Un don enivrant

Article pour la Revue de l’Arche, 2001.

 

Un curé de paroisse me racontait qu’un dimanche, au moment de l’homélie, il commença à disposer des coupes de champagne en forme de pyramide, sans un mot, sur une table posée devant l’autel à la vue de tous. Une fois l’édifice achevé, comme à une fête de mariage, toujours en silence, le prêtre versa du champagne par le haut et les verres se sont progressivement remplis. Il explique alors à ses paroissiens de plus en plus intrigués : « Vous avez vu ce que j’ai fait. C’est vrai que nous sommes appelés à donner et à nous donner. Mais d’abord, il faut recevoir. Comme ces verres, acceptons d’être remplis. Et quand nous serons remplis, mais seulement alors, versons aux autres, par surabondance. C’est la grande loi de la vie spirituelle : ‘Vous avez reçu gratuitement, dit Jésus, donnez gratuitement.’ Quand nous commencerons à prier au lieu de nous agiter (toujours pour d’excellentes raisons), beaucoup de choses changeront, en nous et autour de nous. » Un des enfants de chœur réagit alors, en montrant les verres : « Vous avez vu : les verres ne se remplissent pas tous en même temps, ni à la même vitesse. » Il venait de comprendre aussi que la loi du don est aussi un rempart contre la jalousie.

Alors demandons-nous : avons-nous conscience de tout ce que nous avons reçu ? Nous transformons tellement facilement le don en dû. Pourtant, nous sommes très sensibles aux marques d’ingratitude à notre égard. Prenons quelques exemples quotidiens.

Comment mangeons-nous ? Tellement de personnes rentrant chez elles le soir, ouvrent la porte du frigidaire, cherchant quoi dévorer, la ferment du pied, sirotent une bière un œil sur le journal, le courrier ou la télévision. Comment, dans ces conditions, notre corps pourra-t-il s’ouvrir au don de la nourriture ? La recevoir comme un cadeau, tel est le sens du Benedicite, de la prière avant le repas.

Comment accueillons-nous le temps ? Si nous nous plaignons de la pluie, est-ce que nous savons rendre grâce pour le soleil ? Et si l’on quittait son point de vue de citadin un peu égoïste pour prendre conscience que la pluie est le don de l’eau à notre sœur la terre ? Bref, si on arrêtait de se plaindre, à l’image de sainte Thérèse de Lisieux qui avait pris la résolution de ne pas se courber comme les autres sœurs de son couvent lorsqu’il faisait froid afin ne pas déplaire à Dieu, auteur de la Création : naïveté ou intuition lumineuse d’un cœur d’enfant qui sait encore sourire aux dons qui lui sont faits ?

Comment accueillons-nous l’autre ? Accueillir toute personne comme un don, c’est sans doute plus que le chemin de la sainteté, son aboutissement ! Tant de personnes nous sont indifférentes, voire antipathiques. Pourtant, prendre conscience que chaque être humain rencontré est un don de la douce Trinité, puisqu’il est créé à son image, est un exercice qui change, progressivement, la relation à l’autre. Cet accueil commence par l’écoute : non pas seulement ni d’abord de ce qui est dit mais de l’autre qui parle. L’informateur est toujours plus important que l’information, si capitale soit-elle. Et cet accueil du don de l’autre supposera parfois le pardon pour l’offense qu’il nous a faite.

Que dire du don de l’Eucharistie à chaque messe ?

Pour terminer, je reprendrais, en l’élargissant, une formule à un philosophe chrétien que j’aime beaucoup, Maurice Blondel. Il disait que l’homme devait s’égaler, c’est-à-dire égaler son être qui est fini à ce qu’il désirait qui est infini, à savoir la communion avec Dieu. Mais je pense que l’homme ne peut s’égaler à son but (qui est réalisé seulement au Ciel) que s’il s’égale à son origine, c’est-à-dire si, chaque jour, il prend conscience et remercie pour tous les dons qui lui sont faits, chaque jour, des plus anodins aux plus inattendus. Souvent, y compris dans les endroits apparemment les plus incongrus, comme le métro, je prie : « Seigneur, fais que je m’égale au don qui m’est fait ! »

J’ai oublié de dire que les paroissiens ont bu le champagne à la fin de la messe. La loi du don – qui est divine –, c’est la surabondance, donc la fête.

Pascal Ide

 

19.12.2022
 

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