Ensuite, comment ne pas relever la réserve présente à chaque pas que signale la multiplication de l’expression « un certain » ? Il s’agit donc d’une unité qui est à la fois comme celle existant entre les êtres humains, et différente. Or, la logique médiévale (que ne fréquente pas assez Marcel !) a donné un nom à ce mixte de semblable et de dissemblable : l’analogie, qui avance entre l’univocité (affirmant le semblable et même l’identique et écartant toute altérité) et l’équivocité (soulignant la différence en éliminant toute mêmeté). Mais peut-être Marcel récuse-t-il ce vocabulaire scolastique car il sait que, pour le Moyen Âge, l’analogie est logique et nominale. Or, pour lui, elle est aussi et d’abord réelle. C’est ce qu’exprime une affirmation qui, pour être brève, n’en est pas moins décisive : « la nature […] se présente plutôt comme esprit naissant ». Extraordinaire assertion : la nature, c’est de l’esprit ébauché, comme l’homme est un esprit achevé, en acte. L’on trouvait déjà cette intuition chez Ravaisson, et elle est omniprésente dans la Naturphilosophie allemande que Marcel fréquente.
  3. Précisons. Si la nature est une ébauche de l’esprit ou de la liberté, comme celui-ci est centre, il faut donc affirmer que les êtres naturels constituent autant de centres. C’est ce qu’affirme notre philosophe : « Nous ne leur [les choses] accordons l’être qu’à partir du moment où elles deviennent pour nous, et à quelque degré que ce soit, des centres ou des foyers ». Il en tire aussitôt la conséquence rigoureuse. Puisque l’interconnexion entre les centres constituent un nous aimant, il faut donc dire que les êtres naturels « à partir du moment où ils sont considérés […] comme des centres », « éveillent en nous une réaction d’amour, de respect » et, inversement, « une luttre contre l’égocentrisme ». Et, le même passage du Mystère de l’être, écartant la réduction de cette unité des hommes avec les choses comme une « totalité » dont celles-ci seraient une part, propose de nommer cette unité, « constellation [6]».
  4. Enfin, en quoi consiste plus précisément cette constellation ? Gabriel Marcel fait une passionnante proposition en parlant d’un « cœur de la réalité », de la nature, qui n’est pas sans évoquer la notion platonicienne, voire gnostique, d’âme du monde :

 

« On est ainsi conduit à cette affirmation qu’il y a un cœur de la réalité, quelque peine que nous puissions éprouver à le localiser, ou même si absurde qu’il soit d’espérer procéder à une semblable localisation. Je crois qu’il faudrait creuser longuement autour de cette affirmation pour qu’elle cesse de paraître mythologique et qu’on puisse y voir le principe véritable de toute recherche métaphysique féconde [7] ».

 

En quoi consiste ce « cœur » ? Il présente au moins trois caractéristiques repérables. Primo, il assure l’unité du monde : le vivant « ne peut en aucune manière être isolé [8] ». Secundo, ce « cœur », ce principe d’unité se fonde, ultimement, en Dieu, c’est-à-dire dans le sacré : « Le sens de mon œuvre […] consiste […] avant tout à tenter de ramener les êtres [humains et naturels] vers ce centre vivant, vers ce cœur de l’homme et du monde où tout se remet mystérieusement en ordre et où le mot sacré monte à nos lèvres comme une louange et une bénédiction [9] ». Tertio, ce « sacré » se distingue de Dieu. De même que les créatures sont distinctes entre elles, de même se distinguent-elle de leur principe. Autrement dit, à la différence de Heidegger, Marcel n’entend pas le sacré en un sens païen. En effet, il parle de la « louange » et de la « bénédiction » ; or, un tel acte s’adresse non pas à la nature, mais à une personne, en l’occurrence le Tu absolu qu’est Dieu et Dieu créateur.

2) En creux

a) Contre le mécanisme

Comme toujours, le propos de Marcel s’oppose à l’opinion contraire à sa cosmologie du coesse : ici, la réduction de la nature à une chose, un objet. Cela est vrai du point de vue de l’utilisation (technique). Mais cela est d’abord vrai de la connaissance. Et le signe en est la part de mystère, la part irréductible d’inobjectivable présente dans le cosmos. Dans son Journal métaphysique, Marcel se demande : « L’univers est-il tel que je puisse être complètement renseigné sur lui ? Et il ne s’agit pas ici de l’inconnaissabilité même partielle de l’univers. Tant que je traiterai celui-ci comme simple objet d’enquête possible, il ne pourra me fournir de satisfaction absolue [10] ». Même s’il se pose la question à propos de Royce, notre philosophe ferme cette voie gödelienne ou apophatique que, par exemple, emprunte aujourd’hui Thierry Magnin.

Ces développements pourraient être enrôlés au profit des justes affirmations des courants d’éthique de la nature en faveur d’une valeur intrinsèque de la nature, c’est-à-dire d’une irréductibilité de celle-ci aux seules valeurs d’utilité.

b) Contre le monisme

Plus implicitement mais tout aussi réellement, Marcel conjure aussi une autre erreur, diamétralement opposée à la première erreur, de sorte que sa « cosmologie » (très inchoative !) n’est pas purement réactive à l’égard du mécanisme atomistique, mais avance entre les deux tentations de l’Occident : l’anthropocentrisme et le biocentrisme (voire l’écocentrisme).

En réalité, Marcel s’attaque à la première tentation qui est en relation bijective, nous l’avons vu, avec le primat de l’avoir et de l’objet. Mais il n’ignore pas la seconde. D’abord, en posant les jalons d’une relation ajustée à la nature, d’abord, à propos de l’artiste, il évoque « le grand art d’Extrême-Orient » qui est ce sens de l’« unité [11] ». Nous avons aussi vu qu’il évoquait un cœur de la réalité, cœur qui n’était pas d’abord transcendant, mais immanent. Toutefois, il n’évoque pas la radicalisation panthéiste d’une telle intuition. Enfin et surtout, il s’attaque avec virulence à la tentation gnostique ou spiritualiste, donc dématérialisante d’une certaine tradition chrétienne – ce que Balthasar appelait le « platonisme » encore présent dans certains exposés théologiques et, plus encore, spirituels :

 

« Ma conviction la plus intime, la plus inébranlable – et si elle est hérétique, tant pis pour l’orthodoxie – c’est, quoi qu’en aient dit tant de spirituels et de docteurs, que Dieu ne veut nullement être aimé par nous contre le créé, mais glorifié à travers le créé et en partant de lui […] Ce Dieu dressé contre le créé et en quelque sorte jaloux de ses propres ouvrages n’est à mes yeux qu’une idole [12] ».

Pascal Ide

[1] Gabriel Marcel, Pour une sagesse tragique et son au-delà, Paris, Plon, 1968 (désormais abrégé PST), p. 65. Cf. p. 88.

[2] PST, p. 64.

[3] PST, p. 171-172.

[4] Journal métaphysique (1914-1923), Paris, Gallimard, 1927 (désormais abrégé JM), 3 décembre 1920, p. 261.

[5] « Dialogue entre Gabriel Marcel et Janine Parain-Vial », Revue de métaphysique et de morale, 79 (1974) n° 3, p. 383-391, ici p. 390-391. Souligné dans le texte.

[6] Le Mystère de l’être. Vol. II. Foi et Réalité, Paris, Aubier, 1951 (désormais abrégé ME II), p. 58.

[7] Percées vers un ailleurs, Paris, Fayard, 1973 (désormais abrégé PVA), p. 419. Souligné dans le texte. Cf. l’étude sur « Rilke, témoin du spirituel », HV, p. 283-344.

[8] PST, p. 64.

[9] PST, p. 174.

[10] JM, 13 juillet 1919, p. 195.

[11] PST, p. 172.

[12] Être et avoir (1918-1933), coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier, 1935 (désormais abrégé EA), 4 mars 1933, p. 196 et 197 : Être et avoir. Journal métaphysique (1914-1923), coll. « Foi vivante » n° 85, Paris, Aubier-Montaigne, 1968 (désormais abrégé FV I), p. 169. Souligné dans le texte

15.6.2021
 

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