Une consigne encore malheureuse de minutes heureuses (Françoise Lefèvre)

Si les multiples bonheurs dont Françoise Lefèvre (1942-) consigne la présence en nos vies sont plus que les plaisirs transitoires et transis de négatif rapportés par Philippe Delerm, ils demeurent encore trop imprégnés par la nostalgie de l’enfance.

L’écrivain analyse avec finesse le bonheur du don du réel. Qu’on lise, par exemple, sa description de sa rencontre avec une jacinthe bleue : « La grappe s’ouvre et c’est toute l’explosion d’un parfum presque fou, entre narcisse et lilas, qui s’exhale contre la vitre givrée. Ce qui ravit, c’est le contraste entre la neige au-dehors et ce parfum chaud. Par la fenêtre on regarde la campagne blanche où sautillent quelques oiseaux. Miracle pour rien. Pour soi seulement [1] ». Cette joie atteste le don gratuit. Comme le signale le titre, ces « minutes » sont bien les instants où se présente l’être, dans sa donation, et non pas une reconstruction de l’esprit ou de l’imaginaire. D’ailleurs, ce contentement possède une valeur thérapeutique. Il combat la crainte toujours renaissante du vieillissement, vivifie la mémoire en réactualisant les bons moments du passé [2] et offusque la tendance imaginative à plonger dans un romantisme nostalgique : « Ne t’égare pas dans la mélancolie… Souviens-toi du bonheur [3] ».

En revanche, l’auteure s’est-elle suffisamment réconciliée avec son passé ? Trop de dialectiques semblent encore la traverser où affleure le ressentiment. Trois sont particulièrement palpables. Françoise Lefèvre oppose très souvent la nature à la technique, le paysan au citadin, et même la barbarie véhiculée par l’actualité et qui demeure naïvement extérieure à une intériorité prétendument ouateuse, aimante, indemne de toute violence. Faisant aussitôt suite à sa description de l’éclosion des fleurs décrite ci-dessus, elle ajoute : « Petits miracles quotidiens, cachant la haine et la mort qui rôdent partout [4] ». La femme de lettres antagonise aussi exagérément le soi au groupe [5]. Le bonheur se limite-t-il à la seule réciprocité d’un sourire ou d’une complicité ? Ne s’ébauche-t-il pas dans l’initiative gratuite d’un don même dénué de retour ? Enfin, elle dialectise trop l’enfant à l’adulte : à la limite, seule la mort de l’enfant semble l’irréparable, car il porte toutes les espérances déçues une fois accédé à l’âge adulte.

Or, sous-tendant ces dialectiques, comment ne pas pressentir une enfant mal-aimée intensément réactif à la moindre marque de non-amour ou de non-retour. Le titre du livre (« vous êtes la marchande de la boutique des minutes heureuses ») n’est-il pas emprunté à André Hardellet, ce poète mal-reconnu dont l’auteur est comme l’héritière ?

Cette joie du présent où s’attarde le « sommeil enchanté » de l’enfance ne paraît donc pas avoir été assez purifiée du « fantôme aimant qui se pencha sur nous aux premiers jours de notre vie [6]… ». Un signe ne trompe pas : ce regret du passé communique, par contagion, son pessimisme à l’interprétation du présent : « nous traversions un quartier en pleine démolition – certains diraient en pleine rénovation [7] ».

Pascal Ide

[1] Françoise Lefèvre, Consigne des minutes heureuses, Monaco, Éd. du Rocher, 1998, p. 141.

[2] « Quand je suspends le linge avec la lenteur qui convient, dans la paix et le silence, je me retrouve mystérieusement transportée dans ces impressions d’enfance ou de déjà vécu, déjà ressenti ». (Ibid., p. 153. Souligné par moi)

[3] Ibid., p. 28.

[4] Ibid., p. 141.

[5] Cette opposition transparaît dans la description de la marche avec le groupe (« Plus rien n’est comme avant », Ibid., p. 69 s).

[6] Ibid., p. 97.

[7] Ibid., p. 10.

13.3.2025
 

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