« La question philosophique fondamentale est celle-ci : si un arbre tombe dans la forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, comment savons-nous qu’il fait du bruit [1] ? »
« Un maître zen est avec trois de ses moines et regarde, sur le toit du temple, la bannière flotter au vent. Le roschi interroge ses moines : ‘Que voyez-vous ?’
« Le premier moine : ‘La bannière qui bouge.’
« Le second moine : ‘Non, c’est le vent qui bouge.’
« Le troisième moine : ‘C’est l’esprit qui bouge’ [2] ».
Les deux premiers moines répondent en réalistes : l’un centré sur la cause seconde et le second sur la cause première. Le troisième réagit comme un idéaliste, ou même comme un sceptique – la dissolution sceptique étant ce vers quoi incline la philosophie du bouddhisme zen.
A) Thèse
1) Le terme idéalisme
Le mot « idéalisme » est polysémique. Il présente deux sens principaux qui tous deux se subdivisent :
a) Soit l’idéalisme s’entend d’une philosophie de l’idée
1’) L’idée peut être entendue en son sens noétique
Du point de vue de la philosophie de la connaissance, l’idéalisme est la doctrine qui affirme que le monde externe possède une existence dépendant de la conscience ou de la connaissance qu’on en a. Il s’oppose au réalisme.
2’) L’idée peut être entendue en son sens ontologique
Du point de vue de la philosophie de l’esprit, l’idéalisme est la doctrine qui affirme que la réalité ultime est l’esprit. Il s’oppose au matérialisme.
b) Soit l’idéalisme s’entend d’une philosophie de l’idéal
1’) En éthique
L’idéalisme est l’attitude pratique ou intellectuelle de celui qui oriente son action, sa vie d’après un idéal. Il s’oppose au pragmatisme. « Idéalisme populaire, révolutionnaire ; idéalisme généreux, passionné. Trop d’idéalisme et d’élévation morale font souvent que l’homme n’a plus de goût à remplir ses devoirs quotidiens [3] ».
Au maximum, l’idéalisme caractérise l’attitude de celui qui refuse la réalité et vit de chimères ou d’utopies : « Chaque peuple a son mensonge, qu’il nomme son idéalisme [4] ».
2’) En esthétique
L’idéalisme est alors la conception selon laquelle l’art cherche à exprimer l’idéal. Il s’oppose au naturalisme ou au réalisme.
2) Énoncé du sens épistémologique
L’idéalisme n’est pas, comme certaines présentations caricaturales le laissent croire, une négation du monde extrapsychique. Mais l’idéalisme professe que le monde, la réalité extérieure n’existent pas en soi, c’est-à-dire hors de la connaissance que j’en prends : mon appréhension lui donne sens. Si on prend les choses par l’autre bout : je ne connais donc pas le réel extramental tel qu’il est, dans sa pure objectivité, mais tel que je le saisis avec les limites, les conditionnements (biologiques, culturels, et d’abord anthropologiques) qui sont les miens.
Donnons-en quelques formules typiques et célèbres :
– Le philosophe anglais George Berkeley : « esse est percipi aut percipere : être, c’est percevoir ou être perçu [5] ».
– Le philosophe allemand Kant formule cette profession de foi idéaliste très claire : « Nous n’avons jamais affaire qu’à nos représentations. Quant à savoir ce que sont les choses en elles-mêmes, c’est tout-à-fait en dehors de la sphère de notre connaissance ».
– Même l’empiriste Condillac : « Soit que nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-même et ce n’est jamais que notre pensée que nous apercevons [6] ».
– « Toute philosophie qui ramène l’existence à l’idée, à la pensée considérée en particulier ou en général [7] » (Madame de Staël).
– Du philosophe français contemporain Edouard Leroy, une formule aussi limpide que concise : « Un au-delà de la pensée est impensable [8] ».
– De l’épistémologue Karl Popper et sous forme polémique : « Dans sa forme la plus simple, l’idéalisme dit : Le monde (qui inclut mon présent auditoire) est seulement mon rêve [9] ».
– « Il [le véritable cogito] reconnaît […] ma pensée même comme un fait inaliénable et il élimine toute espèce d’idéalisme en me découvrant comme ‘être au monde’ [10] ».
– « Le propre de l’idéalisme est de ne pas admettre que la réalité externe soit la cause de nos représentations, soit qu’il nie cette réalité externe (immatérialisme), soit qu’il en nie l’indépendance par rapport à l’esprit (Kant), soit qu’il affirme que sa cause est l’Idée (Platon) [11] ».
– Sous forme provocante : « Il n’y a rien de plus subjectif qu’un objectif » (Salvator Dali).
3) Illustrations cinématographiques
La science-fiction a abondamment développé ce thème : The Cell, Inception, Truman show, etc. Limitons-nous à deux, la seconde seule relevant de la SF.
a) Les dieux me sont tombés sur la tête
Les dieux sont tombés sur la tête, comédie botswanaise et sud-africaine de Jamie Uys, 1980. Avec Marius Weyers, Sandra Prinsloo, N!xau.
On voit un aviateur lancer par-dessus bord une bouteille de Coca-Cola. Celle-ci atterrit en plein milieu d’une tribu d’Afrique du Sud, les Buchmen (dont la technique est très peu développée). Les Buchmen examinent l’objet avec stupéfaction : à quoi cela peut-il bien servir, et d’ailleurs quelle en est l’origine ? Ce qui nous paraît évident, de destination naturelle, à savoir contenir un liquide est en fait porteur de toute une culture et au total relatif à celle-ci : hors ce cadre culturel, l’objet est dénué de sens (ou plutôt est chargé d’un sens tout-à-fait autre : ici l’objet engendrera des divisions dans ce peuple paisible, apparaîtra finalement comme maléfique et effrayant et devra donc être emporté au bout du monde, c’est-à-dire là où commence notre civilisation). C’est donc que le connu est relatif au référentiel par exemple culturel, aux précompréhensions, comme on dit aussi parfois, de celui qui connaît. On en arrive à dire : « La signification est indépendante des propriétés physiques de l’objet auquel l’expression se rapporte, car elle est liée à la découverte des possibilités, innombrables et incommensurables, à partir desquelles un objet est interprété [12] ».
Le monde de la moto est celui des sensations immédiates ; l’univers de la voiture est un univers soft, d’où toute sensation tactile est exclue. Cette distinction entre les conduites motocyclette et automobile symbolise la différence de l’être réel et de l’être de raison, mais plus encore celle existant entre réalisme et idéalisme.
b) Matrix
Matrix, science-fiction américain de Larry et Andy Wachowski, 1999. Avec Keanu Reeves, Laurence Fishburne, Ann-Kate Moss.
Dans un avenir indéterminé, la planète rendue inhabitable après une guerre nucléaire a été envahie par des robots. Les machines se servent des êtres humains pour fabriquer l’énergie dont ils ont besoin. À cette fin, elles ont stocké nos corps dans un fluide spécial, et chaque être humain a un petit nombre de « bioports » implantés dans son système nerveux. Par l’intermédiaire des bioports, le « super-ordinateur » qu’est la matrice (ou Matrix) agit sur nos cerveaux. Pour quoi ? Pour nous faire croire certaines choses. Plus précisément, pour nous faire croire que rien n’a changé, pour que nous n’ayons pas conscience de cet esclavage, les robots ont eu l’idée de cette matrice qui nous donne l’impression (l’illusion !) que le monde est comme avant.
Par conséquent, le monde dans lequel vivent les gens, le monde quotidien dans lequel ils travaillent, vont au cinéma, au restaurant, etc., n’est en fait qu’une illusion, produite par un ordinateur qui agit directement sur leurs cerveaux. Les gens qui habitent ce » monde » vivent dans un monde virtuel, et ne s’en rendent jamais compte, mis à part certains individus qui, on ne sait trop comment, ont réussi à échapper à l’action de l’ordinateur.
L’idée centrale du film, si on va plus loin que l’exposé/ résumé de l’intrigue, est la suivante : nos expériences ne sont pas véridiques : les objets que nous nous représentons, et le monde en général, pourraient très bien ne pas exister réellement. Cette intuition est celle que l’on trouve dans les écrits de grands philosophes (Descartes, et Berkeley) de tendance idéaliste.
B) Présentation historique
Le détail est exposé dans le cours d’histoire de la philosophie moderne. L’idéalisme n’est qu’en germe chez Descartes, Malebranche ou Leibniz. En effet, leurs principes philosophiques sont virtuellement idéalistes, mais leurs conclusions demeurent réalistes, moyennant quelques paralogismes dont les successeurs ne seront pas dupes qui tireront avec rigueur les conséquences que les prémisses de leurs prédécesseurs requièrent.
1) La naissance chez les rationalistes
a) L’idéalisme problématique de Descartes
Nous soulignerons seulement un point. Le discours de la méthode est un discours de la méthode, en l’occurrence mathématique, appliquée aux sciences. Or, le monisme méthodologique, épistémologique fait le lit de l’idéalisme cartésien. Détaillons ces deux points :
1’) Le monisme
Voici un célèbre passage de la première des Regulæ (dont la date précise est inconnue) :
« Étant donné que toutes les sciences ne sont rien d’autre que la sagesse humaine, qui demeure toujours une et toujours la même, si différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas plus de changement de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire, il n’es pas besoin d’imposer de bornes à l’esprit [13] ».
Le savoir est donc unifié par la lumière naturelle de la raison qui est comparée au soleil. Marion note bien qu’ici, Descartes s’oppose à angle droit avec la plus profonde et la plus véridique tradition scolastique selon laquelle les sciences d’une part sont diverses et multiples, d’autre part, tirent leur multiplicité de l’objet formel qui les spécifie : en effet, la science est un habitus qui demeure dans le sujet, mais les habitus sont spécifiés par leurs actes et ces derniers par l’objet : toujours l’objet est décisif et premier, spécificateur, dans l’optique classique antécartésienne.
« Pour Descartes, la multiplicité infinie des choses distingue moins les sciences correspondantes, que ne les unifie l’unique intellect humain [14] ».
2’) Or, ce monisme fonde l’idéalisme
a’) Exposé
Tout certitude est désormais subordonnée à l’activité, précisément à la certitude du sujet pensant. Au point que le néo-kantien Nathorp affirmait que, dans cette étape préliminaire des Regulæ, l’idéalisme de Descartes est présent « sous une forme plus pure que dans sa métaphysique une fois développée [15] ».
Voici comment il développe et montre ce point, rapprochant la Règle 1 et la Règle 8 : « La connaissance est donc le soleil qui éclaire les objets, loin de leur emprunter sa lumière. Elle porte en soi le principe de cette unité et de cette identité, par laquelle les choses sont reliées universellement, et à cette condition seule deviennent objets de la connaissance unique, universelle.
« Mais quelle est cette force de la connaissance qui fonde l’unité et répand la lumière ? C’est la force de la méthode, de cette méthode qui, par sa puissance spontanée de création, produisait déjà ses effets dans la mathématique des anciens, et, pour y être demeurée encore à un état d’enveloppement, n’en renferme pas moins effectivement les commencements et les semences toute connaissance […]. Aussi doit-on préférer la connaissance de la méthode à toute autre, parce qu’elle est la source de toute autre ».
En effet, la règle 8 énonce qu’on doit une fois dans sa vie se proposer d’examiner toutes les vérités à la connaissance desquelles suffit la raison humaine ; on doit une fois dans sa vie se poser la question : de quelle connaissance en général la raison humaine est-elle capable ? qu’est-ce que la connaissance humaine est et jusqu’où s’étend-elle ? Voilà le véritable instrument de la science, voilà toute la méthode. La première chose à connaître, c’est l’intelligence, car d’elle dépend la connaissance de tout le reste, et non réciproquement. […] L’universalité des choses, comme objets de la connaissance, enfermée dans l’universalité de la connaissance, qui est déterminée par l’«esprit», et reliée en une unité universelle par la loi une et identique de sa méthode – qu’est-ce donc que l’idéalisme, si ce n’est pas cela [16] ? »
b’) Confirmation
Segond développe aussi deux points, dans la même visée idéaliste. Le premier est le suivant :
« Descartes supprime donc deux choses, que les philosophes et le vulgaire avaient admises pareillement. D’abord la diversité des sciences et leur indépendance relative [ce que nous avons appelé monisme épistémologique]. Ensuite, et corrélativement, l’hétérogénéité de l’intelligence comme faculté de connaître. Double suppression qui résulte de la notion initiale de la certitude, toujours identique à soi. Or cette simplification, qui est la même de part et d’autre, dot nous faire envisager comme identiques l’un à l’autre les deux termes auxquels il semble qu’elle aboutira tour à tour. Connaissance homogène et faculté de connaître homogène coïncident ; il y a identité entre la science une et l’intelligence une, double aspect de l’unique certitude. […] C’est ici la grande révolution cartésienne à l’encontre de la philosophie des Anciens, et de celle même des novateurs d’alors. Révolution capitale de la pensée, si elle inaugure vraiment un monisme de la connaissance ».
En conséquence :
« Ce que l’on trouve ici, au principe du cartésianisme, c’est l’idée – plus pure que chez Kant – d’une critique de la connaissance humaine. Car cette critique est exempte chez Descartes de tout préjugé de limitation, parce qu’elle est envisagée – sans nulle référence à un objet transcendant ou bien à une faculté transcendante – du seul point de vue de l’unité intellectuelle de l’œuvre humaine ».
La seconde conséquence est la suivante : « De ce point de vue précisément le privilège de la mathématique acquiert toute sa signification spirituelle. C’est elle, en effet, qui réalise en acte l’identité et l’universalité de l’intelligence [17] ».
Autre confirmation :
« En décidant d’étendre l’explication mathématique à la totalité du réel, Descartes vient de substituer le point de vue du sujet à celui de l’objet. S’engageant en effet à considérer la méthode mathématique comme le seul exercice normal et légitime de la raison, il remplace la science scolastique, diversifiée dans ses méthodes comme elle l’était dans ses objets, par une science une comme l’est sa méthode même : il s’engage à procéder toujours a priori, en allant des idées aux choses, au lieu de procéder toujours a posteriori, comme le thomisme, en allant des choses aux concepts [18] ».
b) L’idéalisme immatérialiste de Berkeley
Cet idéalisme, qui a sa source chez Descartes, va toutefois beaucoup plus loin que l’idéalisme, seulement problématique (cf. ci-dessus), de Descartes. En effet, l’idéalisme de Berkeley, avons-nous dit, est un idéalisme absolu. Un idéalisme absolu, c’est une théorie ontologique, qui se prononce sur la constitution du monde (ce que ne faisait jamais Descartes). Cette théorie affirme que tout ce qui existe, est soit un esprit (soit un esprit individuel/ une conscience individuelle, soit Dieu), soit une idée/ perception/ un état de conscience/ de l’esprit. Tout, y compris le soit disant » monde extérieur « , est réductible à ça.
Comment Berkeley peut-il soutenir que les choses que nous percevons, ie, goûtons, sentons, touchons, etc., ne sont rien d’autre que des perceptions ? C’est quand même bizarre, non, de dire que cette chose, par exemple, cette boule de neige, qui est là, devant moi, et qui offre de la résistance, n’est pas ce que je crois, ie, une chose extérieure à ma perception, une chose qui causerait, justement, ces perceptions que j’ai. En gros, cette chose n’existe pas, mais seules existent les perceptions que j’ai ?
Mais ce que veut dire Berkeley, c’est que rien au-delà des perceptions n’existe réellement. Cet » au-delà « , c’est, bien sûr, la » matière « . La matière, c’est ce quelque chose d’extérieur à l’esprit, qui accueillerait les différentes propriétés que je perçois (telles la couleur, la forme, l’odeur, le goût, etc.). Il n’existe rien d’autre, en fait que ces propriétés sensibles, et la » chose » est réductible à ces propriétés. Elle n’est qu’une collection de qualités sensibles.
Prenez la boule de neige. Elle possède les propriétés suivantes : rondeur, dureté, blancheur, froidure. Maintenant, enlevez ces propriétés sensibles (qui sont des sensations, donc, des qualités de l’esprit, des états de conscience). Que reste-t-il ? reste-t-il quelque chose, qui serait le substrat de ces qualités (la » matière « ) ? Non : enlevez ces sensations, et vous enlevez la boule de neige ! Par conséquent : la boule de neige n’est nullement un être distinct des sensations. Selon lui, seul un métaphysicien pourrait croire qu’il y a quelque chose d’imperceptible et présent en même temps que les propriétés perceptibles (ce serait une boule de neige intangible)
2) L’idéalisme de Kant
Mais le grand prophète (au sens étymologique et technique de celui qui porte la parole en avant, la fait connaître) est bien entendu Emmanuel Kant.
« Il a fallu attendre jusqu’au xviiie siècle pour que le principe de la conscience transcendantale soit explicité avec force. Or ce n’est pas à dire qu’auparavant il n’y eût pas de philosophies ou qu’il n’y eût pas de sciences. Le principe d’une conscience légiférante et formellement constitutive n’était donc pas évident aux penseurs antérieurs à Kant, puisque la raison de ce qu’ils appelaient la réalité se trouvait selon eux dans l’en-soi lui-même. Il a fallu une ‘révolution’ intellectuelle, une analyse transcendantale pour dégager enfin ce principe constitutif du monde, de tous les systèmes, explications, préjugés et croyances qui le masquaient aux yeux de l’esprit humain. C’est là l’œuvre de Kant [19] ».
Kant caractérisera son idéalisme en le qualifiant de critique, mais ce point de détail ne nous intéresse pas ici. Le philosophe de Kœnigsberg fut très conscient du changement radical de perspective qu’il donnait à la philosophie (et aussi de l’influence immense qu’il a eue) et qu’il baptisa, ni plus ni moins que « révolution copernicienne ». En effet, le chanoine Copernic, on le sait, a lancé l’hypothèse que le soleil ne tournait plus autour de la terre mais que c’était le contraire qui était vrai. Or de même, notre philosophe prétend démontrer que, alors que jusqu’à maintenant les penseurs ont cru que la connaissance était mesurée par l’objet et en quelque sorte gravitait autour de lui, on doit désormais faire tourner la connaissance autour du sujet connaissant qui en devient mesure et norme.
Contentons-nous de rappeler le cœur qu’est le problème critique. En effet, le premier pas de la solution que Kant lui propose est exposé dans la première partie de la Critique de la raison pure, l’esthétique transcendantale ; or, cette solution ouvre à l’idéalisme kantien qu’est l’idéalisme critique.
a) Le problème critique
Si l’on voulait être précis, il faudrait formuler ce que l’on appelle le problème critique. Posé en termes techniques, il se formule ainsi : « Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? »
Pour comprendre la question, il faut faire appel à une double distinction : entre jugements analytiques et synthétiques ; entre a priori et a posteriori.
Est a posteriori tout ce qui relève de l’expérience, donc tout ce qui est empirique, singulier, contingent ; est a priori tout ce qui ne relève pas de l’expérience, et qui est intelligible, universel et nécessaire. Trois exemples : les lois mathématiques ; les lois physiques ; les concepts métaphysiques.
En croisant la double distinction, nous obtenons quatre formes possibles de jugement.
b) La méthode critique ou l’analyse transcendantale
Pour résoudre le problème ici posé, Kant élabore une nouvelle méthode, celle qui, justement, manquait à Wolff et, selon lui, à toute la métaphysique antérieure.
1’) Le sens de « transcendantal »
Ce terme est une des clés de la philosophie kantienne.
Ce que le terme ne signifie pas : transcendantal au sens scolastique ou médiéval ; transcendant ; logique (la logique fait abstraction de l’objet ; or, le transcendantal concerne la vérité de la connaissance, donc son objectivité, sa relation à un objet).
En plein, le terme « transcendantal » signifie : ce qui concerne la connaissance a priori des objets.
2’) Le sens d’ « analyse »
Ce qu’elle n’est pas. Au sens étymologique, l’analyse est la décomposition (d’un produit, d’une pensée, etc.) en ses éléments, par exemple la distinction de la sensation et de la perception.
Ce qu’elle est pour Kant. L’analyse s’entend au sens logique de remontrée d’un fait à ses causes. Or, ici, l’on part d’un fait : la connaissance scientifique. L’analyse consiste donc à remonter à ses conditions de possibilité. Et nous allons voir que celles-ci se prennent du côté du sujet connaissant.
Précisons encore que cette remontée est subjective n’est pas subjectiviste, c’est-à-dire liée au seul parcours narratif d’un individu donné, elle ne s’identifie assurément pas à un journal philosophique. Précisons aussi que cette analyse de l’esprit, pour être réflexe, n’est pas psychologique ou introspective, mais elle est philosophique. En effet, elle ne considère pas les vécus de conscience, mais les structures même de la conscience. Elle s’intéresse à l’expérience interne, mais par voie logique, rationnelle.
c) La solution critique en général
La solution critique se développe en trois temps, selon les trois fonctions de la connaissance : la sensibilité, l’entendement et la raison. La critique de la sensibilité s’appelle l’esthétique transcendantale, celle de l’entendement, l’analytique transcendantale et celle de la raison, la dialectique transcendantale.
Et nous verrons que chacune d’elle fonde l’une des disciplines théoriques : mathématique, physique et métaphysique. Un tableau récapitulatif est donné dans le cours de métaphysique.
Lisons le bon spécialiste Roger Verneaux résumer le cœur de la Critique de la Raison Pure : il réside dans
« la ‘révolution copernicienne’. Entre le rationalisme de l’Ecole cartésienne, que Kant appelle dogmatisme, et l’empirisme anglais, qu’il appelle scepticisme, entre Wolf et Hume, donc, qui ont chacun porté une tendance à son point de perfection, Kant ouvre une voie nouvelle : la critique. Elle le conduit à cette doctrine originale qu’il appelle idéalisme transcendantal et qu’on peut à grands traits résumer comme ceci. Toute connaissance comporte une matière, donnée par l’expérience, et un étagement de formees a priori chargées d’unifier la matière. La connaissance humaine est bornée aux phénomènes, qui sont de simples représentations et n’existent pas hors de l’esprit. L’esprit ordonne les phénomènes et les lie, de sorte qu’il est législateur et constructeur de la nature. Les phénomènes ont pour fondement des choses qui ne peuvent pas être connues telles qu’elles sont en elles-mêmes. La métaphysique dogmatique est donc condamnée, qui prétendait connaître par raison pure les choses en soi. Une ontologie nouvelle est fondée, qui prend le nom plus modeste d’analytique de l’entendement. Place est faite à une foi pratique qui affirme la réalité des trois idées suprêmes de la métaphysique : la liberté, l’immortalité de l’âme et Dieu ». Finalement, « l’intention profonde de Kant est-elle exprimée au mieux par cette confidence : ‘Je dûs supprimer le savoir pour faire place à la foi’ [20] ».
d) L’esthétique transcendantale
1’) Principe : les formes a priori de la sensibilité
Le raisonnement est le suivant. Toute connaissance part de l’expérience, de l’intuition. Or, il n’y a d’expérience que sensible. Or, la sensibilité est pure passivité ou réceptivité : elle est « la capacité de recevoir des impressions grâce à la manière dont nous sommes affectés par les objets ». Autrement dit, les objets sensibles impressionnent la faculté représentative.
Or, un objet sensible n’apparaît jamais qu’en un lieu et en un temps donnés. De fait, jamais une représentation ne se produit que située hors de nous, un objet est toujours placé à côté d’autres objets ou au moins quelque part. Ainsi, l’objet perçu l’est toujours dans un espace. Il en est de même vis-à-vis du temps.
En outre, cet espace est un et englobe tout objet sensible. Donc, nos sensations sont coordonnées, organisées, synthétisées par et dans l’espace et le temps.
Mais ce qui coordonne n’est pas ce qui est coordonné. Il faut dire plus. Classiquement, si la matière est principe de séparation et de diversité, la forme est principe de liaison et d’unité. Or, selon Kant, l’expérience nous présente des faits sensibles qui sont divers et dispersés, alors que l’espace et le temps unifient ce divers séparé. Donc, les représentations qui sont multiples constituent la matière de la sensibilité, et l’espace et le temps, la forme de la sensibilité. Kant distingue donc, et ce point est essentiel, deux aspects dans la connaissance sensible : la matière et la forme.
Or, enfin, si ces formes sont des représentations sensibles et non pas abstraites, conceptuelles, en revanche, elles ne sont pas empiriques, mais précèdent l’expérience. Comme ce qui précède l’expérience est, par définition, a priori, l’espace et le temps sont donc appelées « formes a priori de la sensibilité ».
2’) Précisions
Espace et temps ne sont pas équivalents. En effet, l’espace est la forme des sens extérieurs, alors que le temps est la forme des sens internes. En effet, si les sens externes nous présentent clairement des objets situés dans des lieux divers, les états intérieurs, les donnés de conscience ne se distribuent pas selon une topographie matérielle ou sensible, mais sur la ligne du temps, ainsi que Bergson le montrera en détail, mais aussi Husserl dans La conscience intime du temps. Donc, les objets sensiblement perçus sont dans l’espace en tant qu’ils sont donnés par les sens externes, et dans le temps en tant qu’ils sont donnés aussi par les états de conscience. Ainsi, une nouvelle fois, toute l’unité spatio-temporelle est reconduite au sujet.
Espace et temps sont-ils innés ou acquis ? De prime abord, ils semblent que ces formes soient innées puisqu’elles sont la condition de possibilité des sensations ; or, celles-ci sont acquises. En réalité, Kant les qualifient d’ « acquises ». En effet, ces lois ne nous sont pas prédonnées, puisqu’elles sont totalement vides. Elles attendent d’être déterminées (Aristote dirait d’être « actualisées ») par leur contenu qu’est le divers sensible. Ainsi, les formes apparaissent simultanément avec la matière ; or, ce matériau est intégralement acquis. Voilà pourquoi ont peut ne pas les dire innées : au moins quant à leur apparition et leur mise en œuvre ; mais elles sont innées en tant qu’elles précèdent ontologiquement (non pas chronologiquement) les sensations et appartiennent à la structure cognitive du sujet.
3’) Application : la fondation des mathématiques
L’intuition (que Kant qualifie de « pure ») de l’espace et du temps sont les fondements cherchés qui rendent compte (à titre de condition de possibilité) des mathématiques. En effet, celles-ci se divisent en deux parties : la géométrie et l’arithmétique ou l’algèbre. Or, l’espace est principe de la géométrie qui est science des figures, et le temps, celui de l’arithmétique, puisque l’opération élémentaire, l’addition, se déploie seulement dans la successivité, c’est-à-dire dans le temps. Donc, Kant fonde la mathématique sur les formes a priori de la sensibilité. Précisément, alors que l’expérience commune et celle de la physique, ainsi que nous allons le dire au prochain paragraphe, se fonde sur une intuition empirique, les disciplines mathématiques se fondent sur une intuition pure et non pas empirique.
4’) Conséquences
a’) L’idéalisme critique
Le point essentiel est le suivant : l’unité est assurée par la forme ; or, cette forme, loin d’être déposée dans l’objet connu, le réel extramental, vient du sujet connaissant. Donc, tout ce qu’il y a de connaissable relève du sujet et non de l’objet. Or, l’idéalisme est la doctrine épistémologique affirmant que seul le sujet est connaissable, qu’un au-delà de la connaissance est inconnaissable. Kant l’affirme avec la plus grande clarté :
« Nous n’avons jamais affaire qu’à nos représentations. Quant à savoir ce que peuvent être les choses en elles-mêmes, c’est tout à fait en dehors de la sphère de notre connaissance ».
Si l’unité de l’objet perçu relève de ma sensibilité, ne sombre-t-on pas dans le subjectivisme ? Kant ne voit que trop se profiler la tentation empiriste à la Hume, et bientôt le scepticisme. Et c’est l’un des deux objectifs de la Critique de la raison pure (le second étant, après avoir évité le Charybde de ce relativisme empiriste, d’échapper au Scylla tout aussi mortel du dogmatisme a priori des métaphysiques wolffiennes) que de conjurer cette dissolution de tout savoir, qui ferait passer même la physique à la trappe !
b’) La distinction phénomène-chose en soi
Ainsi, l’idéalisme transcendantal conduit à la réduction de l’être aux phénomènes et à la distinction phénomène-noumène. Historiquement, Christian Wolff est l’ancêtre immédiat de la distinction. Mais celle-ci est elle-même tirée d’une interprétation particulière de Rm 1,20. En effet, il y est parlé des choses visibles, des phainoména.
L’apport décisif de Kant est celui de la philosophie transcendantale qu’il convient de définir d’emblée si l’on veut rentrer dans le cœur de son œuvre. Lisons la détermination suggestive qu’en offre Philonenko [21].
« Dans son œuvre théorique, Kant distingue les choses telles qu’elles nous apparaissent et les choses telles qu’elles sont en soi. Il appelle les premières les phénomènes ».
Il faut d’emblée éviter une méprise trop fréquente : contrairement à ce qu’imaginait par exemple un Victor Cousin, la chose en soi existe bien, elle ne se dissout pas dans la conscience. Mais elle est inconnaissable. Autrement dit, il existe des choses en soi, jamais Kant ne l’a nié ; en revanche, leur connaissance nous est à jamais inaccessible.
Quelle est la raison de cette distinction ? Philonenko assigne cette raison avec sa clarté coutumière : cette distinction « tient de toute évidence à nos organes de perception et il y faut inclure l’espace et le temps, qui sont, déclare Kant, les formes de notre sensibilité » ; bref, cela tient « à notre irrémédiable subjectivité », et « les organes sont au fond des obstacles » : « nous ne voyons le monde qu’à travers un verre coloré ». En effet, selon Kant, « la véritable existence des objets n’est pas celle que nous livrent les sens, mais les équations mathématiques qui les définissent ». Tel est le sens de l’idéalisme kantien, et cela vaut tout autant pour la philosophie de l’histoire et la morale : « un fait ne prend son sens, ne s’intègre en une histoire que si nous esquissons la structure idéelle de cette dernière. Et tout de même le jugement moral ne peut s’en tenir aux faits ». Or, « le sens n’est jamais entièrement fixé et tout équation peut être complétée ». Donc « il faut bien distinguer les phénomènes des choses telle qu’elles sont en soi ». Alors « l’expérience a pour fonction de combler la distance infinie entre la loi définitive et sa forme première ».
En conséquence, « la philosophie kantienne est une doctrine de l’objectivité. C’est la première chose à comprendre et souvent ce n’est pas celle qu’on commence par dire ».
3) Le développement idéaliste au xixe siècle
a) En général
L’historien de la philosophie moderne et contemporaine d’origine hongroise Miklos Vetö montre, de manière très claire, combien l’idéalisme allemand pense ce que la métaphysique scolastique et grecque, notamment Thomas et Aristote, n’a pas pensé et ne pouvait pas penser. Et combien, de ce fait, il est à même de rendre compte de la Révélation chrétienne. De fait, celle-ci est au cœur du projet des quatre grandes figures de l’idéalisme allemand, Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Voici quel est son raisonnement [22].
La philosophie classique, telle que la voit Vetö, présente trois caractères : elle est an-historique, le temps étant identifié à un écoulement radicalement impermanent, privé de toute essence positive ; elle privilégie l’universel contre le particulier ; elle a une conception abstraite de la liberté, puisque celle-ci ne se déploie que dans une histoire dont elle est le moteur : elle dissocie donc le sens et l’histoire, la temporalité et la liberté.
En revanche, l’idéalisme allemand a réhabilité avant tout la liberté. Le cœur de la métaphysique allemande est la liberté comprise dans son déploiement historique. Donc, le temps, ne serait-ce qu’en en faisant une forme a priori de la sensibilité, et, au-delà, par le biais de la liberté, l’histoire ; l’individu n’est plus une retombée impure et affadie de l’universel.
Une conséquence en est la relation intime entre christianisme et idéalisme. En effet, le contenu intelligible de la pensée chrétienne est structuré à partir des notions de liberté, d’histoire, d’accomplissement dans une alliance, d’unicité individuelle, personnelle. Donc, « l’idéalisme allemand apparaît comme un terrain propice pour repenser la dogmatique chrétienne, pour penser le christianisme à nouveaux frais ». De fait, « c’est l’idéalisme allemand qui, dans l’histoire de la philosophie, a le plus pris en charge ces dimensions [« le temps, l’altérité, la nouveauté, la liberté »], non approfondies par les pensées antique et médiévale [23] ».
b) L’idéalisme de Schopenhauer
Si Kant est l’initiateur de l’idéalisme, Hegel est son sommet. Nous l’étudions un peu longuement dans le cours de métaphysique.
Disons un mot d’un autre idéaliste dont l’influence fut grande sur le xixe siècle allemand : Arthur Schopenhauer (1788-1860). Il concède d’emblée la philosophie idéaliste de Kant et de Berkeley : pour lui, être et être représenté, c’est une même chose, de sorte que la distinction entre sujet et objet est interne à la représentation et non extérieure ; autrement dit, elle est noétique et non pas ontologique.
Lisons le tout début du premier point de vue. Il est introduit par une citation de Rousseau en exergue : « Sors de ton enfance, ami, réveille-toi ! »
« Le monde est ma représentation. – Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l’homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu’il est capable de l’amener à cet état, on peut dire que l’esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l’entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre ; il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n’existe que comme représentation, dans son rapport avec un être percevant, qui est l’homme lui-même. S’il est une vérité qu’on puisse affirmer a priori, c’est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d’espace et de causalité qui l’impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n’est applicable qu’à un ordre déterminé de représentations ; la distinction du sujet et de l’objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n’est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe existe pour la pensée, c’est-à-dire, l’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s’applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l’avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l’espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n’existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation [24] ».
Comme chez Kant, la conséquence n’en est pas la disparition de la métaphysique qui est un « besoin de l’humanité », mais sa transformation en science de l’expérience, donc en hypophysique [25].
« Par métaphysique, j’entends tout ce qui a la prétention d’être une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés, et qui tend à expliquer par quoi la nature est conditionnée dans un sens ou dans l’autre, ou, pour parler vulgairement, à montrer ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible [26] ».
En revanche, Schopenhauer se détache radicalement de Kant, en ce qu’il prétend déterminer le fond même de la chose en soi, donc y accéder : elle est volonté. Autrement dit, il souscrit à la dualité phénomène-noumène, pour identifier le premier à la représentation et le second à la volonté.
4) L’idéalisme dans la philophie du xxe siècle
Nous le redirons lors de l’évalution, au terme du xixe siècle et au début du xxe siècle, l’idéalisme a joué un rôle d’importance. À cette époque (avant le renouveau des études thomistes qui va être lancé par l’encyclique Æterni Patris), la grande métaphysique de l’être est inexistante, la pensée catholique oscille entre romantisme et traditionnalisme. Le seul rempart scientisme et au positivisme triomphants est représenté par l’idéalisme qui affirme la spécificité de l’esprit et refuse sa réduction à la seule matière.
Mais l’idéalisme va créativement se renouveler en empruntant deux voies que l’on peut opposer comme étant, la première, une voie de l’immédiateté, la phénoménologie, et une voie de la médiation, l’herméneutique. Le cours d’histoire de la philosophie contemporaine a été centré sur le courant phénoménologique ; nous serons donc brefs. Et le chapitre 7 du cours sera en entier consacré à l’herméneutique.
a) La nouveauté apportée par Husserl
À l’époque, l’Université allemande est dominée par la Vulgate kantienne qui borne la connaissance à la subjectivité. Comment retrouver le contact avec les choses ? Comment sortir du dualisme du phénomène et de la chose en soi ? D’autre part, l’Université est, dans le champs des sciences, dominé par un réalisme allant jusqu’au positivisme, se présentant sous différentes formes selon les disciplines : le naturalisme, pour les sciences de la nature, l’historicisme pour l’histoire et le psychologisme pour les sciences de l’homme. Se pose alors un dilemme : comment redécouvrir le réalisme sans sombrer symétriquement dans une approche naïve, c’est-à-dire conserver l’acquis de l’idéalisme transcendantal à propos de la spontanéité de l’entendement ?
Or, cette égale distance à l’égard de l’idéalisme néokantien et du réalisme ingénu est proposée par Husserl dans les Recherches logiques. Voilà pourquoi les membres du Cercle de Göttingen rejoignent le Maître à la suite de la publication de ce maître ouvrage qui propose de revenir aux « choses mêmes ». Par ce mot d’ordre célèbre qui est une ouverture à la réalité et non pas au seul esprit, Husserl retrouve la fonction réceptive de l’esprit. C’est Edith Stein qui le note clairement : dorénavant, « l’attention se détournait du sujet pour se porter vers les choses : le processus de connaissance semblait à nouveau un recevoir [empfangen], qui recevait sa norme des choses elles-mêmes, et non pas – comme dans le criticisme – un choix déterminé qui notifiait sa norme aux choses [27] ».
Contrairement à l’idéalisme, Husserl propose donc de revenir aux choses ; toutefois, avec l’idéalisme, le retour aux essences relève non pas d’un simple repérage de soi-disant entités extramentales, mais d’une analyse eidétique des types d’objets.
Précisons tout de suite que l’attitude de Husserl n’est pas sceptique – ce qui serait tout aussi ingénu que le réalisme qu’il fustige : « C’est le comment qui est énigmatique, quand le que est absolument certain ; aucun homme sensé ne doutera de l’existence du monde [28] ». Autrement dit, pour Husserl, le problème central de la phénoménologie, celui qu’il appelle « énigme de la transcendance » [29], ne porte pas sur l’existence du monde, mais sur sa connaissabilité, la possibilité de sa connaissance.
b) L’évolution idéaliste de Husserl
Quelques années plus tard, en 1913, Husserl publie Ideen I [30]. Or, cet ouvrage semble être un retour à l’idéalisme transcendantal, donc paraît rompre avec l’intention première. En effet, pour Husserl, l’ego, la conscience, est « le lieu originaire de toute donation de sens [Sinngebung] et de toute vérification d’être [Seinswährung] [31] ».
Surtout, un § important d’Ideen I, § 49 entend la constitution non plus comme seulement réceptive, mais comme donatrice de sens, de sorte que le monde dépend de la conscience : « L’ensemble du monde spatio-temporel […] a, en vertu de son sens, un être purement intentionnel ; il a par conséquent le sens purement secondaire, relatif d’un être pour une conscience [32] ». Dit autrement, désormais existe une continuité entre la conscience pure et la réalité extramentale.
« La conscience est précisément conscience ‘de’ quelque chose ; c’est son essence de receler en soi un ‘sens’, qui est pour ainsi dire la quintessence de ‘l’âme’, de ‘l’esprit’, de la ‘raison’ [33] ». En effet, qu’est-ce que l’intentionnalité, notion essentielle de la phénoménologie ?
« [L’]intentionnalité, abstraction faite de ses formes et de ses degrés énigmatiques, ressemble à un milieu universel qui finalement porte en soi tous les vécus, même ceux qui ne sont pas caractérises comme intentionnels. […] De tels vécus concrets rentrent comme composantes dans un nombre beaucoup plus vaste encore de vécus concrets qui, considérés comme totalités, sont intentionnels, en ce sens que par delà ces moments sensuels [contenus primaires de sensation] on rencontre une couche qui pour ainsi dire les ‘anime’, leur donne un sens (ou qui implique essentiellement une donation de sens) ; c’est par le moyen de cette couche, et à partir de l’élément sensuel qui en soi n’a rien d’intentionnel, que se réalise précisément le vécu intentionnel concret [34] ». « Les vécus intentionnels se présentent alors comme des unités grâce à une donation de sens [35] ».
Autrement dit, la réalité sensible objective perçue n’est pas donatrice de sens, ce qui est un thèse typiquement idéaliste.
Ricœur s’interroge : « La constitution de l’objet est-elle une création ? Dans les Ideen, elle concerne seulement le moment noétique du vécu et suppose une matière à animer. Elle porte donc uniquement sur la synthèse du divers dans une unité de sens [36] ».
Cela vaut en particulier pour « l’être dont la ‘transcendance’ repose précisément dans l’infinité du corrélat noématique qu’il appelle à titre de ‘matière’ d’être [37] ». Et voici le commentaire de Ricœur : « comme la chose physique ne peut être donnée adéquatement dans un système fini d’apparences, l’être véritable de la chose reste une Idée au sens kantien, c’est-à-dire le principe régulateur d’une série ouverte d’apparences sans cesse concordantes [38] »
c) Confirmation par l’interprétation de Ricœur
On en a confirmation dans l’intéressante introduction que Ricœur donne de sa traduction des Ideen. Il y affirme clairement : « La phénoménologie qui s’élabore dans les Ideen est incontestablement un idéalisme transcendantal ». Et même si le terme ne se rencontre pas dans les Ideen, il est présent dans des inédits antérieurs [39]. Il demeure qu’ « il est finalement impossible, sur la seule base des Ideen, de caractériser définitivement cet idéalisme qui reste à l’état de projet [40] ».
Précisons dans le vocabulaire propre à la phénoménologie husserlienne : le noème est à la noèse ce que l’objet connu est à l’acte du sujet connaissant. Il est indubitable que ce que Husserl appelle le noème [l’objet connu] « signifie que dans le sujet il y a plus que le sujet […]. La phénoménologie apparaît alors comme une réflexion non pas seulement sur le sujet, mais sur l’objet dans le sujet [41] ».. Autrement dit, il y a plus que la noèse ou cogitatio ou connaissance du sujet connaissant : « il y a l’objet même en tant que visé, le cogitatum en tant qu’il est purement pour le sujet, c’est-à-dire constitué par sa référence au flux subjectif du vécu [42] »..
Il demeure que cela ne fait pas retour vers le réalisme. Ce que Husserl appelle constitution par le sujet transcendantal est « fondation du monde [43] ». La constitution dont traite les Ideen implique une corrélation entre noème et noèse, « dont on ne sait si elle est réceptive ou créatrice [44] ».
« Sa réduction met ‘l’existence entre parenthèses’ […] En fait chez Husserl, elle ne se distingue pas du doute méthodique, et elle conduit tout droit à un idéalisme transcendantal dans lequel tout se réduit à des essences pensées et à un moi pur qui le pense. Mais la réduction peut être sauvée si l’on y voyait une abstraction qui vise à dégager les ‘natures absolues’ sans affirmer ou nier d’elles aucune espèces d’existence [45] ».
d) Confirmations chez les disciples
Très tôt, les étudiants de Husserl à Göttingen voient se dessiner le bivium : la constitution doit-elle s’interpréter en privilégiant la réceptivité ou bien la production ? En effet, la constitution signifie le mode d’apparition de l’objet à la conscience.
Précisons d’emblée que les disciples de la première heure n’ont jamais abandonné les deux grands acquis de la méthode husserlienne, ceux qui les avait attirés vers le Maître : la réduction eidétique et la réduction transcendantale :
« Ni les Schapp, ni les Reinach, ni les Hildebrand, ni les Conrad-Martius, ni les Koyré […] n’ont entendu nier la valeur épistémologique de la deuxième réduction phénoménologique ni l’importance des analyses de la conscience (y compris les problèmes de constitution) comme prima philosophia [46] ».
Commentant cette évolution, Roman Ingarden affirme : « Le monde réel […] est une unité intentionnelle appartenant à titre de corrélat à des multiplicités, déterminées quant à l’espèce, de vécus du moi pur – et en dehors de cela, le monde n’est rien [47] ».
Dans le premier texte de phénoménologie publié en français, en 1926, Jean Hering situe le virage husserlien vers l’idéalisme transcendantal dans ce § 49 des Ideen. Certes, contre toute forme de psychologisme, donc de réalisme, jamais Husserl ne remet en cause « l’existence absolue du monde des essences [48] ». Mais, avec l’idéalisme transcendantal, Husserl affirme que le sens est produit par la conscience. Voici comment il l’analyse dans sa thèse de licence en théologie présentée à la faculté de théologie catholique de Strasbourg en 1925 :
« Nous trouvons dans les Idées de Husserl, en plus des analyses phénoménologiques sur la conscience pure, considérées avec raison comme classiques par tous les phénoménologues, deux affirmations d’ordre métaphysique, surgissant incidemment et repoussées par la presque unanimité de ses collaborateurs. Les voici :
« I. L’Être immanent (c’est-à-dire l’ego cogitans) est sans aucun doute l’Être absolu en ce sens, qu’en principe, nulla ‘re’ indiget ad existendum.
« II. D’autre part, le monde des ‘res’ transcendantes dépend absolument de la Conscience, et non pas d’une conscience logiquement supposée, mais d’une conscience actuelle [49] ».
Or, ces deux affirmations métaphysiques, qui portent sur le primat ontologique de la conscience, sont indépendantes de la réduction eidétique et de la réduction transcendantale caractéristiques de la phénoménologie. Hering l’affirme très clairement :
« Pourquoi les ‘choses’ auraient-elles besoin de la conscience, non seulement pour être pensées, mais pour exister ? Voici, nous semble-t-il, le fond du débat. Or, telle est la situation de tout Ego, que, pour obtenir des vérités indubitables dans ses recherches philosophiques, il lui faut opérer la deuxième réduction husserlienne, qui l’oblige à voir le monde ‘sub specie cogitationis’. Ce mal inévitable doit être subi. Mais pourquoi devrait-il préjuger quoi que ce soit sur la nature métaphysique des entia qui se présentent au cogito [50] ? »
En fait, c’est seulement en 1929 que le Maître se prononce explicitement à l’égard de l’idéalisme. Certes, dès 1907-1913, Husserl adopte une posture qui est de plus en plus proche de celle de Kant ; mais il faut attendre Méditations, § 41, pour qu’il adhère à l’idéalisme transcendantal.
e) Confirmation interne à Husserl
Dans une conférence de 1931, Husserl signifie son abandon définitif de tout projet anthropologique, donc de tout retour à quelque psychologisme que ce soit [51]. Blumenberg parle d’un « interdit anthropologique [Anthropologieverbot] [52] ». Désormais, il délaisse les ouvertures des Ideen II, pour s’attacher aux seuls actes du moi pur.
Les Méditations cartésiennes confirment ces conclusions [53]. On voit combien Husserl est toujouss pris entre une sorte de réalisme des essence hérité de sa formation mathématique qui rappelle le réalisme platonicien (sans parler de la découverte de Brentano) et la problématique subjectiviste de l’idéalisme transcendantal.
Cette évolution de Husserl fut étudiée en détail. Dans une imposante thèse sur Husserl, avec Courtine et Marion dans son jury de thèse, Jean-François Lavigne, jeune brillant professeur laïc de Montpellier, montre, textes en main, que toute l’œuvre du grand philosophe allemand est commandée, dès le tout début, par un choix antéprédicatif qui lui interdit de retrouver la vérité derrière le sens et l’être dans les phénomènes. Autrement dit, Husserl n’est pas sorti de ses a priori idéalistes, comme l’affirme Edith Stein.
Nous le reverrons plus bas en parlant de l’idéalisme comme d’un choix.
5) L’invasion des sciences
L’idéalisme peuple progressivement le discours scientifique. Il a envahi la totalité des sciences, humaines, sociales et naturelles [54].
a) Les sciences humaines. L’exemple de l’épistémologie piagétienne
L’épistémologue suisse Jean Piaget a exercé une immense influence de Piaget dans la compréhension du développement cognitif du tout jeune enfant.
« Si plusieurs auteurs ont proposé des théories des débuts du développement en particulier Gesell aux États-Unis et Wallon en France, la manière de penser le développement de l’intelligence en général et de celle du bébé en particulier a été très fortement déterminée dans la psychologie de langue française de 1936 [55] aux années 1960, par la théorie de Jean Piaget [56] ».
1’) Les thèses principales
Les thèses principales de Piaget sont notamment au nombre de deux :
a’) L’apparition progressive et tardive de l’« intelligence »
Pour Piaget, « seuls sont disponibles à la naissance des réflexes come la succion, à partir desquels vont se constituer, vers 2-3 mois, des habitudes : une situation connue, comme les préparatifs du repas, va déclencher des réponses spécifiques. Puis, vers 5-6 mois, le bébé apprend à distinguer moyens et buts et l’apparition de la coordination entre vision et préhension va lui permettre de commencer à intervenir efficacement sur l’environnement et d’observer les conséquences de ces interventions. Vers 9-10 mois, les objets hors de la vue auront une certaine ‘permanence’ et seront cherchés activement. C’est à ce stade que Piaget commence à parler d’intelligence [57] ». Par la suite, l’intelligence se développe par stades.
Notez bien l’apparition tardive de la coordination des différents sens externes (vers 5-6 mois) : cette thèse est solidaire du surgissement différé de l’intelligence.
b’) La nature de l’intelligence au point de départ
La seconde thèse caractéristique de l’épistémologie piagétienne est que l’intelligence du bébé se développe par action sur son environnement. Aussi Piaget la qualifie-t-il de « sensori-motrice ». Par ailleurs, Piaget estime que l’intelligence s’acquiert ; il s’oppose donc à l’innéisme. Son constructivisme s’oppose aussi à un réalisme qui estime que la seule réceptivité de l’objet suffit à lassurer a connaissance.
2’) Le présupposé épistémologique
Cette conception de la connaissance qu’il qualifie de génétique et qui a durablement influencé la psychologie cognitive [58] est influencée par le darwinisme, mais plus encore par l’idéalisme.
Exposons-la à partir d’une analyse pédagogique d’Alain Danset. Contre les théories de la préformation et de l’épigenèse, il faut parler d’interaction.
« Selon la conception interactionniste du développement (surtout développée dans la perspective du structuralisme et dans le domaine de la vie cognitive), il importe de prendre en compte la ‘structure’ de l’organisme et ses actions si l’on veut comprendre quelque chose à l’influence de l’environnement, dans la mesure où l’activité de l’organisme se modifie par le fait même de son propre exercice, exercice provoqué par l’environnement [59] ».
Ce modèle cognitif (de l’intelligence et du connaître en général) comporte « deux aspects dans ce fonctionnement. Un aspect extérieur, dynamique, c’est l’adaptation, qui se réalise selon un double processus : incorporation du réel à soi (assimilation) et ajustement de soi au réel (accommodation), et un aspect interne, que Piaget appelle fonction d’organisation, présupposée par toute action adaptative [60] ». Précisons la nature de l’adaptation. « D’abord, l’organisme transforme ce qu’il prend, pour se l’incorporer ». Cette transformation à type d’assimilation cause une « très sérieuse métamorphose ». Mais, en outre, « l’organisme ajuste sa manière de faire aux éléments qu’il s’incorpore ». Par exemple, il faut une ouverture de l’organisme à l’environnement. Tout revient « à un processus d’adaptation par ajustement et incorporation [61] ».
Or, il « y a une organisation cognitive, comme il y a une organisation dans la fonction biologique de la digestion ». C’est ainsi que l’on parle « d’accommodation pour caractériser la modification de courbure du cristallin de l’œil [62] ». Bref, tout fonctionnement cognitif (en sa face extérieure) implique adaptation, est adaptation, ie. solidarité et interdépendance de l’organisme avec l’environnement, même si le processus est plus complexe chez l’animal que chez la plante.
On peut le résumer dans le schéma ci-dessous :
Système cognitif
Assimilation – Accommodation
Environnement
b) Le constructivisme en sciences sociales
Les sciences humaines et sociales sont extrêmement méfiantes à l’égard de la notion de nature humaine, par exemple en sociologie [63], en histoire [64] ou en ethnologie [65]. Ces critiques négatives constituent l’envers de ce que l’on appelle aujourd’hui le « constructivisme ». En un mot, celui-ci énonce que tout ce que nous croyions naturel est construit. Or, la construction est le fruit de l’activité de l’esprit à travers la médiation de la culture. Donc, le constructivisme est un avatar de l’idéalisme.
Nous en donnerons trois exemples qui toutes concernent la famille : en sociologie avec Pierre Bourdieu ; en anthropologie avec Michel Foucault ; en philosophie du droit avec Marcela Iacub.
1’) La « famille » selon Bourdieu
Le sociologue français Pierre Bourdieu fait de celle-ci une construction socialement et historiquement située [66] : elle est le fruit de conventions sociales intériorisées par les acteurs sociaux, ce que Bourdieu appelle des habitus. Elle n’est donc qu’un mot, au sens occamien de découpage arbitraire dans le tissu de la réalité, et non pas au sens aristotélicien de signe d’un concept universel renvoyant à une essence commune. Or, les conventions sociales intériorisées par les acteurs sociaux que nous sommes tous sont douées d’efficace, et relayées par les organismes de l’Etat (statistiques, chercheurs, administration). Donc, bien que se réduisant à un mot, au sens occamien de découpage arbitraire dans le tissu de la réalité, ce mot de famille est en réalité un mot d’ordre qui impose un modèle unique et devient un instrument de domination, d’uniformisation des pratiques et donc d’exclusion.
Le prétendu mal dicte le remède : qui dit universel dit uniformité. Là encore, il convient de faire admettre qu’il n’y a pas la famille, mais les familles (magie des mots !), monoparentale, recomposée, homoparentale, traditionnelle.
2’) La « sexualité » selon Foucault
Déjà, Sigmund Freud avait montré toute la part d’acquisition éducative, culturelle, symbolique, présente dans l’orientation sexuelle de l’adulte : il avait très intentionnellement choisi le terme de Trieb (« pulsion ») et non d’Instinkt (« instinct ») pour parler de la sexualité ; or, autant l’instinct évoque un comportement animal fixé par l’hérédité et préorienté vers une fin, autant la pulsion évoque une poussée (le verbe allemand treiben signifie « pousser ») indifférente à son objet qui constitue désormais une construction culturelle [67].
Dans son Histoire de la sexualité, empruntant sa grille de lecture notamment à Nietzsche, Michel Foucault accentuera encore davantage la part de construction présente dans la sexualité : « Il ne faut pas concevoir la sexualité comme une sorte de donné de nature que le pouvoir essaierait de mater, ou comme un domaine obscur que le savoir tenterait peu à peu de dévoiler [68] ». Désormais, les catégories sexuelles comme hétérosexualité ou homosexualité apparaissent comme un dispositif construit par au moins deux types d’instances : scientifiques (la physiologie, la sexologie, la psychiatrie) et politiques (les relations de force). Or, un tel dispositif est fonction d’un état donné de l’histoire de la culture ; plus encore, il est un instrument de domination entre les mains du pouvoir dont la tendance est toujours à l’uniformisation et à l’exclusion. La sexualité, les orientations sexuelles ne sauraient donc plus être considérées comme une réalité naturelle, allant de soi, universellement partagée. La conséquence est évidente : ce qui est construit peut être déconstruit et reconstruit autrement. On comprend pourquoi le lobby gay et notamment les militants gays d’Act-Up New-york ont fait de La Volonté de savoir leur livre culte…
À travers l’exemple de la sexualité, il est possible de percevoir combien les sciences humaines et sociales ont conduit à construire une réalité considérée naguère comme naturelle. En effet, le naturel est donné, tout fait ; or, le « à faire » s’oppose au « tout fait » ; voilà pourquoi le construit s’oppose au naturel. Mais quelle activité, quelle instance élabore cette construction ? Dans les termes de la philosophie classique, celle-ci est le fruit de deux activités intérieures – l’intelligence et la liberté [69], cette dernière se présentant aujourd’hui sous la forme archaïque du désir [70] – relayées par trois médiations extérieures – la technique, le droit [71] et les sciences humaines et sociales [72] – le tout s’exerçant sur une donnée considérée comme illisible et passive – la nature en général et le corps humain en particulier [73].
3’) L’enfant selon Marcela Iacub [74]
Iacub semble se donner comme objectif de saisir les présupposés de certaines pratiques ou discours de légitimation de celles-ci et manifester l’infidélité de certaines des conclusions. Bref, elle cherche à démasquer l’incohérence théorique et pratique de la société contemporaine afin d’accentuer le constructivisme et le nihilisme à l’œuvre dans ses mœurs et dans ses lois. Ainsi, à partir d’une analyse de ce qu’impliquent les pratiques de la procréation médicalement assistée (1), elle réclame la légalisation de l’homoparentalité (2) et légitime l’arrêt Perruche (3).
- Elle compare les lois de 1994 sur l’assistance médicale à la procréation (PMA) à la structure d’un crime parfait, c’est-à-dire d’un crime qui s’efface lui-même comme crime. Le discours du criminel reprend les éléments réels, mais reconstruit un ordre cohérent qui rend impossible la découverte du crime, qui le scelle définitivement. En effet, le dispositif de la PMA « singe » la reproduction sexuée naturelle en la limitant au couple hétérosexuel en âge de procréer. Mais au lieu d’assumer jusqu’au bout cet artifice technique qui le constitue, il reconstruit juridiquement un passé de l’enfant soi-disant naturel.
« La PMA suppose que le monde des faits n’oppose plus d’interdits aux manipulations du droit et, ce qui est plus important encore : la puissance de la loi est si absolue, ses moyens d’action sont si sournois qu’elle arrive à cacher ses propres mécanismes en les attribuant à une instance tierce, la nature, qui n’est autre chose que la loi elle-même [75] ».
- Or pourquoi cette référence à l’acte sexuel reproductif alors même que la PMA suppose que la nature n’est plus opératoire ? Bien sûr, pour limiter la nouvelle pratique ! Rappelons ce que nous disions plus haut, toute loi implique un ordre de contrainte, une interdiction de certaines pratiques. Ici, cette limitation apparaît et, de fait, est arbitraire. Iacub n’a pas de mal à l’interpréter comme étant au service de la reproduction d’un ordre procréatif hétérosexuel, qui se dit naturel au moment même où justement il se transgresse lui-même. La loi dit, définit, délimite, c’est-à-dire impose un ordre qui exclue arbitrairement et injustement ceux qui revendiquent le droit à la procréation artificielle ne pouvant justement pas y accéder par la nature : les couples homosexuels, les individus trop âgés etc. Nous voyons bien ici que la grande force du discours de Iacub et la séduction qu’il peut exercer dans la société civile consistent à s’appuyer sur les principes de ce qui existe déjà pour mieux dénoncer l’hypocrisie des conclusions actuelles et prendre appui sur ce décalage pour accentuer la pression de la revendication des droits, celle-ci replacée ainsi dans la logique implacable et donc inéluctable de l’histoire de la démocratie sociale. Il nous apparaît capital de bien identifier ce mécanisme de levier pour penser de manière adéquate une stratégie de réponse. Cependant, quel lien entretient tout ce que nous venons de présenter avec l’arrêt Perruche ?
- La technique de l’AMP repose sur le tri des embryons, pudiquement appelé diagnostic pré-implantatoire. De fait, si l’enfant est vu comme un produit de fabrication, il apparaît normal de juger, d’évaluer les procédures et les matériaux utilisés à cette fin. Ce produit est la réponse à une demande que l’on nomme le projet parental. L’offre doit donc correspondre au mieux à la demande, et dans cette optique on sélectionne le matériau adéquat à réaliser ce projet. Qu’est-ce qui fait ainsi exister juridiquement la PMA ? Le projet parental ! Or la PMA est en vue de l’enfant ; donc l’enfant est une catégorie juridique reposant dans son existence uniquement sur ce projet. Dès lors, l’arrêt Perruche pour Marcela Iacub est légitimé. Dans cette affaire, l’enfant porte plainte au nom de la liberté de la mère d’avoir recours à une interruption médicale de grossesse. En effet, la plupart du temps, le donné biologique handicapé ne correspond pas au projet parental ! Autrement dit, l’enfant porte plainte parce qu’il aurait pu avoir un autre substrat biologique. Sommes-nous ici au comble de l’absurdité, en présupposant que le changement de substrat biologique ne change pas la personne en question ? Nous sommes en tout cas dans les conséquences ultimes d ‘une logique rigoureuse que Iacub se plaît à suivre jusqu’au bout, jusqu’au délire ! En effet, pour elle, la « personne » est un mot, un terme juridique qui s’applique après la naissance ou avant dans la mesure où il est l’objet d’un projet parental. Avant la naissance, il y a un être humain mais celui-ci n’est pas une « personne ». On voit ici l’aboutissement ultime des principes nietzschéens concernant le langage.
Nous constatons, en effet, qu’aussi bien dans le droit que dans le vécu de la plupart des parents, l’enfant est perçu comme un construit qui doit s’incarner dans un donné biologique. Mais le passage de l’un à l’autre n’étant plus subi grâce aux techniques médicales de dépistage et de tri, il peut être maîtrisé et choisi. Nominalement la valeur de la personne est donc respectée puisque ce donné biologique ne peut pas recevoir le nom de « personne ». Les réalités naturelles n’ont pas de sens en elle-mêmes accessibles à l’intelligence qui pourrait ensuite les dire et les définir adéquatement telles qu’elles sont ; la nature matérielle est un chaos informe qui ne s’ordonne que par la projection arbitraire d’un ordre, l’imposition conventionnelle d’un mot lié à un usage social. Ce n’est donc que dans la mesure où l’on prend conscience de ce décalage dans l’utilisation des mots que l’on peut, dans un deuxième temps, envisager une stratégie de témoignage et de formation afin de rejoindre nos contemporains dans leur enfermement et leur détresse.
c) Une interprétation idéaliste en sciences dures : la mécanique quantique
L’idéalisme a même trouvé le moyen de s’immiscer dans les sciences dures.
En effet, la théorie quantique est maintenant vieille de plus de quatre-vingt dix ans et aucune expérience n’est venue l’invalider. De même son formalisme mathématique est encore aujourd’hui sans faille. En revanche, son interprétation est loin de faire l’unanimité. Pour le dire autrement, si empiriquement et mathématiquement, donc scientifiquement, la physique quantique est d’une rare solidité, elle demeure très insatisfaisante ontologiquement. Personne ne peut dire de quoi elle parle. Un signe en est que nous sommes en face de deux interprétations incompatibles. Il en est comme de la double théorie, corpusculaire (Newton) et ondulatoire (Fresnel) sur la nature de la lumière. Nous les présenterons [76] brièvement avant de montrer quelques étapes historiques (2) et un développement actuel inédit d’ordre scientifique (3).
1’) Les deux positions en débat
a’) L’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique
L’interprétation orthodoxe de la mécanique quantique, dite de Copenhague, est soutenue par Niels Bohr, Werner Heisenberg, Max Born et Paul Dirac. Elle est indéterministe.
La conséquence de cet indéterminisme fondamental en est qu’il n’existe pas de variables cachées. Autrement dit, l’emploi des probabilités ne reflète pas l’ignorance de certains paramètres.
Cette interprétation s’accompagne de l’ontologie suivante : les concepts d’ondes ou de particules sont inadéquats pour décrire complètement les quanta d’énergie sous forme de matière ou de lumière. Elle déchiffre, par exemple, les oscillations de mésons K ou simplement les multiplets d’isospins, à partir de la superposition d’états quantiques de grandeurs arbitraires, qui ne sont ni des vitesses ni des positions de particules.
Nous sommes ainsi conduits à une vision idéaliste. De fait, Grete Hermann, une jeune philosophe et mathématicienne allemande a proposé, en 1935, une interprétation philosophique de la physique quantique compatible avec la philosophie kantienne. En particulier, elle a cherché à concilier la catégorie de causalité et le prédictions statistiques de la théorie quantique [77]. Plus tard, Karl Karl Popper a confirmé cette herméneutique idéaliste. En effet, il
« estime qu’il n’y a pas de base réelle à l’affirmation selon laquelle la théorie quantique incorpore un dualisme de l’onde et de la particule. C’est seulement une certaine vision métaphysique qui fait parler de différentes sortes de particules. Popper suggère de la remplacer par une autre vue métaphysique : les propensions sont réelles ; les particules sont des propensions. Cette vue surmonte le dualisme de la matière et du champ. Et cela, sans en sacrifier les avantages dans le traitement des problèmes physiques : car cette vue moniste retient une sorte de dualisme pratique. Les propensions sont, d’une part, la réalisation de potentialités et consistent elles-mêmes, d’autre part, en potentialités [78] ».
En réalité, cette interprétation idéaliste s’est renversée dans une interprétation empiriste ou plutôt pragmatique estimant indécidable le statut ontologique de l’objet quantique. Cette hypothèse minimaliste est parfois justifiée par la phrase célèbre d’Isaac Newton : « Hypotheses non fingo : Je ne feins pas d’hypothèses [79] » ; ou bien sous une forme vulgaire dans le mot attribué au physicien Richard Feynman : « Shut up and calculate ! : Ferme-la et calcule ! »
b’) La théorie de Bohm-de Broglie (BDB)
L’interprétation alternative fut défendue à l’origine par Louis de Broglie, Erwin Schrödinger et Albert Einstein ; puis par David Bohm. D’où son nom. L’on en verra plus bas l’histoire. Ce modèle est déterministe.
La conséquence en est que la prise en compte de probabilités pour décrire l’état d’une particule est le signe qu’une description incomplète de ce système physique. Elle traduit donc l’ignorance de certaines variables déterminant précisément l’état de la particule. Voilà pourquoi Albert Einstein osait parler de « variables cachées ». Par analogie, la théorie cinétique des gaz ou la thermodynamique statistique recourrent à des distributions de probabilités à cause d’un déficit dans la connaissance régissant les flux de chaleur ou la distribution des particules. Voire, cette analogie est plus qu’une métaphore. Selon Louis de Broglie, le mouvement apparemment aléatoire des électrons dans l’atome d’hydrogène devait être l’analogue sophistiqué du mouvement brownien des grains de pollen dans un liquide. De plus, il fait aussi l’hypothèse que le réservoir d’énergie communiquant par échange de chaleur avec les particules, et responsable d’une sorte de mouvement brownien de celles-ci, est bien un thermostat à l’équilibre thermodynamique.
Une telle vision, là encore, est ontologiquement lestée : les électrons possèdent une localisation bien précise et un mouvement complètement déterminé. Autrement dit, les particules existent dans l’espace et le temps.
2’) Historique
- Ces deux positions ont existé dès l’origine.
Face à l’interprétation de Copenhague ou orthodoxe, dès 1927, Albert Einstein et Louis de Broglie, qui font partie des dix principaux créateurs de la théorie quantique, ont proposé leur interprétation déterministe. L’interprétation indéterministe a longtemps triomphé.
- Pourtant, en 1935, les physiciens Einstein, Podolski, Rosen, proposèrent une expérience avec des particules censée montrer le caractère incomplet de la théorie quantique.
Plus encore, au début des années 1950, le physicien David Bohm a repris certaines idées de de Broglie et réussit à construire une formulation non relativiste de la mécanique ondulatoire des particules redonnant exactement les prédictions de la mécanique quantique. L’intuition de Bohm était que les particules spatiotemporellement situées sont guidées d’une façon très subtile par des ondes dépendants d’un « potentiel quantique ». Et les variables cachées au sens d’Einstein et de Broglie étaient responsables de l’introduction d’amplitudes de probabilités sous forme de fonctions d’ondes. Voilà pourquoi le modèle, qui est déterministe, s’appelle théorie de Bohm-de Broglie.
Enfin, par ses fameuses inégalités, John Stewart Bell montra que toutes les théories déterministes à variables cachées possibles, mais locales, prédisaient certains résultats en désaccord avec la mécanique quantique lorsqu’on les appliquait au paradoxe des photons corrélés dit paradoxe EPR (Einstein, Podolski, Rosen, des noms des physiciens qui ont proposé en 1935 une expérience cherchant à montrer le caractère incomplet de la théorie quantique). Dans son article original, Bell affirme que les particules individuelles sont des entités qui possèdent des propriétés propres, véhiculées avec elles.
- Comment trancher entre l’interprétation orthodoxe et les interprétations déterministes ? Une expérience réalisée en 1982 par Alain Aspect montra que les théories à variables cachées dite locales étaient nécessairement fausses, donc que les inégalités de Belle n’étaient pas validées.
- Toutefois, la théorie de Bohm-de Broglie est une théorie non-locale : le comportement d’une seule particule ne peut pas être séparé de l’état des autres particules et se transmet instantanément à celles-ci, même si elles se trouvent à des années-lumière. Donc, aujourd’hui, hors les problèmes pour la rendre compatible avec la relativité restreinte et surtout la théorie quantique des champs, la BDB n’est pas invalidée et demeure une alternative viable à la mécanique quantique orthodoxe.
d) L’idéalisme dans les théories de l’art
L’idéalisme (au sens épistémologique) de Robinson Crusoé. En effet, on se souvient que le livre de Defoe présente, avec soin, une liste des objets sauvés du naufrage par Robinson. Or, ces objets sauvés y trouvent une humanité, une valeur, une beauté. Gilbert Keith Chesterton le notait et finissait par conclure « l’univers est vraiment un joyau unique [80] ».
Dans un ouvrage frontière aux concepts souvent flous, un auteur parle du paysage. L’intuition est tout de même claire : le paysage n’est nullement un découpage objectif de la nature ; il se construit en rupture, en discontinuité avec elle. Le paysage est toujours une représentation donc une construction. En fait foi son apparition à un moment donné de l’histoire : il n’a pas toujours existé des paysages ; ceux-ci sont tributaires d’une ontologie donnée. Le paysage n’est pas une invention grecque que tout semblait prédisposer à cela. Justement parce que le Grec s’intéresse à la nature prise dans sa globalité, considérée dans sa vitalité et son utilité ; or, le paysage découpe arbitrairement un élément dans cette unité : « Que la nature soit économe […], et nous voici dans un monde où le paysage ne peut avoir de valeur en soi, c’est une pièce utile à son économie, comme lieu-enveloppe des êtres qu’elle pourvoit [81] ».
De fait, l’invention moderne du paysage, en gros au début du xve siècle, en Hollande puis en Italie, se caractérise par l’invention de la perspective. Certains diront que la nature est la première à obéir à cette loi de la perspective. Mais perspective signifie étymologiquement per-scapere, passage à travers, percée. Or, il y a plusieurs manières de percer vers l’infini : soit en montrant le foisonnement de la vie, sa contingence, sa sensualité ; soit en montrant des villes-épures, sans végétation broussailleuse ni débordement affectif. Et telle est l’option de la peinture du Quattrocento : architectures sévères de villes idéales, places désertes, découpes de fenêtres, arcs ouvrant sur d’autres figures, etc.
En ce sens, notre époque manifeste certes la virtualité de l’esprit qui construit le monde ; il est aussi tenté par l’idéalisme.
Mais on peut investir positivement ce paysage comme reconstruction. En effet, celui qui donne sens, donne sens. Il n’est peut-être pas tant un traître qu’un médiateur bienveillant. En effet, on songe à ces personnages veillant au bord du cadre et qui nous y introduisent discrètement et efficacement comme la mère qui introduit son enfant dans le monde : « La nature comme paysage, conclut l’auteur, se donne par le regard d’autrui, quand, la donatrice levant la main à peine, fait le geste de dévoilement et inaugure ce qui pour un long temps sera pour nous le ‘réel’ [82] ».
Il faudrait ajouter la prédisposition foncière à l’idéalisme qu’engendre la science-fiction actuelle. Celle-ci, dont il ne faut pas se cacher l’influence sur les jeunes, n’a guère de difficulté à relativiser notre point de vue en mettant en scène des mondes où tous nos référentiels sautent (que l’on songe à ce roman d’anticipation avant la lettre qu’est Micromégas de Voltaire). L’extra-terrestre voit les choses d’une manière différente de nous et tout aussi légitimement : donc autant d’intelligence, autant de points de vue. Or, il ne faut pas se cacher que si la science fiction parle plus à l’imagination qu’elle ne nourrit l’esprit, elle finit par influer sur celui-ci, surtout lorsqu’elle en vient à constituer la seule alimentation de la raison. En effet, l’imaginaire est le domaine du possible alors que l’intelligence s’alimente du seul réel. Toutefois, nous développerons, au terme de la partie sur le dipôle empirisme-rationalisme, une conception selon laquelle l’imagination est aussi la faculté du surréel.
Pascal Ide
[1] Woody Allen, Dieu, Shakespeare et moi, in Opus 1 et 2, trad., s. l. et s. d., Solar Ed., p. 130.
[2] Raconté par Michel Simon (éd.), La peau de l’âme. Intelligence artificielle. Neurosciences. Philosophie. Théologie, Paris, Le Cerf, 1994, p. 103.
[3] Émile Durkheim, De la division du travail social, coll. « Bibliothèque de Philosophie Contemporaine », Paris, p.u.f., 1893, p. 218.
[4] Romain Rolland, Jean-Christophe. Tome 4. La Révolte, 1907, p. 386.
[5] George Berkeley, Principes de la connaissance humaine, 1710.
[6] Condillac, Traité des sensations, p.
[7] Madame de Staël, De l’Allemagne, t. 4, 1810, p. 178.
[8] Cité par Roger Verneaux, Épistémologie générale, p. 50. De manière générale, cf. tout son excellent chapitre sur l’idéalisme, p. 46-58.
[9] Karl Popper, La connaissance objective, trad. Catherine Bastyns, coll. « Textes », Bruxelles, Complexes, 1982, p. 49 s.
[10] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. viii.
[11] Sylvain Auroux, Y. Weil, Nouveau vocabulaire des études philosophiques, Paris, Hachette, 1975, p. 106-107.
[12] Aldo G. Gargani, L’étonnement et le hasard, coll. « Philosophie imaginaire », Chemin des Rondes et Éd. de l’Éclat, 1988, p. 221. L’auteur se fonde notamment sur les analyses du philosophe néopositiviste du cercle de Vienne, Ludwig Wittgenstein..
[13] René Descartes, Règles, I, début ; trad. Édouard Le Roy, Œuvres et Lettres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », André Bridoux éd., Paris, Gallimard, 1953, p. 37.
[14] Jean-Luc Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes. Science cartésienne et savoir aristotélicien dans les Regulæ, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 21981, p. 30
[15] Joseph Segond, « La pensée de Descartes », Revue de métaphysique et de morale, 1 (1896), p. 418.
[16] Ibid., p. 420-421.
[17] Joseph Segond, La sagesse cartésienne et la doctrine de la science, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1932, p. 37-40.
[18] Étienne Gilson, « Le Cogito et la tradition augustinienne », Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, coll. « Études de philosophie médiévale » n° XIII, Paris, Vrin, 21951, p. 191-201, ici p. 200
[19] André de Muralt, La conscience transcendantale dans le criticisme kantien. Essai sur l’unité d’aperception, coll. « Philosophie de l’esprit », Paris, Aubier-Montaigne, 1958, p. 11 et 12.
[20] Roger Verneaux, « Préface », Emmanuel Kant, Critique de la raison pure. Préfaces et introduction, coll. « Bibliothèque Philosophique bilingue », Paris, Aubier-Montaigne, 1973, p. 6 et 7.
[21] Cf. Alexis Philonenko, « Kantisme, Kant (Emmanuel) », Lucien Jerphagnon (éd.), Dictionnaire des Grandes Philosophies, coll. « Bibliothèque historique », Toulouse, Privat, 31989, p. 178-186.
[22] Miklos Vetö, « Idéalisme allemand et christianisme », Théophilyon, V-2, juin 2000, p. 245-259, ici p. 250-251.
[23] Ibid., p. 258.
[24] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. André Burdeau, révisée par Richard Roos, Paris, p.u.f., 1966, § 1, p. 25-26. Souligné dans le texte.
[25] Cf. Ibid., Suppléments, chap. 17 : « Sur le besoin métaphysique de l’humanité ».
[26] Ibid., p. 298.
[27] Vie, p. 294. C’est moi qui souligne.
[28] Edmund Husserl, L’idée de la phénoménologie, 3e leçon, 1907, coll. « Epiméthée », Paris, p.u.f., p. 61.
[29] Ibid., p. 67.
[30] Cf. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménoloige et une philosophie phénoménologique pures. Tome 1. Introduction générale à la phénoménologie pure, trad., coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1950.
[31] Edmund Husserl, « Postface à mes Idées pour une phénoménologie pure », 1930, Revue de métaphysique et de morale, 1957, n° 4, p. 373.
[32] Ideen I, § 49, p. 164.
[33] Edmund Husserl, Ideen I, § 86, p. 295.
[34] Ibid., p. 288-289.
[35] p. 289
[36] note 1, p. 294
[37] Ibid., § 144, p. 481.
[38] Ibid., p. 477, n. 1
[39] Ibid., p. XXV.
[40] Ibid., p. XXVI.
[41] Ibid., p. XXIV.
[42] Ibid., p. 300, note 1.
[43] Ibid., p. XXIX.
[44] Ibid., p. XXX.
[45] Roger Verneaux, Épistémologie générale, p. 150
[46] Jean Hering, « Edmund Husserl. Souvenirs et réflexions », 1959, p. 27.
[47] Roman Ingarden, « De l’idéalisme transcendantal chez Edmund Husserl », Jacques Taminiaux et al. (éd.), Husserl et la pensée moderne. Actes du 2e Colloque international de philosophie. Krefeld, 1-3 novembre 1956, The Hague, Martinus Nijhoff, 1959, 209-210.
[48] Jean Hering, Phénoménologie et philosophie religieuse. Étude sur la théorie de la connaissance religieuse, Paris, Alcan, 1926, p. 84.
[49] Jean Hering, Phénoménologie et philosophie religieuse, p. 83.
[50] Ibid., p. 85-86.
[51] Cf. Edmund Husserl, « Phénoménologie et anthropologie », Notes sur Heidegger, trad., Paris, Minuit, 1993, p. 57-74.
[52] Hans Blumenberg, Description de l’homme, Paris, Le Cerf, 2011, p. 83.
[53] Cf. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, trad., Paris, Vrin, 1986.
[54] Cf. par exemple le collectif dirigé par Paul Watzlawick, L’invention de la réalité. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir ? Contributions au constructivisme, trad. Anne-Lise Hacker, Paris, Seuil, 1988.
[55] Jean Piaget, La naissance de l’intelligence chez l’enfant, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1936.
[56] Roger Lécuyer, « L’intelligence des bébés », La Recherche, 236 (octobre 1991), p. 1158-1165, ici p. 1159. Cf. aussi du même auteur : Bébés astronomes, bébés psychologues, Paris, Pierre Margada, 1989.
[57] Ibid., p. 1159-1160
[58] Bibliographie primaire : Jean Piaget, L’épistémologie génétique, coll. « Que sais-je ? », Paris, p.u.f. Sans doute l’exposé le plus simple ; La psychologie de l’intelligence, coll. « Prismes », Paris, Armand Collin, 1967 ; Biologie et connaissance. Essai sur les relations entre les régulations organiques et les processus cognitifs, coll. « Idées », Paris, Gallimard, 1967 ; Le jugement et le raisonnement chez l’enfant, coll. « Actualités pédagogiques et psychologiques », Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 41956 ; Sagesse et illusions de la philosophie, coll. « À la pensée », Paris, p.u.f., 1965. C’est son unique ouvrage de philosophie.
Bibliographie secondaire : Guy Cellerier, Piaget, coll. « SUP Philosophes », Paris, p.u.f., 1973 ; Jean-Baptiste Fages, Jean Piaget, Toulouse, Privat. Avec bibliographie.
Un exposé critique est donné par Georges Kanilowski, L’impossible métaphysique, Paris, Beauchesne, 1981, p. 49-54.
[59] Alain Danset, Eléments de psychologie du développement. Introduction et Aspects cognitifs, Paris, Armand Collin, 1983, p. 26. Cf. p. 25-35 ; et surtout p. 74-82. Ce bon connaisseur de Piaget en propose un clair exposé introductif.
[60] Ibid., p. 75.
[61] Ibid., p. 76.
[62] Ibid., p. 76.
[63] Marx refuse que les lois des économistes classiques soient « naturelles » et renvoie à l’histoire ce que certains prétendent identifier comme naturel. L’histoire, en effet, permet d’éviter la double illusion inverse et perverse du « jamais vu » et du « toujours ainsi », qui ont longtemps permis de fonder une métaphysique identitaire et éternitaire des essences naturelles (cf. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue. 1. Nature et culture, Paris, Mouton, 1968, p. 172s).
[64] L’historien Fernand Braudel explique l’enracinement de l’homme dans son milieu géographique pour aussitôt annuler toute valeur actuelle à la notion de nature : « le milieu géographique ne contraint pas les hommes sans rémission puisque, précisément, toute une part de leur effort […] a consisté pour eux à se dégager des prises contraignantes de la «Nature», comme ils ont dit longtemps avec un respect mêlé de gratitude et de terreur ». (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Collin, 1949, p. 5. C’est moi qui souligne)
[65] Selon Lévi-Strauss, l’homme est sa culture, y compris dans ses activités les plus apparemment enracinées dans le terreau biologique. En effet, l’ethnologie « essaie de faire, dans l’ordre de la culture, la même œuvre de description, de classification et d’interprétation que le zoologiste ou le botaniste fait dans l’ordre de la nature », de sorte que cette discipline « aspire à se constituer à l’exemple des sciences naturelles ». (Claude Lévi-Strauss, Entretiens avec Georges Charbonnier, coll ».10/18 », Paris, U.G.E., 1959, p. 18A) Les invariants culturels manifestés permet de voir dans l’esprit « sa nature de choses parmi les choses ». (Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p. 18)
[66] Cf. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 135-145.
[67] Cette distinction apparaît dans l’essai de Sigmund Freud de 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité (trad. N. Reverchon-Jouve, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 196B) et se systématise, dix ans plus tard dans « Pulsions et destins des pulsions » (trad. Jean Laplanche et Jean-Baptiste Pontalis, coll. « Folio », Paris, Gallimard, 1968, p. 11-43, notamment p. 18-20).
[68] Histoire de la sexualité. 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 139.
[69] Chez un Jean-Paul Sartre, la liberté dévore même l’intégralité de l’être humain – selon ses propres mots, l’existence précède l’essence – : « Ma liberté […] n’est pas […] une propriété de ma nature ; elle est très exactement l’étoffe de mon être […]. On ne saurait trouver à ma liberté d’autre limite qu’elle-même ». (L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris Gallimard, 1955, p. 514)
[70] Par exemple, en matière de procréation médicalement assistée, « l’irrésistible désir de naissance » (cf. le titre de l’ouvrage de Robert Frydman, Paris, p.u.f., 1986).
[71] Cf. Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, Paris, p.u.f., 2002. Cf. l’exposé plus bas.
[72] Contrairement à ce que l’on croit parfois, les sciences humaines et sociales ne se contentent pas de décrire ou même de critiquer. A côté de ce pôle plus théorique de compréhension, elles sont aussi porteuses d’une justification et d’un projet pratiques, à savoir la libération des processus d’aliénation ; en particulier toute situation immuable est oppressive, on doit soupçonner sa mise en place de servir des enjeux occultes de pouvoir et de classe : aucune donnée ne peut justifier une structure soustraite aux aléas de la contingence, du temps ; mais ce que l’intelligence ne voit pas, la volonté peut l’imposer ; par conséquent, toute réalité tenue comme définitivement acquise est le fruit d’une instance volontariste, autrement dit à un petit groupe qui souhaite garder acquis ses privilèges. Sur les fondements de la critique constructiviste, cf. Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi ?, trad. Baudoin Jurdant, Paris, La Découverte, 2001, notamment p. 20s.
[73] Sur la place de ces différents pôles, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Le corps à cœur. Essai sur le corps, coll. « Enjeux », Versailles, Saint-Paul, 1996, 1ère partie, chap. 3-5. Je n’accordais alors pas assez de sens et de place aux instances juridique, politique et au jeu des sciences humaines et sociales.
[74] Nous empruntons cette détermination à un exposé autorisé du philosophe Thibaud Collin.
[75] Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, EPEL, 2002, p. 156-157.
[76] Ma relecture est largement inspiré et cite l’article suivant consulté le 5 avril 2019 : https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-mecanique-quantique-elle-fausse-test-inflation-15567/
[77] Grete Hermann, Les fondements philosophiques de la mécanique quantique, Ed. critique par Lena Soler, trad. Alexandre Schnell aidé de Lena Soler, coll. « Mathesis », Paris, Vrin, 1996.
[78] Renée Bouveresse, Karl Popper ou le rationalisme critique, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, Vrin, 1981, p. 130 ; cf. Karl Popper, Postscript, à paraître, p. 1041.
[79] General Scholium, ajouté à la seconde édition des Principia, 1713.
[80] Ortodossia, Brescia, Morcelliana, 101995, p. 88 s.
[81] Anne Cauquelin, L’invention du paysage, Paris, Plon, 1989, p. 41.
[82] Ibid., p. 175.