Une certaine idée de l’Europe

Dans la première partie d’une conférence à l’institut Nexus en 2004 sur The Idea of Europe, le philosophe franco-américain et écrivain George Steiner propose une sorte de phénoménologie du continent européen [1]. Les deux premières caractéristiques sont inattendues :

1) Le café

« Les cafés caractérisent l’Europe [2] » ; ils constituent l’une des institutions les plus spécifiques de l’Europe. En plein, « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la ‘notion d’Europe’ [3] ». C’est ce que confirment en creux les confins internes de l’Europe : « Pas de cafés anciens ou caractéristiques à Moscou, qui est déjà un faubourg de l’Asie. Très peu en Angleterre, après une mode éphémère au XVIIIe siècle [4] ». Les cafés où l’on se rencontre en Angleterre ou en Irlande « ne sont pas des cafés. Il n’y a là ni échiquiers, ni journaux suspendus à leur barre, à la disposition des clients [5] ». Et hors Europe : « Aucun en Amérique du Nord, sauf dans cette antenne française qu’est la Nouvelle Orléans [6] ».

Tel étant le fait, quelle en est la cause ? Laissons la parole à notre penseur :

 

« Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet […]. Les gens désireux de rencontrer Freud ou Karl Kraus, Musil ou Carnap savaient précisément dans quel café les chercher, à quelle table d’habitués prendre place. La dernière rencontre entre Danton et Robespierre eut lieu au Procope. Quand les lumières s’éteignent en Europe, en 1914, Jaurès est assassiné dans un café. Dans un café de Genève, Lénine travaille à son traité sur l’empiriocriticisme et joue aux échecs avec Lénine [7] ».

2) Un continent que l’on parcourt à pied

a) Les faits

« La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres […]. Hommes et femmes y ont tracé leurs cartes en marchant d’un hameau à l’autre, d’un village à l’autre, d’une ville à l’autre [8] ». En Effet, à « un œil américain, même les nuages européens peuvent paraître domestiqués. Ils sont si peuplés de divintés antiques habillées par Tiepolo [9] ». Ce qui est vrai statiquement, l’est a fortiori dynamiquement : les marches ont fait naître l’Europe.

Inversement, cette traversée pédestre est impossible dans le cas de l’Océanie et relève de l’exploit presque surhumain pour l’Asie. Par ailleurs, « les déserts de l’arrière-pays australien, du Sud-Ouest américain, les forêts des Etats du Pacifique ou de l’Alaska sont pratiquement infranchissables [10] ». Enfin, Charles de Foucauld a transposé cette méthode, en parcourant des milliers de kilomètres dans le Magreb, mais il n’a ainsi cartographié à pied qu’une faible partie de l’Afrique du Nord.

b) Des causes

Là encore, passons de la description à l’interprétation. En négatif : « Il n’y a pas de Sahara, pas de badlands, pas de toundras infranchissables […] pas de ‘territoire vierge’ hostile au voyageur [11] ». En positif, la petite surface : « Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine [12] ». J’ajouterai : le climat tempéré.

Non pas seulement parce que c’est plus facile, possible ; mais aussi parce que cette marche fait sens. Je préciserai : surtout une population ancienne et chrétienne, donc marqué par le précepte « Soumettez la terre ». J’ajouterai : vue d’avion, l’Europe et seulement l’Europe est le continent où chaque centimètre carré fut humanisé, domestiqué, cultivé.

c) Des conséquences

« Cette réalité détermine une relation féconde entre l’humanité européenne et son paysage. Métaphoriquement, mais aussi maternellement, ce paysage a été moulé, humanisé par des pieds et des mains ». De fait, chaque lieu est habité : « les forêts les plus sombres ont leurs nymphes ou leurse fées [13] ».

Voire la pensée est née par les pieds : « Les composantes intégrales de la pensée et de la sensibilité européennes sont fondamentalement pédestres [14] ». À cette occasion, Steiner cite « l’enjambement » dans la métrique poétique. Puis il nomme les exemples bien connus de Kant, Rousseau, Kierkegaard et Péguy – en oubliant la philosophie péripatéticienne la bien nommée. Steiner y joint les marches éreintantes de Hölderlin, Wordsworth et Coleridge (et de Nietzsche ?), à quoi il faudrait ajouter celles de Thomas d’Aquin ou du jeune Mozart. Ajoutons enfin, les marches forcées des armées européennes, notamment sous la poigne de fer dominatrice de Napoléon.

3) Une géographie nommée par l’histoire

« Les rues, les places où marchent les hommes, les femmes et les enfants européens sont cent fois nommées d’après des hommes d’Etat, des militaires, des poètes, artistes, compositeurs, savants et philosophes [15] ». Y sont  attachées les dates et l’évocation sommaire de la vie des personnes. Et cette pratique continue aujourd’hui. Inversement, « aux États-Unis, rares sont de tels memoranda. Éternellement, les rues s’appellent pine (pin), maple (érable) [16] », etc.

La cause de ce fait tient, selon Steiner, à une vertu grandement honorée par les Anciens : la pietas. Les rues, les places constituent autant de lieux de mémoire.

Notre auteur en tire une conséquence négative : les rues « commémorent des siècles de massacres et de souffrances, de haine et de sacrifice humain [17] ». Ainsi, « même un enfant ploie, en Europe, sous le poids du passé [18] ». Tout à l’inverse, en Amérique du Nord, l’« idéologie est faite de soleil levant et d’avenir [19] ».

4) Le double héritage d’Athènes et de Jérusalem

Ici, le développement de Steiner se fait moins original. D’ailleurs, en se banalisant, l’analyse s’appauvrit. En l’occurrence, le plan se fait platement succéder l’Europe comme cité de Socrate [20] – « Selon la formule célèbre d’A. N. Whitehead, la philosophie occidentale est un post-scriptum à la pensée de Platon et, ajouterait-on volontiers, à celles d’Aristote et de Plotin, de Parménide et d’Héraclite [21] » –, cité d’Isaïe [22] et le fruit de leur conjonction [23]. Enfin, l’on relèvera que Steiner parle d’« Isaïe » et non du Christ, car il n’est pas sans nourrir quelque amertume antichrétienne [24], faisant par exemple du christianisme et du socialisme utopique les « deux principaux post-scriptum du judaïsme [25] ».

Il y aurait encore tant à dire, comme le sens eschatologique de l’histoire…

Pascal Ide

[1] George Steiner, The Idea of Europe, Le Tilburg, Nexus Publishers, 2004 : Une certaine idée de l’Europe, introduction de Rob Riemen, « La culture : une invitation », trad. Christine Le Bœuf, coll. « Un endroit où aller », Paris, Actes Sud, 2005, p. 23-46.

[2] Ibid., p. 23.

[3] Ibid., p. 23.

[4] Ibid., p. 23.

[5] Ibid., p. 25.

[6] Ibid., p. 23.

[7] Ibid., p. 24-25.

[8] Ibid., p. 26.

[9] Ibid., p. 28.

[10] Ibid., p. 28.

[11] Ibid., p. 26.

[12] Ibid., p. 26.

[13] Ibid., p. 27. C’est moi qui souligne.

[14] Ibid., p. 28.

[15] Ibid., p. 31.

[16] Ibid., p. 32.

[17] Ibid., p. 33.

[18] Ibid., p. 34.

[19] Ibid., p. 35.

[20] Ibid., p. 37-40. Steiner souligne à cette occasion que l’homme est habité par « trois quêtes, ou passions, ou jeux, d’une dignité tout à fait transcendante. Ce sont la musique, les mathématiques et la pensée spéculative (dans laquelle j’inclus la poésie, qu’on ne saurait mieux définir que comme la musique de la pensée) » (Ibid., p. 37).

[21] Ibid., p. 40.

[22] Ibid., p. 40-42.

[23] Ibid., p. 42-43.

[24] Ibid., p. 54-56.

[25] Ibid., p. 42.

21.6.2022
 

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