Philosophie critique de la connaissance. Le réalisme 2/3

D) Exposé

Passons de cette approche plus descriptive, qui ne manque pas de profondeur (et sera reprise dans notre lecture ontodative), à une approche systématique, qui cherche à cerner l’essence même de la connaissance. Nous approcherons la connaissance de deux manières : linéaire ou narrative, par étapes successives ; puis radiale ou convergente, par analyses successives.

0) Lecture d’un texte de Jacques Maritain

Nous préparerons cet exposé par celui que propose Jacques Maritain dans ses Réflexions sur l’intelligence [1]. Sa démarche très pédagogique procède aussi en plusieurs temps, aboutissant à une définition. Ce texte se trouve dans le plan qui est distribué, ainsi que l’exposé, plus bref, mais aussi suggestif, qu’il présente dans Les degrés du savoir.

 

« C’est une chose à vrai dire très déconcertante que la connaissance […] : chacun de nous, un pauvre point dans l’univers, une âme d’homme, qui ne pèse rien, voilà qu’elle embrasse et contient le tout, la voilà plus vaste que le monde ! […]

« I. – Le caractère le plus foncier du connaître, c’est qu’il est une activité, et une activité immanente, je veux dire qui ne consiste pas à agir sur une autre chose ou à produire un terme, mais à parfaire le sujet lui-même. L’activité ‘transitive’ ou extérieure, celle de la matière inerte, celle des non-vivants – qui sont comme un pur lieu de passage pour les énergies du monde, – est si pauvre de soi qu’elle n’exerce dans l’agent qu’à condition de s’épuiser aussitôt et dans la mesure même où elle s’épuise en un autre. Propre aux vivants, l’activité immanente se consomme dans l’agent, lequel – sous la motion toujours présente de la Cause première, – s’élève et s’achève lui-même en perfection, et n’agit au dehors que par surabondance.

« Considérons réflexivement ce qu’est pour nous tours, en tant qu’immédiat objet d’expérience, l’opération de connaître. Connaître une pierre ou un arbre n’est pas faire cette pierre ou cet arbre, ni agir sur leur être propre pour le modifier, ni agir sur notre être pour le modifier à cette occasion… Serait-ce faire en soi-même une image de cette pierre ou de cet arbre ? (Cela suppose sans doute la connaissance, cela ne la constitue pas ; la notion de faire, produire ou fabriquer ne répond pas à ce que notre expérience immédiate appelle connaître ; il y aurait même une contradiction dans les termes à dire que connaître une chose c’est en faire une image : en effet, d’une part, faire une image de la chose implique qu’on connaît la chose, et d’autre part, si connaître consistait essentiellement à faire, l’action de connaître aurait pour terme la chose faite, c’est-à-dire l’image ; en sorte que l’on ne connaîtrait pas la chose, mais l’image, ce qui contredit le premier présupposé.

« La connaissance ne consiste donc de soi en aucune sorte d’opération transitive, elle nous introduit à une immanence beaucoup plus parfaite que l’immanence des opérations végétatives, où une partie de l’organisme agit transitivement sur une autre partie, ou produit un terme qui demeure dans le sujet. Que dirons-nous donc ? C’est une action qui n’est pas de soi une production, et qui ne va qu’à parfaire intrinsèquement la faculté […]. Connaître, pris dans sa raison formelle, n’est pas faire, mais être ou devenir d’une certaine manière, en un achèvement intérieur où s’épanche la spontanéité vitale du sujet, et par lequel celui-ci se parfait lui-même en lui-même.

« II. – Mais connaître c’est connaître ceci ou cela. Par quoi l’acte de connaître est-il déterminé à ceci ou cela, par quoi est-il spécifié ? Par le sujet ? C’est impossible : cet être ou devenir qu’est la connaissance ne peut pas être spécifié par ce qu’est le sujet dans son être propre, car alors le sujet devrait être éminemment toutes choses connaissables, et Dieu est cela. La spécification vient de quelque chose d’autre que le sujet.

« Et de quelle façon ? Puisqu’il s’agit, comme on vient de le voir, d’une opération vitale et immanente, d’un achèvement de soi-même émanant de soi-même, ce n’est pas en tant qu’il agit sur l’être propre du sujet pour le modifier que ce quelque chose d’autre peut spécifier la connaissance, car l’achèvement du patient pris comme tel n’émane pas de lui-même, mais au contraire de l’agent. En connaissant, je ne deviens pas autre sous l’action du non-moi comme un corps devient autre sous l’action d’un autre corps, comme l’eau devient chaude sous l’action du feu, l’immanence du connaître interdit aussi bien de le faire essentiellement consister à subir, à recevoir une empreinte que de le faire essentiellement consister à agir par production. En tant qu’il spécifie la connaissance, l’autre n’est pas pris comme produisant une mortification dans l’être propre du sujet, et donc comme se référant à cet être propre, comme communiquant avec lui pour introduire une variation dans les accidents qui le vêtent, et tirer de lui, si je puis dire, un son nouveau. Qu’est-ce à dire, sinon qu’il est pris au contraire comme n’entrant pas en composition avec l’être propre du sujet, comme indépendant de lui, comme demeurant autre ? En connaissant, je ne deviens pas autre, je deviens l’autre, et il y a tout un monde entre les deux formules. Nous disons tout à l’heure que l’acte immanent de connaître consiste à être ou devenir ; ajoutons qu’il consiste à être ou devenir l’autre en tant qu’autre [2]. Voilà le mystère propre de la connaissance.

« III. – Mais puis-je donc être autre chose que ce que je suis ? Je ne le peux pas matériellement, dans l’être que j’ai comme chose. Je le peux immatériellement, en tant que je tiens de la nature de l’esprit. Par ce que la matière limite les choses à leur être propre et les rend métaphysiquement impénétrables, – dans la mesure où un être est immatériel, dans cette même mesure il pourra avoir en soi, selon le mot de saint Thomas, la forme des autres choses, il pourra être autre que ce qu’il est, – non pas comme entité donnée dans la nature des choses, mais comme connaissant.

« Quand une forme reçue dans une matière la détermine de telle ou telle façon, cette forme et cette matière s’unissent pour composer un troisième terme qui n’est ni l’une ni l’autre, mais la matière informée : ainsi la matière devient autre, acquiert dans son être propre un accident nouveau, elle ne devient pas l’autre ; la cite reçoit l’empreinte, elle ne devient pas le sceau.

« Pose-t-on au contraire qu’une faculté émergeant au-dessus de la matière, comme le sens, ou tout immatérielle, comme l’intelligence, reçoit une forme immatériellement, donc sans composer avec elle un troisième terme, alors et à ce titre, elle ne peut être déterminée par cette forme que d’une manière infiniment plus profonde, en épousant cela même qu’elle est, en le recevant dans le fond de l’être, en étant changée en elle, bref, en la devenant, et cela non par une transmutation de son être propre, mais dans un genre d’être supérieur qui est comme greffé sur son être propre et dont l’amplitude est sans bornes. […]

« Par cette voie et par elle seule on peut se faire une idée du mystère de la connaissance, entrevoir comment, sans aucun mélange de leur être propre, chacun gardant intacte sa nature, l’un devient l’autre […] ; et comment l’union du connaissant et du connu est ainsi beaucoup plus intime et beaucoup plus parfaite que l’union de la matière et de la forme, et d’autant plus parfait que la connaissance est d’un ordre plus élevé [3]. On comprend aussi comment est possible et comment est fondée la prétention naturelle de l’intelligence, le témoignage qu’elle se rend naturellement à elle-même d’atteindre, en atteignant ses objets, les choses mêmes indépendantes d’elle : puisque, en raison de l’union immatérielle de connaissance, c’est effectivement dans ce qu’elle a d’autre que moi, que la chose est tenue par moi : comme chose, et dans son existence concrète, par l’intuition du sens, comme nature ou quiddité, et dans ses raisons universelles, par la perception de l’intelligence.

« IV. – Tout cela suppose que la chose a été portée au dedans de la faculté pour la féconder. Comment donc est-elle présente dans le sens ou dans l’intellect ? Sous son existence propre de chose, et telle qu’elle existe au dehors ? Évidemment non. Il faut que ce soit par un signe ou une similitude d’elle-même, par un vice-objet, qui est encore elle-même, mais détachée de son mode propre d’exister, et devenue principe intrinsèque de l’acte de connaître : species impressa, disaient les scolastiques, – image imprimée, germe du connaître.

« L’objet du sens, la chose matérielle en train d’agir par ses qualités ‘en dépendance des agents cosmiques supérieurs) se trouvant de soi, telle qu’elle existe au dehors, proportionnée au sens, faculté organique, bref étant de soi apte à être sentie (‘sensible en acte’), il suffit, pour que se produise, suivant le mode décrit ci-dessus l’acte immanent de sensation, qu’elle soit rendue présente au dedans du sens par sa species impressa, (par sa forme détachée de sa propre existence de choses et reçue dans la faculté) grâce à l’action (transitive) de l’objet sur l’organe : le sens ainsi fécondé devient vitalement la chose, en un acte qui, ayant la species impressa pour principe, a pour terme immatériellement vécu, pour terme contemplé la chose même, et qui la tient ainsi sans avoir besoin d’en produire une image dans laquelle il l’atteigne – en un acte qui débouche immatériellement sur la chose prise en tant même qu’elle existe au dehors et qu’elle agit sur l’organe […].

« V. – Mais si la connaissance suppose que les choses sont présentes au dedans de l’âme par une similitude d’elles-mêmes, quel est donc le mode d’existence qui leur convient là ? Il ne suffit pas de dire similitude, espèce impresse […], il faut entrer dans certaines précisions sans lesquelles tout notre effort pour ne pas méconnaître la connaissance risquerait de rester vain. C’est ici qu’il convient d’amenuiser nos concepts, pour les rendre dignes de la subtilité de l’objet. Nous ne comprendrons rien à la connaissance si nous ne nous décidons à épurer exprès pour elle la notion même d’être ou d’existence.

« Il y a un être, un exister, – celui que ces mots évoquent immédiatement pour tout le monde, – qui consiste à être posé ‘hors du néant’ ou ‘hors de ses causes’ pour son propre compte, de par une actualité dont on jouit soi-même […]. Il est malaisé de trouver un nom spécial pour désigner ce mode d’exister, auquel seul peut-être nous avions songé jusqu’à présent : appelons-le provisoirement être de nature ou être de chose. – ce n’est pas de cette façon que les choses existent dans l’âme pour donner lieu à la connaissance. Elles n’y sont pas avec leur propre être de nature, ce qui mettrait dans l’âme, comme le voulaient Empédocle et les vieux Ioniens, la matière des pierres et des arbres, et de tout le spectacle qu’elle voit ; elles n’y sont pas avec l’être de nature de l’âme elle-même, ce qui supposerait, ou bien que l’âme est déjà toutes choses par son essence – et c’est confondre l’âme avec Dieu – ou bien que les choses ne sont pas dans l’âme par leur similitude, mais qu’il n’y a dans l’âme que des modifications d’elle-même, – et c’est détruire la connaissance.

« Alors ? Alors il faut reconnaître un autre mode d’exister, inférieur, incomplet, incapable de donner consistance à une chose à une nature, mais capable par là même d’introduire dans les choses des anoblissements qui n’appartiennent pas à leur être propre, – un existe qui consiste non à être pour soi, mais purement à tendre à autre chose : appelons-le être de passage, ou être de tendance. […] Disons donc en général qu’à côté de l’être de chose, par lequel une nature est posée hors du néant […], il faut admettre un autre être, une autre existence, qui en tant même qu’existence est pure tendance, une existence ténue, impondérable, décantée, spiritualisée […], qui suffit pour que la chose qui existe sous cet état produise un certain effet, mais non pas pour qu’elle soit plantée dans l’être à son propre compte, et qui demande, à cause de cela même, à s’accrocher à quelque autre chose existant pour soi, dans laquelle passera ou existera ce qui a cet être de tendance. Ce que nous avons appelé être de nature ou être de chose, les scolastiques l’appelaient parfois esse naturæ, plus généralement esse entitativum, ‘être entitatif’ ; ce que nous avons appelé être de passage ou être de tendance, ils l’appelaient esse viale, esse spirituale, et plus généralement, esse intentionale, ‘être intentionnel’. Il y a avantage à employer ces mots consacrés par l’usage des anciens, et qui, justement parce qu’ils manquent de pittoresque, risquent moins que d’autres d’amener des confusions. […] Si ces notions nous paraissent quelque peu ardues, comprenons que ce qui serait étonnant, c’est que nous puissions parler convenablement des choses de l’esprit sans nous imposer quelque effort.

« Dieu, nous dit Cajetan, est (éminemment) toutes choses par sa substance, et par elle seule il connaît tout. Mais lui seul possède un être d’une telle excellence, qu’il puisse ainsi par lui seul s’assimiler distinctement toutes choses selon leurs raisons propres ; il ne peut pas communiquer cette perfection aux autres choses, parce que ce sont des êtres limités : alors il a conféré à certaines d’entre elles d’être des substances telles et d’une telle perfection, qu’elles aient selon l’être intentionnel ce qu’elles ne peuvent pas avoir selon l’être substantiel : ce sont les sujets connaissants. ‘Parce que, en tout autre que Dieu, l’être naturel du sujet connaissant n’est pas la raison des choses à connaître, et que d’autre part l’être naturel des choses à connaître n’est pas dans le sujet connaissant, il a fallu, pour suppléer à cette déficience, que la nature instituât l’être intentionnel, selon lequel le connaissant fût ou devînt le connu [4]‘.

« Nous pouvons maintenant nous faire une idée plus distincte et plus précise de ce que nous avons appelé la similitude de l’objet dans le sujet (species impressa). Cette similitude a deux rôles et deux aspects tout à fait différents. D’une part, dans l’ordre entitatif, elle est une forme accidentelle informant la faculté, entrant en composition avec elle pour constituer un tertium quid [littéralement : « réalité troisième », composée de la faculté et de la forme accidentelle de l’objet connu] (la faculté ainsi modifiée) ; et à ce titre, elle est quelque chose du sujet, un accident de son âme, un mode de sa pensée. D’autre part, dans l’ordre intentionnel, et en tant même que ‘similitude’, elle est le vicaire de l’objet, ou plus exactement, elle est l’objet lui-même comme signe, l’objet lui-même comme forme ne composant pas matériellement avec la faculté, mais immatériellement présente en elle et existant là d’un pur être de tendance : l’objet comme germe intentionnel, dirons-nous pour la species impressa, […], purs signes par le moyen desquels l’intelligence devient intentionnellement l’objet. […]

« La faute capitale, ici, est de confondre ce qui est de l’ordre entitatif avec ce qui est de l’ordre intentionnel, et de prétendre expliquer la connaissance par une composition entitative quelconque, réception d’une empreinte ou formation d’une représentation. À ce point de vue, il faut dire que toutes les erreurs de Descartes et de Kant, et plus généralement l’impuissance et la pusillanimité de la philosophie moderne en face du problème de la connaissance, relèvent originairement du fléchissement de la pensée scolastique au temps de Vasquez et de Suarez. Ces auteurs, matérialisant la doctrine de saint Thomas, croyaient que l’intellection ne consiste pour l’intelligence qu’à être informée par la qualité représentative (par le verbe mental), qu’elle profère elle-même, en vertu d’une action purement productive, bref, ne consiste qu’à recevoir l’empreinte d’une image d’abord façonnée ; théorie qui ne laisse subsister de la connaissance que ce qui n’est pas elle, et qu’on pourrait appeler la théorie de l’intelligence boîte à fiches automatique : sous le ressort de l’intellect agent, elle trace une inscription sur une fiche, l’inscription est reçue, la fiche est classée, tout est dit. Fiches et inscriptions deviendront avec Descartes innées à la pensée, qui les reçoit directement de Dieu ; – avec Kant, qui en fait le produit de notre industrie, le fichier deviendra le monde (le monde de la représentation).

« Ce fut chez ces auteurs scolastiques une étrange aberration – magna hallucinatio, comme dit Jean de Saint-Thomas – de confondre ainsi l’information (intentionnelle) de l’intelligence par l’objet, ou par la chose connue, présente à l’esprit dans le concept, avec l’information (entitative) de l’intelligence par le concept lui-même [5]. […]

« Essaierons-nous de résumer dans une formule d’ensemble les notions que nous avons rencontrées au cours de notre enquête ? Disons que la connaissance est une opération immanente, – qui procède vitalement tout entière de la faculté, et est tout entière spécifiée par l’objet, – dans laquelle la faculté, en s’actuant elle-même, est actuée par l’objet, intentionnellement présent en elle dans sa similitude ou species, – et qui consiste à devenir immatériellement l’autre lui-même [6] ».

Questions sur le texte

  1. Quel est le plan du texte ? Pour cela, mettre un titre pour chaque paragraphe (de I à V).
  2. Qu’est-ce que chaque paragraphe (de I à V) veut montrer ? Le résumer en une seule phrase.
  3. Comment chaque paragraphe (de I à V) démontre la thèse énoncée en une phrase (réponse à la question 2) ?

1) Première étape

Le fait de la connaissance est une donnée première, aussi évidente que certaine : certains êtres connaissent, d’autres ne connaissent pas. Ici, la première vérité dont part le philosophe est qu’il existe des êtres doués de connaissance et d’autres non doués de connaissance.

2) Deuxième étape

La connaissance est un devenir, c’est-à-dire un processus, un événement.

La connaissance est un enrichissement, un devenir impliquant une nouveauté. La connaissance est enrichissement et transformation au point que celui qui contemple devient beau. Porphyre dit de Plotin que, en cours,

 

« lorsqu’il parlait, son intelligence devenait comme visible, elle faisait briller sa lumière jusque sur son visage. Toujours aimable à voir, il devenait alors véritablement beau. Un peu de sueur coulait sur son visage, sa douceur transparaissait [7] ».

 

En effet, être n’est pas connaître. En effet, c’est seulement en Dieu qu’être et connaître s’identifient [8]. La conséquence en est que le Fils (qui procède selon l’être) et le Verbe (qui procède selon le connaître) s’identifient seulement en Dieu.

Précisons. La connaissance relève de l’agir et non de l’être ou de la substance. Quand j’apprends quelque chose, je ne change pas d’être. Ainsi, certains étants ont une vie strictement tournée vers eux et en rien ouverte sur l’altérité, les déterminations qu’ils reçoivent étant strictement subjectives. Alors que d’autres êtres sont ouverts à ce qui les entourent, aux réalités en leur objectivité. Cette constatation est très banale, elle ne requiert pas de longue expérience ; elle est aussi très certaine. Or elle suffit en un premier temps pour fonder toute la philosophie de la connaissance en général.

3) Troisième étape

La connaissance est une activité. Elle n’est pas une pure passivité. Sinon une plaque photographique pourrait voir. Seul l’œil et la faculté visuelle sont aptes à voir. Il s’exprime là une spontanéité vitale. Autrement dit, la connaissance ne se subit pas, mais se réalise, s’effectue.

Affirmer que connaître, c’est agir, n’est-ce pas affirmer que nous constituons le sens (la signification). Or, telle est l’erreur de l’idéalisme. Donc, une telle assertion est erronée.

Pour clarifier le propos, il faut poser une double distinction. La première oppose activité et passivité. La seconde, interne à l’activité, distinguer la réceptivité (la réception) et l’émissivité (la donation). Donc, l’activité de connaissance est une réceptivité. Quand je connais un objet coloré, je la reçois vitalement, je suis doué d’une capacité à accueillir cette qualité qui provientdu dehors et m’informe.

4) Quatrième étape

Il existe deux sortes d’activité : immanente et transitive. Pour la plupart des personnes, le mode par excellence de l’activité est la transitivité, car c’est le plus patent.

Ici, la connaissance est immanente : elle demeure dans le sujet, ainsi que le signifie l’étymologie fallacieuse de connaissance. Autrement dit, la connaissance est un enrichissement intérieur, c’est une nouveauté qui arrive au sujet, alors que l’activité transitive enrichit du dehors et surtout enrichit l’objet connu.

On pourrait d’ailleurs distinguer deux types d’acte immanent. L’un est totalement intérieur, en son principe et en son terme, le second est partiellement immanent, à savoir en son terme, son origine étant extérieure, dans une réceptivité qui trouve son principe hors de l’animal (ou de l’homme).

L’on pourrait aussi unifier ces deux distinctions en une tripartition : 1. L’acte partiellement immanent dont le principe est extérieur et le terme intérieur ; 2. L’acte entièrement immanent dont le principe et le terme sont intérieurs ; 3. L’acte transitif le principe est intérieur et le terme extérieur. Identifier la connaissance à une entièrement immanente serait sombrer dans l’idéalisme ; il en serait de même d’ailleurs en l’égalant à un acte transitif. Le réalisme fait du connaître un acte partiellement immanent.

5) Cinquième étape

Posons-nous une dernière question qui nous retiendra longuement : quel type d’acte partiellement immanent est l’acte de connaissance ? La connaissance est une réalité si complexe et si extraordinaire qu’il n’est pas inutile de tenter de l’aborder par quatre biais convergents. On pourrait en trouver d’autres.

a) Premier point de vue. L’altérité

Connaître, c’est devenir l’autre en tant qu’autre.

1’) Exposé

L’opération végétative de nutrition met le vivant en relation avec l’autre, mais en vue de l’assimiler. L’autre qu’est l’aliment disparaît et le vivant change : il devient alius, autrement. L’altérité altère au sens le plus matériel (et premier) du terme.

Or, qu’en est-il dans le cas de la connaissance ? Elle est aussi ouverture à l’autre, et n’existe que chez le vivant, plus précisément, on ne la rencontre, par définition que chez l’animal (en effet, celui-ci se définit comme un vivant doué de sensation, ie. de connaissance sensible). Mais alors que manger une banane corrompt, fait disparaître celle-ci, la connaître la laisse intacte ; de plus, je ne deviens pas la banane, du moins matériellement ! Pourtant, je l’assimile bien d’une certaine manière, je lui deviens semblable sans devenir la chose même. En un mot, je deviens aliud, mais non pas alius : je deviens l’autre, sans devenir autre. Tel est le mystère de la connaissance. On touche du doigt que l’explication par les catégories d’altérité est séduisante : elle est très privilégiée dans les philosophies actuelles de l’altérité, mais qu’elle va moins loin que les précédentes.

Nous aboutissons à deux définitions complémentaires de la connaissance. La première se prend de l’objet connu : devenir l’autre en tant qu’autre. La seconde se prend du sujet connaissant : devenir autre sans devenir autrement.

2’) Conséquence

Nous sommes maintenant à même de comprendre ce qui différencie l’intelligence comme désir du vrai, des facultés proprement expansives, comme la volonté. Connaissance et appétit s’opposent à l’instar des deux mouvements opposés centripète et centrifuge ; mais cette distinction pourrait nous masquer une opposition tout aussi importante et même, plus fondamentale, sur laquelle il nous faut insister depuis que la problématique du philosophe Emmanuel Levinas a obscurci le débat.

La connaissance est naissance en soi de la réalité autre que le soi : tout le désir, tout le dynamisme du connaître est donc de s’effacer pour devenir l’autre. La connaissance est par essence reconnaissance de l’altérité. En regard, la faculté expansive, l’appétit tend vers son objet sous l’aspect où il lui apparaît désirable : la connaissance s’achève dans le vrai, l’appétit dans le bien. Mais quelle est la raison qui nous fait tendre vers un bien ? Sous quel aspect une chose nous apparaît-elle bonne ? Ultimement, c’est en tant qu’elle présente une certaine similitude avec notre être : le fondement de tout désir et de tout amour est le semblable Ce n’est pas le lieu de commenter ici cette question complexe et d’extrême importance [9].

Cette affirmation nous choque, car le véritable amour, pense-t-on, est oblatif et donc tout tourné vers l’autre qu’il respecte ; alors que c’est le propre de l’amour captatif de réduire le prochain à soi-même et donc de se fonder sur la similitude.

En fait, il y a là une analyse insuffisante. La similitude est double, remarque S. Thomas avec beaucoup de finesse dans l’article cité : dans l’amour oblatif qu’il appelle plus précisément amour de bienveIllance ou d’amitié, la similitude est partagée : « Ce que tu es, je le suis aussi ; ce que tu aimes, je l’aime aussi ». Tant qu’il n’y a pas cette communion (qui n’a rien d’une confusion) et ce partage, peut-on vraiment parler d’amour ? En regard, dans l’amour captatif (de convoitise, dit notre auteur), la similitude est unilatérale et asymétrique : l’aimé est ramener aux exigences de l’amant : « Ce que tu es et que je ne suis pas, je le veux pour moi ». Or, dans le premier cas, toute la joie de celui qui aime est d’aimer ce que l’autre aime et ce que l’autre est : cette similitude profonde est donc toute respectueuse de l’altérité qu’elle présuppose. Mais justement, cette altérité n’est pleinement respectée et ne permet l’épanouissement de l’amour de don que parce qu’elle est précédée du mouvement d’agenouillement intérieur face au mystère de l’autre qu’est le connaître. Nous touchons ici le sens le plus profond de l’axiome aplati à être trop répété : l’amour suit la connaissance, on ne désire (on n’aime) que ce que l’on connaît. L’oblativité de l’amour s’enracine et ne peut s’enraciner que dans l’« oblativité » inhérente à la dynamique du connaître. Et c’est ce que Simone Weil a fort bien compris. Il ne faudrait surtout pas penser que, par manque de précision, elle a réduit l’attention à la studiosité [10]. Cela nous permet de corriger ce qui aurait pu être ambigu dans notre propos antérieur à son sujet : l’attention s’identifie à ce respect inconditionnel de l’objectivité qui devrait être la vie de l’intelligence.

Voilà pourquoi nous refusons très fermement d’opposer intelligence et vouloir (ou amour) comme même et autre, à la manière de Levinas (dont je simplifie l’intuition centrale en espérant ne pas trop la trahir). Au nom des excès des totalitarismes et des systèmes, déconnecter l’éthique de l’ontologie ou la reconnaissance de l’autre de la connaissance de l’autre me semble mortifère à long terme pour une saine conception de l’amour. La véritable opposition est celle que nous avons souligné entre les deux sortes d’amour (captatif et oblatif) ; la seconde étant seule la pleine réalisation et traduction sur le plan affectif du dynamisme « kénotique », si l’on ose dire, propre au mystère du connaître dont nous n’aurons jamais fini de nous émerveiller. Loin de nous cependant d’imaginer que, si la connaissance est spontanément toute ouverture à l’autre, elle n’oppose aucune difficulté à son accueil : pour de multiples raisons, au contraire, l’intelligence n’acquiert sa pleine dimension objectivante que moyennant une longue éducation.

b) Deuxième point de vue. Le sujet et l’objet

Connaître, c’est devenir objectivement l’autre.

1’) Exposé général

La matière est sujet des formes qu’elle reçoit de telle sorte qu’elle les restreint à cette existence subjective, c’est à dire dans ce sujet. Tandis que la connaissance, même la connaissance la plus humble, la connaissance sensible possède les formes, les qualités, les déterminations objectivement, non pas seulement comme des modifications du sujet mais comme des objets qui sont devant la connaissance.

Comparons avec la première explication. L’opposition entre posséder subjectivement et posséder objectivement, telle que nous venons de l’exposer, est la même que l’opposition entre posséder matériellement et posséder avec un certain dégagement à l’égard de la matière.

En effet, posséder une qualité uniquement comme des déterminations du sujet, c’est posséder à la manière dont la matière possède. Ce métal du radiateur possède sa chaleur uniquement comme une certaine détermination accidentelle de ce morceau de métal. Il possède sa chaleur subjectivement ; il ne la tient en aucune façon comme objet. Tandis que le connaissant possède ce qu’il connaît non pas uniquement comme quelque chose de subjecté en lui, comme une modification chez lui : il possède cela objectivement.

La connaissance introduit une distance.

2’) Deux exemples
a’) Premier exemple : sujet et objet différant réellement

Soit des rayons lumineux qui impressionnent une plaque photographique. Ils produisent dans cette plaque photographique des modifications ; la plaque photographique a une détermination qu’elle n’avait pas avant d’être impressionnée. Mais elle est ainsi impressionnée à la façon dont la matière l’est. Le corps qui lui a envoyé les rayons lumineux était éclairé ; la plaque subit des modifications absolument du même ordre. Elle n’est donc modifiée que subjectivement, matériellement. Or, elle ne connaît pas pour autant ; elle ne connaît pas plus que le mur qu’on a photographié ne connaissait.

Si c’est le sens de la vue qui reçoit les rayons lumineux, qu’il s’agisse du reste du sens de la vue chez moi ou chez un pigeon. Certes, ce sens de la vue, d’une certaine manière, est impressionné comme la plaque photographique l’est. Mais il y a autre chose. S’il n’y avait que cela, il ne connaîtrait pas plus que la plaque photographique. La plaque ne connaît pas, mais le sens de la vue connaît. Il y a donc une différence.

b’) Second exemple : sujet et objet sont alors un seul être

Être chaud, ce n’est pas sentir qu’on a chaud. Il ne suffit pas d’être élevé à un certain degré de chaleur pour sentir la chaleur ; il ne faut pas la posséder seulement subjectivement, comme modification de la matière. Mais il faut la posséder objectivement.

Certes, dans ce cas, c’est le même être qui est sujet et objet. Mais il faut qu’il soit à la fois sujet et objet, sans quoi il n’y aura pas connaissance. Quand il se connaît, il se possède à la manière dont il possède l’autre objectivement.

Au lieu de partir de la subjectivité, la connaissance part de l’objectivité. La connaissance est d’abord en présence de quelque chose qu’elle prend pour tel simplement. Il faut posséder objectivement, et si c’est soi que l’on connaît, il faut se posséder à la manière d’un objet.

Bref, on n’arrivera jamais à tirer l’objectivité de la subjectivité, si l’on s’affirme d’abord dans le mode d’existence qui est celui de la pure matière car la connaissance est au-dessus. L’existence subjective matérielle, naturelle ne peut même pas se tenir elle-même comme objet ; elle est là, et puis c’est tout. Elle est là comme les pierres sont là.

Il faut commencer par faire reconnaître que le connaissant a une autre façon de posséder que la matière, laquelle possède une forme comme détermination subjective. Il faut partir de là absolument. La connaissance est un domaine dont il faut prendre bien conscience. C’est autre chose que d’exister à la manière d’une pierre, d’un arbre, qui existent uniquement en eux.

3’) Remarque réflexive sur l’importance et la méthode

Il faut prendre conscience d’abord de ces vérités élémentaires. À force de partir dans des considérations subtiles en oubliant les éléments, on oublie les vérités de sens commun qui sont à la base de tout : c’est ce que l’on veut dire lorsque l’on affirme que la philosophie part de la connaissance commune.

On peut partir de l’exemple de la plaque photographique qui reçoit la lumière et mon sens aussi ; seulement la plaque ne connaît pas et mon sens connaît. Alors, qu’est-ce qu’il y a d’autre comme manière de recevoir ? Quelle est cette autre manière de recevoir dans ma vision, qui n’est pas dans la plaque photographique ? C’est que le sens de la vue n’est pas seulement modifié subjectivement comme la plaque photographique, mais, à l’occasion de cela, mon sens de la vue tient cette étendue colorée objectivement, comme étendue colorée de l’autre.

Il faut réfléchir durablement ce point, car c’est un point de départ fondamental. Si l’on ne s’est pas rendu compte de cette élévation au-dessus du mode de réception de la matière qui est propre aux sens, on ne pourra pas monter au-dessus, au degré d’immatérialité supérieur qu’est l’intelligence. C’est là qu’il faut commencer à voir que la connaissance ouvre sur une autre manière d’exister et de tenir les choses que l’existe matériel.

4’) Conséquence : l’intentionnalité
a’) Induction

Nous le développerons plus bas, mais disons-le dès maintenant : l’être du connu est un être intentionnel, qui est distinct de l’être réel.

Le devenir, ce mouvement immanent, pour être immanent, n’en demeure pas moins tout tourné vers l’objet extérieur. C’est ce que l’on appelle l’intentionnalité.

Ainsi, nous aboutissons à ce que dit Aristote : l’identité du sujet et de l’objet. Il y a un acte et un seul du sentant et du senti.

Le sensible existe en acte dans l’objet connu et dans l’animal qui est apte par sa perfection à devenir intentionnellement cette forme sensible.

Bien sûr, cet acte n’est qu’une forme accidentelle, une qualité et non pas la forme substantielle (ce serait une connaissance intellectuelle) ni l’acte même d’exister (car alors, la chose connue ne serait plus et il y aurait devenir réel, matériel et non pas intentionnel).

b’) Exposé. La connaissance comme devenir intentionnel

Il faut distinguer l’existence physique et l’existence intentionnelle :

L’existence matérielle est encore appelée chez les scolastiques existence physique ou naturelle (de phusis, natura). C’est parce que les natures des êtres sensibles sont constituées par la réception d’une forme spéciale dans la matière et parce que ces natures des êtres matériels sont le sujet des qualités accidentelles.

Au contraire, l’exister que quelque chose qui a par ailleurs un sens intérieur, prend dans la connaissance (par exemple l’existence de cette dureté dans mon sens du toucher, l’existence de la chaleur de ce radiateur dans ma sensation de chaleur). Cette sorte d’existence est appelée par les scolastiques exister ou existence intentionnelle.

Quel est le sens de ces mots ? Il ne s’agit pas du tout de l’intention de volonté ou même de désir d’appétit en général. Cela veut dire ici un mode d’exister qui reporte uniquement le connaissant à l’autre, qui tend l’attention du connaissant sur l’autre.

Cela veut dire que lorsque cette chaleur existe dans mon sens thermique, elle n’y existe pas uniquement pour chauffer mon corps comme pour chauffer le métal ; elle y existe pour que ma connaissance porte mon attention à la chaleur qui est dans ce radiateur : existence intentionnelle. Au point de vue où elle se chauffe, elle a évidemment l’exister de nature comme dans le radiateur, mais au point de vue où elle me fait connaître, elle a une existence qui est pur retour sur l’autre.

Rappelons que c’est un des grands mérites du fondateur de la phénoménologie, Edmond Husserl (via Franz Brentano) que d’avoir redonné droit de cité à la notion d’intentionnalité dans la philosophie contemporaine : Toute connaissance est connaissance de quelque chose.

c’) Précision. Le signe formel

Nous empruntons la distinction du signe matériel et du signe formel à un autre grand commentateur de saint Thomas : Jean de Saint-Thomas. Maritain l’a abondamment exploitée. En un mot, l’existence intentionnelle du connu dans le connaissant est l’existence d’un signe formel.

Le signe, c’est ce qui fait connaître l’autre. Or, on distingue classiquement signe formel et signe matériel.

Les signes matériels sont des êtres qui sont d’abord pour exister en eux- mêmes. Ainsi la fumée est signe du feu mais elle existe d’abord en elle-même, comme le feu existe. Une statue est signe de celui qu’elle représente, mais elle a d’abord son existence de statue en elle-même ; c’est secondairement qu’elle nous fait penser à celui à l’effigie de qui elle a été sculptée.

En regard, le signe formel est un signe qui, directement, n’est que signe c’est-à-dire n’est que pour faire connaître l’autre. Par exemple, un panneau de signalisation routière.

L’exister de la qualité du connaissant est un pur signe formel, c’est-à-dire n’est là que pour faire connaître l’autre.

L’exister du connu, en effet, n’est pas là d’abord comme il est au dehors ; il est là uniquement pour reporter. Il a une présence intentionnelle, une présence qui me tend vers lui. C’est tellement signe formel qu’au premier moment je ne m’aperçois pas de l’existence du connu dans le connaissant. Je suis tout de suite retourné vers le connu. Et vous voyez même qu’il est assez laborieux de se rendre compte de ceci, qu’il faut bien que le connu ait une certaine présence dans le connaissant pour que je le connaisse. Ce n’est pas d’abord quelque chose que je tiens à l’intérieur de moi et qu’ensuite je m’efforce de sortir de moi. Je commence par être en présence de l’objet, et puis je réfléchis.

d’) Confirmation

Le professeur italien Gianfranco Basti montre que la cybernétique permet de revisiter le réalisme modéré de la théorie de l’intentionnalité d’Aristote et de saint Thomas [11]. La théorie cybernétique permet d’intégrer la différence entre devenir intentionnel et immutatio corporalis. De plus, en effet, elle montre cette adaptation de l’esprit à la réalité, cette « capacité du sujet de s’assimiler lui-même aux choses, selon un réalisme modéré post-moderne [12] ».

c) Troisième point de vue. L’acte et la puissance

Connaître, c’est devenir l’acte du connu. Autrement dit, par la connaissance, l’acte du connaissant devient l’acte du connu.

Lisons deux textes justement fameux d’Aristote :

 

« L’acte du sensible et celui du sens sont un seul et même acte, mais leur essence [nature] n’est pas la même. Je prends comme exemple le son en acte et l’ouïe en acte : il est possible que celui qui possède l’ouïe n’entende pas et que ce qui a le son ne résonne pas toujours. Mais quand passe à l’acte celui qui est en puissance d’écouter, et que résonne ce qui est en puissance de résonner, à ce moment-là se produisent simultanément l’ouïe en acte et le son en acte, que l’on pourrait appeler respectivement audition et résonance [13] ».

« L’âme est, en un certain sens, les êtres mêmes. Tous les êtres, en effet, sont ou sensibles ou intelligibles, et la science est, en un sens, identique à son objet, comme la sensation, identique au sensible [14] ».

 

En effet, ainsi que l’anthropologie le montre, la faculté est une potentialité dont toute la destinée est de devenir l’objet qui l’actue. Et cela est singulièrement vrai de la connaissance. La puissance visuelle devient l’objet qu’elle s’assimile.

d) Quatrième point de vue. La matérialité

Connaître, c’est devenir immatériellement l’autre.

Comment devient-on l’autre comme autre ? Dépassons les métaphores de l’abri, de l’enveloppement, etc.

1’) Énoncé

Nous allons voir que la connaissance sensible elle-même suppose déjà un certain affranchissement à l’égard de la matière.

Quel est cet affranchissement à l’égard de la matière propre à la connaissance sensible ? C’est que les qualités sensibles, qui sont les objets de n’importe quelle sensation, par exemple chaleur, étendue colorée, sont reçues dans le sens d’une autre manière qu’une qualité quelconque, une forme au sens que les scolastiques donnent à ce mot : une détermination quelconque, une perfection quelconque est reçue dans une matière. Lorsque la matière reçoit à sa façon une qualité, elle la reçoit de telle sorte qu’elle clôt, qu’elle restreint cette qualité à l’existence en ce sujet-là.

2’) Exposé

Il existe deux modes d’existence : naturel et cognitif.

a’) Premier mode

Par exemple, la dureté et la résistance de ce bois existent uniquement en ce morceau de bois ; la chaleur de ce radiateur existe uniquement en ce métal chaud. Je dis qu’elle existe uniquement en ce métal chaud, de l’existence qui est propre à l’existence d’une qualité dans la matière. La matière dans les deux cas capte, restreint, cette détermination, cette qualité, à exister en ce sujet-là seulement.

b’) Second mode

Mais si j’ai la sensation de cette résistance, de cette dureté du bois ou de la chaleur de ce radiateur, dans la sensation, la dureté de ce bois et la chaleur de ce radiateur vont exister d’une tout autre façon. Dans ma sensation, la dureté que je sens et la chaleur que je sens acquièrent une nouvelle existence. Mais cela n’est pas du tout le contraire de ce que la matière restreignait un exister, parce que cette nouvelle existence qui est dans ma sensation est d’une tout autre sorte que l’existence dans la matière. Dans ma sensation, ces qualités vont prendre un autre mode d’exister.

c’) Comparaison

Quelle différence existe-t-il entre les deux modes d’existence ? En ceci précisément, que ma sensation possède ces qualités non pas en les restreignant au sujet, que je suis, mais bien en les tenant comme qualités d’un autre sujet.

Par exemple, quand j’ai la sensation de dureté, cela ne veut pas dire que je deviens dur à la manière dont le bois est dur ; cela veut dire que je possède en moi cognoscitivement la dureté qui est dans ce bois ; je sais la dureté de ce bois. Quand je sens la chaleur de ce radiateur, cela ne veut pas dire seulement que je suis chauffé comme le métal-là est chauffé. S’il n’y avait que cela, je ne connaîtrais pas plus que le métal ne connaît. Le métal est chaud et ne connaît pas pour autant la chaleur. Ce qu’il y a de propre, c’est que je possède la chaleur dans ma sensation comme qualité de ce radiateur.

Recevoir une qualité ainsi d’une autre manière que la matière la reçoit et la capte, c’est cela qui est ce dégagement de la matérialité qui se trouve déjà dans la connaissance sensible.

3’) Difficulté

Une objection est devenue particulièrement pressante aujourd’hui, du fait des apports de la psychologie cognitive et des neurosciences.

a’) Énoncé

La main qui veut connaître la chaleur doit toucher l’objet chaud ; or, par un tel contact, elle devient chaude ; c’est donc que la connaissance est un devenir matériel et non pas immatériel.

Même dans l’acte de vision, il y a bien un changement organique et celui-ci est lié à l’objet coloré, puisque toute couleur est composée de trois couleurs fondamentales diversement mélangées ; or, les cellules visuelles (en l’occurrence les cônes) sont affectées de façon différente selon la composition en l’une de ces trois couleurs ; compte tenu que « tout ce qui est reçu est reçu sur le mode du récipient », la connaissance est donc un devenir matériel.

b’) Réponse

L’altération (accidentelle) sur laquelle table la difficulté est en effet toujours présente dans la connaissance sensible (mais non dans la connaissance intellectuelle, nous le montrerons). Il faut l’affirmer contre Aristote et St Thomas au sujet de la vue pour laquelle il n’hésitait pas à parler de « transmutation spirituelle ». Reconnaissons cependant que le changement organique est très différent dans le cas du toucher et de la vue (d’où la classique distinction établie par Sherrington entre récepteurs de contact et télérécepteurs) : et cette seule diversité permet de pressentir que la mutation corporelle, physique n’est pas le tout et même l’essentiel de la connaissance.

En effet, cette altération n’est que cause instrumentale du devenir cognitif : la cause principale est l’âme en sa faculté de connaissance. Par ailleurs, non plus du point de vue de l’efficience mais de celui des causes intrinsèques, ce changement organique est cause matérielle disposant la puissance de l’âme à recevoir la forme immatérielle. Au total, parce que la connaissance implique un devenir immatériel excédant les capacités matérielles, le changement de celles-ci ne peut suffire à causer la connaissance : il est vrai que c’est le changement matériel lui-même qui est la nature du mouvement (l’acquisition d’une forme matérielle) ; mais justement, la connaissance ne se réduit pas au seul devenir matériel, à moins de ne plus rien comprendre à sa spécificité.

Notons d’ailleurs combien est accidentelle l’altération de l’organe, instrument de la faculté cognitive : un contact fugitif avec une flamme ne réchauffe pas le doigt ce qui ne l’empêche pas de savoir que celle-ci est chaude. Reste que, plus un sens est « rudimentaire », plus un sens est proche des facultés végétatives, plus la disposition matérielle sera importante et pourra illusionner sur la vraie nature de la connaissance : c’est la grande loi dionysienne de continuité entre les facultés que nous aurons l’occasion de revoir (l’être d’un genre inférieur touche par ce qui lui est supérieur à ce qui est inférieur dans l’être du genre supérieur). Or, tel est le cas du toucher qui est immédiatement ordonné à la connaissance de l’aliment et de la génération.

4’) Autre difficulté

Une autre difficulté peut se poser. C’est un problème que les Anciens ne se posaient pas, car ils ne le pouvaient pas, dans l’ignorance où ils se trouvaient des mécanismes chimiques et moléculaires. En effet, pour Aristote, le changement dans l’œil était strictement spirituel (spiritualis immutatio, disait S. Thomas). Maintenant, on sait qu’il n’en est rien : il existe des pigments. La connaissance ne se réduit-elle pas à cela ?

Nous retrouvons par là, mais affinée, l’objection matérialiste. Pour y répondre, nous allons nous aider de la théorie de Jacques Arsac, qui nous intéresse d’autant plus que, professeur à l’université de Paris-VI, il est l’un des pionniers de l’informatique en France, et il est titulaire de la première chaire de programmation. Nous allons procéder par analogie proche, à partir de la connaissance intellectuelle.

5’) Confirmation

Inépuisable est cette phrase de saint Thomas qui articule en profondeur nature et esprit à partir de la causalité : « Entre la causalité du vouloir et celle de la nature, il y a cette différence que la nature est déterminée à un seul effet, tandis que la volonté ne l’est pas [voluntas et natura secundum hoc differunt in causando, quia natura determinata est ad unum ; sed voluntas non est determinata ad unum] ».

Mais tout aussi inépuisable est la raison fondant cette différence quant à la causalité dans la différence quant à l’essence, par le biais du principe de l’assimilation de l’effet à sa cause (effectus similatur formae agentis per quam agit) : « une chose n’a qu’une forme naturelle qui lui donne d’être [unius rei non est nisi una forma naturalis, per quam res habet esse] », alors que « la forme par laquelle agit la volonté n’est pas unique : il y en a autant que d’idées conçues par l’intellect. Ce qui s’accomplit par volonté n’est donc pas tel qu’est l’agent, mais tel que l’agent l’a voulu et conçu ».

Ce développement à l’occasion de la question sur le caractère volontaire ou naturel des actes notionnels, c’est-à-dire des processions [15]. Donc, Thomas intègre le troisième niveau, après le corps et l’esprit, qui est Dieu. Mais honore-t-il assez la nouveauté trinitaire ?

Quoi qu’il en soit, la différence nature-esprit est ici fondée dans la capacité intentionnelle de l’esprit à pouvoir s’ouvrir à d’autres formes. L’action est une preuve supplémentaire de ce que l’être connaissant dispose bien en lui d’une capacité qui lui permet de dépasser le déterminisme de la forme unique.

6’) Confirmation existentielle

Spontanément, nous déclinons l’acte de sentir en termes de sujet et d’objet. Or, pour Marcel, cette interprétation est irrecevable :

 

« Le problème que nous devons nous poser est celui de savoir si la sensation prise en elle-même peut être assimilée à un message. La réflexion montre que ceci est impossible ; et que nous sommes dupes d’une illusion lorsque nous imaginons confusément que la conscience réceptive vient traduire en sensation quelque chose qui lui est donné initialement comme phénomène physique, comme ébranlement par exemple. Qu’est-ce en effet que traduire ? C’est dans tous les cas substituer un groupe de données à un autre groupe de données. Mais ce terme de données demande à être pris ici à la rigueur. Le choc éprouvé par l’organisme ou par telle de ses parties n’est aucunement donné ; ou, plus exactement, il est une donnée pour l’observateur extérieur qui le perçoit d’une certaine manière, non pour l’organisme qui le subit. Je ne me persuade, d’ailleurs indistinctement, du contraire que parce que moi – conscience spectatrice –, je me transporte en quelque sorte immédiatement dans cet organisme, j’infuse dans son pâtir l’idée que je m’en forme ; je tends à colorer psychologiquement un phénomène que par ailleurs je m’applique à définir en termes exclusivement physiques. Ici, le vocabulaire est d’une importance capitale […]. Je pense qu’un mot ambigu tel que celui d’affection doit être systématiquement rejeté. Si nous réfléchissons profondément aux implications d’un donné quelconque – du fait d’être donné, ‘des Gegebenseyns’, nous voyons bien que l’extériorité qui caractérise ce rapport, en admettant que c’en soit un, suppose une intériorité essentielle, c’est-à-dire la conscience elle-même. L’événement physique en tant que tel, lorsqu’on le considère en tant que soubassement de la sensation, a pour essence de n’être pas et de ne pouvoir être donné à cette conscience qui est censée le traduire en sensation [16] ».

 

Le raisonnement est le suivant. Les interprétations autant idéalistes que scientifiques distinguent entre le phénomène physique (le processus neuronal) et le phénomène psychique (le processus mental) ; le problème devient alors celle de la corrélation entre ces deux phénomènes, ces deux grammaires. Or, la traduction suppose que le traducteur connaisse les deux langues. Mais, pour filer la métaphore de la traduction, dans notre expérience, nous n’avons conscience que d’un seul texte : l’acte de sentir. Jamais, dans notre expérience, nous n’avons conscience d’un ébranlement physiologique, ni de ce que celui-ci est traduit par le cerveau ou une faculté en un langage de la conscience. Par conséquent, la distinction des deux langues, l’appel à la traduction n’est pas adéquat à notre expérience première, immédiate au sens marcellien, de la sensation. Non pas que cette représentation soit fausse ou inutile, mais elle est seconde et amnésique de ce qui est vécu.

7’) Reformulation simplifiée

La connaissance est un devenir. Or, le devenir peut être soit matériel, soit immatériel.

Un changement matériel immanent, c’est l’acquisition d’une détermination. Or, et c’est le point qu’il faut bien comprendre, la matière contracte la détermination et l’individualise. C’est ce dont nous ne cessons de faire l’expérience. Du plus intérieur : si c’est moi qui acquiers cette voiture, ce n’est pas mon voisin ; si c’est moi qui mange la tartine de confiture, ce n’est pas lui ; elle est contractée, singularisée par ma personne. Alors que regarder cette tartine ne la déplace ni ne la change.

Objection : quand je bronze, mon voisin le peut aussi ; mais ce n’est que parce que le soleil est assez énergétique pour pouvoir éclairer aussi mon voisin, ce qui implique un changement matériel ; et en plus, ce n’est pas le même bronzage ; imaginons qu’il y ait de l’ombre sur sa terrasse (« tant mieux, il l’a bien mérité »).

Plus encore, la détermination matérielle me contracte, moi : quand je suis devenu bronzé, je ne peux pas décider de ne plus l’être. La table verte n’est pas apte au rouge.

S’il était matériel, cela signifierait que l’œil devrait devenir coloré. Mais cela présenterait un double inconvénient : il ne pourrait pas devenir autrement ; et il emprunterait cette couleur à l’objet coloré.

En conséquence, le changement est immatériel.

C’est l’expérience de l’enseignement : si je vous donne 1 euro, je le perds ; si je vous donne une idée, je ne la perds pas. C’est très profond, cela.

En effet, le senti est dans le sentant selon le mode propre de celui-ci. Or, la forme n’est pas reçue matériellement (comme elle existe dans la substance connue) mais immatériellement, donc différemment ; aussi dit-on que le connaissant a la similitude de la chose sensible en lui (c’est une espèce impresse, ie. imprimée en lui ; sans qu’il y ait besoin d’espèce expresse, car l’objet est déjà en acte dans le senti). Mais, attention, la similitude n’est pas ce quiid quod cognoscitur ») est connu, mais le ce par quoi on connaît (« id quo cognoscitur »)

Donc, d’une part, la connaissance sensible me fait bien connaître la réalité et est ainsi une faculté de connaissance, ce que certains ne lui reconnaissent plus comme finalité. Soit ils font du sens une faculté pragmatique [17] qui n’atteint que l’utile ou le nuisible pour la vie. Soit ils assurent que le sens se trompe et se tournent vers la raison. Or, le sens est la seule faculté connaissante qui soit en prise directe avec le réel. Voilà pourquoi il faut résoudre dans le sens : c’est là l’un des fondements de la philosophie d’Aristote.

D’autre part, toujours quant à la finalité, le sens a pour but de nous faire devenir un autre corps, de nous ouvrir à tout l’univers sensible. Les sens sont des ouvertures (cf. ce que nous enseigne la morphopsychologie sur ce qu’elle appelle les récepteurs) et sont donc une perfection qui donne à l’animal de surmonter l’imperfection du devenir matériel.

e) Cinquième point de vue. La finalité

1’) Perspective philosophique

Jusque maintenant nous avons étudié la connaissance en ses causes intrinsèques, en sa nature. Considérons-la en sa raison d’être, c’est-à-dire sa finalité ; cela permettra de reprendre sous un autre point de vue ce que nous avons déjà montré. La conséquence en est que cette perspective n’introduit pas une nouvelle définition (puisque celle-ci se prend des causes constitutives ou intrinsèques).

En un mot, la connaissance est un devenir qui permet de surmonter le devenir matériel. Dans le cas de la connaissance intellectuelle, l’assimilation intentionnelle de la richesse infinie de l’être lui permet de parer aux limitations propres à l’esprit créé. Comme le dit Diane Ackerman dans son beau livre sur les cinq sens, des sens, « ils nous rendent plus vastes [18] ».

Dans une question où il se demande si Dieu se connaît, l’Aquinate offre à son lecteur un passionnant développement sur la connaissance non pas en sa nature, mais en sa raison d’être (sa cause finale).

 

« Il faut donc savoir qu’une chose est trouvée parfaite de deux manières.

« La première concerne la perfection de son être [esse] qui lui appartient en vertu de sa propre espèce. Mais parce que l’être spécifique d’une chose est distinct de celui d’une autre chose, ainsi chaque chose créée, en regard de la perfection possédée par chaque type d’être, est d’autant plus éloignée de la perfection pure et simple que celle-ci se trouve réalisée plus parfaitement dans les autres espèces. C’est pourquoi la perfection d’une chose donnée, considérée en elle-même, est imparfaite, puisqu’elle est seulement une partie de la perfection totale de l’univers qui résulte du concours des perfections particulières.

« D’où, afin qu’il puisse y avoir quelque remède [aliquod remedium] à cette imperfection, nous trouvons un autre mode de perfection [modus perfectionis] dans les choses créées, selon lequel une perfection qui est propre à une chose se trouve dans un autre être. Et telle est la perfection du connaissant en tant que connaissant, parce que selon elle, par le connaissant, quelque chose est connu de sorte que le connu lui-même est d’une certaine manière chez [apud] le connaissant. Et ainsi ‘l’âme est d’une certaine manière toutes choses’ (selon le traité De l’âme, livre III), parce qu’elle est nativement apte à connaître tout. Et selon ce mode il est possible que la perfection de tout l’univers existe dans une seule chose. Aussi l’ultime perfection à laquelle on peut parvenir consiste-t-elle, d’après les philosophes, à ce que soit reproduit en elle tout l’ordre de l’univers et de ses causes. Ils en ont même fait la fin dernière de l’homme qui, après nous, consistera dans la vision de Dieu, car, d’après Grégoire, ‘qu’y a-t-il que ne voient pas ceux qui voient celui qui voit toutes choses ?’

« Mais la perfection d’une chose ne peut être dans une autre chose avec l’être déterminé qu’elle avait dans la première. Pour qu’elle soit de nature à être dans une autre chose, il faut donc qu’elle soit considérée indépendamment de ce qui est de nature à le déterminer. Etant donné que les formes et les perfections des choses sont déterminées par la matière, il s’ensuit qu’une chose est connaissable pour autant qu’elle est séparée de la matière. Il faut donc que ce en quoi est reçue cette perfection de la chose soit, aussi, immatériel. Si, en effet, il était matériel, la perfection serait reçue en lui avec un être déterminé et par conséquent elle ne serait pas en lui en tant qu’elle est connaissable, c’est-à-dire de telle manière que, demeurant la perfection d’une chose, elle soit de nature à être dans une autre.

« Les anciens philosophes qui ont posé que le semblable était connu par le semblable se sont donc trompés lorsqu’ils en ont conclu que l’âme qui connaît toutes choses était matériellement constituée de toutes ces choses, de sorte qu’elle connût la terre par la terre, l’eau par l’eau et ainsi de suite. Ils ont en effet pensé que la perfection de la chose connue devait être dans le connaissant selon qu’elle a un être déterminé dans sa nature propre. Mais ce n’est pas ainsi que la forme de la chose connue est reçue dans le connaissant. Aussi le Commentateur dit-il au livre III De l’âme que les formes ne sont pas reçues de la même manière dans l’intellect possible et dans la matière première, car il faut que ce qui est reçu dans l’intellect connaissant le soit de façon immatérielle. Voilà pourquoi nous voyons que la connaissance se réalise dans les choses en fonction du degré d’immatérialité qu’il y a en elles. En effet, les plantes et les autres êtres qui leurs sont inférieurs ne peuvent rien recevoir de façon immatérielle et c’est pourquoi ils sont privés de toute connaissance, comme il ressort du livre II De l’Âme. Le sens, lui, reçoit bien les espèces sans matière, mais il les reçoit cependant avec les conditions de la matière. Quant à l’intellect, les espèces qu’il reçoit sont dépouillées même des conditions de la matière [19] ».

 

Voici comment Stanislas Breton résume avec bonheur la conception thomasienne de la connaissance et en fait l’éloge :

 

« Le ‘connaître’, dit-il en substance dans un langage qu’on dirait médical, c’est un remède à la finitude. Remède à la double limite que constituent, en chaque être, les déterminations de sa nature spécifique, et cette enveloppe individuante ou cette ‘peau’ qui configure, en un paquet de matière aux contours bien tracés, la singularité dde chaque étant ». Le connaître « opère ainsi un élargissement de l’âme humaine en un ‘néant de nature’ qui la rend, telle une ‘matière spirituelle’, capable, par la pensée ou la connaissance, d’accueillir ‘toutes les formes’, pour s’égaler, autant que possible, à l’immensité même de l’univers [20] ».

 

Et le philosophe passionniste associe les degrés d’abstraction à cette marche : « La hiérarchie de l’immatériel reflète ainsi la marche héroïque d’une liberté qui, d’horizon en horizon toujours plus étendu, desserre progressivement l’étau de sa finitude [21] ».

On pourrait le dire en faisant appel à une image. La connaissance est le principe holographique ou fractal par excellence, ainsi que le note saint Thomas dans un article fameux sur la connaissance comme remède à l’imperfection du devenir matériel : « La perfection de l’univers tout entier peut exister en une seule de ses parties [22] ».

2’) Perspective ultimement théologique

Mais le point de vue de la finalité ouvre une perspective encore plus large sur la nature du connaître. Seulement, cette nouvelle perspective requiert la lumière de la foi (elle engage en fait toute la question débattue en ce siècle des relations de la nature et de la grâce).

En un mot qui paraîtra abrupt à plus d’un, si la raison d’être prochaine de la connaissance est de surmonter l’imperfection du devenir matériel en s’enrichissant de l’autre, sa raison d’être ultime est la vision faciale ou béatifique. Autrement dit, Dieu a créé des êtres doués de connaissance pour qu’ils le connaissent comme lui-même se connaît. Nous exposerons succinctement plus bas cette thèse audacieuse qui nous semble être le fond de l’intuition thomiste dans la doctrine de la connaissance en général et de la connaissance de Dieu en particulier.

6) Synthèse : définition de la connaissance

Différentes formules expriment ce qu’est la connaissance. Une première formule est d’un dominicain espagnol du xviie siècle, Jean de Saint-Thomas qui est l’un des plus grands commentateurs de saint Thomas d’Aquin). C’est une formule très brève, très claire pour dire ce qu’est le dégagement de la matière dans la connaissance sensible dont nous donnons la traduction. Ce dégagement de la matière est « une élévation au-delà du mode de la matière pour ce qui est de recevoir autre chose que soi [23] ».

Le même commentateur dit que connaître c’est devenir alius sed non aliud : c’est devenir l’autre (en tant qu’autre), mais non pas devenir autrement (ce qui est le propre de l’opération biologique de nutrition).

Voici encore une formule qui est de saint Thomas d’Aquin lui-même :

 

« Le sens reçoit la forme (au sens large, détermination) sans la matière, parce que la forme a une existence d’un autre mode dans le sens et dans la chose sensible. En effet, dans la chose sensible, elle a un exister naturel ; dans le sens au contraire, elle a un exister intentionnel et spirituel [24] ».

 

Ainsi les scolastiques n’hésitent pas à parler d’une certaine spiritualité de la sensation elle-même.

Ils emploieront l’expression spirituel, immatérialité, pour marquer cette élévation au-dessus du monde de la matière dans la sensation.

Mais il faut prendre garde que ce n’est pas du tout un spirituel du même ordre que la spiritualité de l’intelligence, la spiritualité de l’âme humaine intelligent. Car immatérialité s’entend de toute élévation au-dessus de la pure et simple matérialité ; mais il faut distinguer deux sortes d’immatérialité: celle qui dépend de la matière pour exister (l’immatériel au sens strict) et celle qui ne dépend pas de la matière pour exister (le spirituel au sens propre).

Pascal Ide

[1] Jacques Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, coll. « Bibliothèque française de philosophie », Paris, DDB, 21926, chap. 2, iii, n. 9, p. 49-67.

[2] Cette formule – « fieri aliud inquantum aliud » – provient de Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophicus thomisticus. Pars tertia seu tres libri De Anima, q. V, a. 1, Paris, Louis Vivès, tome 3, 1883, p. 267.

[3] Cf. Cajetan, In Summa theologiæ, Ia, q. 14, a. 1.

[4] Cajetan, In Summa theologiæ, Ia, q. 55, a. 3. [Maritain renvoie aussi à S. Thomas, Q.D. De veritate, q. 2, a. 2, qui sera cité plus loin].

[5] Jean de Saint-Thomas, Cursus theologicus in Summam theologicam D. Thomae, disp. 12, a. 5, Paris, Louis Vivès, 1883-1886, tome 4, p. 100.

[6] Jacques Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre, coll. « Bibliothèque française de philosophie », Paris, DDB, 21926, chap. 2, iii, n. 9, extraits des p. 49-67. Souligné dans le texte.

[7] Porphyre, Vie de Plotin, 13, 1.

[8] De Ver., q. 4, a. 4.

[9] Cf. ST, Ia-IIae, q. 27, a. 3. Déjà, l’Ancien Testament remarquait : « Tout être vivant aime son semblable » (Si 10,15). Et l’amour qui caractérisait la première communauté chrétienne, lui donnait « un seul cœur et une seule âme » (Ac 4).

[10] « L’intelligence obéit jour après jour, instant après instant, et ma volonté n’exerce jamais sur elle aucune action ». (Simone Weil, Attente de Dieu, coll. « Livre de vie », Paris, Seuil, p. 39). Et un spécialiste de Simone Weil, André Devaux, de commenter : « S. Weil reproche à Pascal, dont pourtant elle est si proche, d’avoir voulu chercher Dieu ou parier en sa faveur. L’intelligence n’est faite que pour refléter la vérité et la volonté ne doit servir qu’à nettoyer le miroir afin que le reflet soit de plus en plus pur et net ».

[11] « A Cybernetical Operational Re-proposal of the Aristotelian-Thomistic Theory of Intentionnality », Centre international d’études platoniciennes et aristotéliciennes, Energeia. Études aristotéliciennes offertes à Mgr. Antonio Jannone, Paris, Vrin, 1986, p. 322-349.

[12] Ibid., p. 346.

[13] Aristote, De l’âme, III, 2, 425 b 25-426 a 1, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 21972, p. 154.

[14] Ibid., III, 8, 431 b 21-23, p. 196.

[15] ST, Ia, q. 41, a. 2.

[16] Gabriel Marcel, Du refus à l’invocation, p. 37-38.

[17] Cf. Henri Bergson, Matière et mémoire, chap. 1.

[18] Le livre des sens, Paris, Grasset, 1991, p. 12.

[19] S. Thomas d’Aquin, Q.D. De veritate, q. 2, a. 2, corpus : « Dieu se connaît-il lui-même ? »

[20] Stanislas Breton, Matière et dispersion, coll. « Krisis », Grenoble, Jérôme Millon, 1993, p. 10 et 11.

[21] Ibid.

[22] Q.D. De Ver., q. 2, a. 2, corpus.

[23] Cursus theologicus, Ia p., dist. 16, art. 1.

[24] S. Thomas, Commentaire sur le De anima, L. II, l. 24.

24.3.2025
 

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