Saint Jean-Paul II a instauré le deuxième dimanche de Pâques comme dimanche de la miséricorde. Qu’est-ce donc que la miséricorde ? Comment en vivre ?
- Nous fiant à l’étymologie (dans le mot miséricorde, nous entendons « misère » et cor, « cœur »), nous définissons la miséricorde comme le cœur, c’est-à-dire l’amour, sensible à la misère d’autrui. C’est profondément vrai. Le pape polonais parlait de « l’amour plus fort que la mort et que le péché ». Mais c’est aussi courir le risque de réduire la miséricorde à la pitié ou nous centrer sur notre misère, que ce soit notre souffrance ou notre péché. Et ne pas nous émerveiller de ce qui constitue le noyau brûlant de la miséricorde : l’amour excessif, débordant, brûlant de Dieu.
Celle qui l’a le mieux compris et vécu est la petite Thérèse. Elle est à la fois si simple et si précise qu’il vaut mieux lui laisser la parole. Et ces passages ont été heureusement mis en musique. Voici d’abord la fin de son troisième manuscrit qui, comme les deux autres, se termine par le mot « amour » :
« Oui je le sens [Thérèse parle toujours d’expérience], quand même j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus [il ne s’agit pas de nier la faute, puisque se repentir, c’est en demander pardon], car je sais combien Il chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui (Lc 15,20-24). Ce n’est pas parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m’élève à Lui par la confiance et l’amour [1] ».
Et une confidence à sa sœur Pauline (qui était la supérieure du Carmel), à la veille de sa mort :
« On pourrait croire que c’est parce que je n’ai pas péché que j’ai une confiance si grande dans le bon Dieu. Dites bien, ma Mère, que, si j’avais commis tous les crimes possibles, j’aurais toujours la même confiance, je sens que toute cette multitude d’offenses serait comme une goutte d’eau jetée dans un brasier ardent. Vous raconterez ensuite l’histoire de la pécheresse convertie qui est morte d’amour ; les âmes comprendront tout de suite, car c’est un exemple si frappant de ce que je voudrais dire, mais ces choses ne peuvent s’exprimer [2] ».
- Si la miséricorde est l’amour de Dieu dans son excès, elle s’étend donc au-delà du pardon et concerne la création entière. Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? Ne disons pas, comme certaines catéchèses maladroites, qu’il a besoin de nous. Cet utilitarisme nierait la gratuité de son acte. Non ! C’est par pur débordement pour nous partager son bonheur inouï qu’il nous a tirés du néant à l’existence, à l’être. Le contraire même du mythe amoureux : « Pour vivre heureux, vivons cachés », c’est-à-dire isolés !
Sous un titre humble, à l’image de l’homme – Une nuit au cap de la chèvre –, le tout dernier livre – on devrait dire opuscule – de François Cheng nous conte une expérience de miséricorde ainsi entendue. « Ayant appris mon goût pour la méditation dans l’isolement, une lectrice m’a généreusement proposé la demeure qu’elle possède dans le Finistère », dans un lieu justement appelé « Cap de la Chèvre » [3]. Sa « nouvelle amie » le conduit dans la maison en ce « point extrême de la terre d’Occident », où il trouve tout ce qu’il faut pour écrire, se restaurer, se reposer, lui donne toutes les indications pratiques. Puis, avec délicatesse, « elle prend congé ; des amis l’attendent à Brest [4] ».
L’académicien dîne et s’allonge pour dormir. Vers minuit, les échos des vagues qui frappent la paroi rocheuse toute proches l’arrachent à son sommeil. Il se lève, ouvre les volets et, avec la fureur des éléments, « se précipite sur moi » la « nuit ». Dans « l’épaisse solitude qui [l]’envahit », il se sent d’abord insécurisé, effrayé. « Pourtant, au bout d’un moment, un changement s’opère en moi ». En effet, avec la nuit, il voit la lune. Si son pouvoir attractif soulève les marées, il élève encore davantage son âme biculturelle de chinois occidental. Or, la présence de la lune transforme la furie en harmonie, notion centrale du taoïsme : « Le mouvement des marées, loin d’être celui d’un fauve en furie, obéit à une cadence bien définie. Il est fait de flux et de reflux, d’une poussée en avant suivie d’un retournement sur soi, le tout régi par la formidable loi de l’attraction universelle ». Ainsi, entre la terre et la lune, « une interaction bien ajustée, au bénéfice des deux [5] ».
Alors, face au don de la lune, François Cheng sent monter en lui une immense reconnaissance :
« Cette lune qui plane là, qui me baigne de sa clarté, je pense à elle avec gratitude ! N’a-t-elle pas littéralement maternité la terre ? En activant l’eau des marées, n’a-t-elle pas, à l’origine, favorisée le développement des germes de vie que cette eau contenait ? Par la suite […], sa clarté nocturne veille sur le repos des plantes et des animaux, rythme leur vie, leur assure une croissance graduelle […]. Un impensable miracle a donc eu lieu [6] ».
Or, le don appelle le don : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). À la gratuité du don reçu répond la gratitude du don offert. Pleinement conscient qu’il est doublement béni – par le cadeau de cette lectrice généreuse et délicate, par cette nature qui s’offre dans la lumière maternelle et maternante de la lune – et même triplement – car, tout le livre l’atteste, François Cheng discerne derrière le don l’amour du Donateur qu’il appelle « Puissance-créatrice [7] » et qui, dans le Christ crucifié et ressuscité, va jusqu’à « chang[er] le sens de la Mort » et offrir « l’Amour inconditionnel » dans son pardon [8] –, il sent monter en lui, alors qu’il a presque cent ans, le désir d’écrire un nouveau livre, ou plutôt que lui est « accordée la grâce d’un délai » : « Je suis pris par l’urgence de dire ce qu’il y a de spécifique dans le fait d’être un humain [9] », qui n’est ni la nature mortelle ni le Dieu éternel, mais un être unique dont la vie ne s’arrête pas aux frontières de la mort. Au fond, un être fait pour la résurrection.
Ainsi, à travers la profusion surabondance de la nature, qui est mieux nommée création, François Cheng a fait l’expérience de la miséricorde du Créateur. Et il répond à son tour par un geste de miséricorde : se lancer, malgré son grand âge, dans l’écriture d’un nouvel ouvrage qui est un appel à l’espérance. Et moi, que répondrai-je à la miséricorde bénissante de Dieu ? Comment rendrai-je miséricorde pour miséricorde ?
- Je rajouterai un dernier mot en ces jours si particuliers où nous célébrons à la fois le Vivant ressuscité et un autre François, le défunt pape dont la disparition attriste nos cœurs.
Certains d’entre vous ont parfois été peinés par des attitudes du pape François. Par exemple, ils n’ont pas compris qu’il ne dise pas qu’il venait en France, alors qu’il foulait le sol de notre patrie bien-aimée. Voire, ils ont eu l’impression d’être rejetés par celui que l’on appelle pourtant si justement « Saint-Père ». Certains de mes confrères se sont sentis incompris face aux exhortations répétées à abandonner tout cléricalisme. Parfois aussi, quelques-uns se sont sentis en désaccord avec telle ou telle prise de position prudentielle plus que doctrinale du Souverain pontife.
Ce n’est pas le lieu d’expliquer ou d’excuser. Mais, comme on le fait à toute occasion de décès et comme la miséricorde qui est amour inconditionnel nous y invite, de d’abord centrer notre attention sur tout ce que l’évêque de Rome nous a offert. Dimanche de Pâques dernier, alors qu’il était à bout de force, il a tenu, après la bénédiction Urbi et Orbi, à descendre en fauteuil roulant dans la foule et rencontrer, saluer, bénir chacun. « Aimer jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).
C’est aussi l’occasion de relire les signes que le Ciel nous donne. L’un d’eux est la date du dies natalis (« le jour de la naissance » céleste) de nos derniers papes, tous canoniés, date qui est si riche de sens : saint Jean XXIII est décédé le lundi de Pentecôte, lui qui, en convoquant le dernier Concile, a si ardemment prié que vienne l’Esprit-Saint sur l’Église ; saint Paul VI est mort la fête de la Transfiguration, lui qui contemplait la gloire du Christ à laquelle tout homme est appelé ; saint Jean-Paul II est entré dans le repos de Dieu précisément ce dimanche de la miséricorde que, à la suite d’une demande expresse de sainte Faustine Kowalska, une religieuse polonaise, il a voulu instituter pour toute l’Église. En mourant le lundi de Pâques, pendant cette fête inondée, baignée de la joie pascale, le pape argentin signe ainsi combien tout son pontificat fut soulevée par cette joie qui est celle même de la miséricorde. Rappelons-nous sa devise : « miserando atque eligendo : bénéficiaire de la miséricorde et choisi ».
Alors, en ces prochaines semaines (le conclave ouvre le 6 mai prochain), ne cédons pas aux sirènes des médias, ne concédons rien aux curiosités qui supputent à perte de vue sur le prochain pape à partir de critères tout politiques qui ne disent presque rien sur le mystère de l’Église qui est celui de Dieu. Mais, unissons notre intercession à celle des 135 cardinaux (le conclave est d’abord une retraite, une célébration liturgique), avec confiance et ayons le souci constant de l’unité qui est le plus grand bien de l’Église.
Pascal Ide
[1] Ms C, 36 v° et 37 r°. C’est moi qui souligne.
[2] CJ, 11.7.6.
[3] François Cheng, Une nuit au cap de la chèvre, Paris, Albin Michel, 2025, p. 13.
[4] Ibid., p. 14-15.
[5] Ibid., p. 17-18.
[6] Ibid., p. 18-19. Souligné par moi.
[7] Ibid., p. 21. Passim.
[8] Ibid., p. 28.
[9] Ibid., p. 19.