Philosophie critique de la connaissance. Le dogmatisme 2/2

2) L’argument du réductionnisme

On pourrait réfuer le dogmatisme par les conséquences : comme une intelligence humaine ne peut pas tout encercler, une pensée sytématique ou dogmatique absolue conduit au réductionnisme.

a) La part de vérité

L’avantage du réductionnisme est son opérationnalité, c’est-à-dire la capacité qu’il offre d’assurer la maîtrise du réel : il permet des interventions efficaces, de la production d’énergie jusqu’au traitement des cancers par radiothérapie. « Méthodologiquement, une science est réductionniste ou elle est condamnée à bloquer le processus de son propre déploiement. […] Même la méthode synthétique en science ne prend vraiment sens que sur le fond d’une analyse [1] ».

Le réductionnisme méthodologique et non seulement ontologique se heurte à quatre faits : la non linéarité car une solution complexe donnée n’est jamais donnée comme la sommation de solutions plus simples ; l’autoréférentialité (les processus itératifs en informatique, les boucles cybernétiques mais aussi la fractalité) qui est la propriété pour un système d’interagir avec lui-même et fait que la partie apparaît inséparable du tout, de sorte qu’il ne peut être atomisé ; la complexité car, par définition, elle refuse de réduire le tout à la somme de ses parties ; l’imprédictibilité (dans le domaine de l’infiniment petit mais aussi dans le domaine macroscopique, ainsi que le montrent les théories fractales).

b) Évaluation négative

Le systématisme de ces dogmatismes réductionnistes entraîne un effroyable réductionnisme.

C’est toute l’ère des « homonculismes » fustigée par Viktor Frankl [2] et dont il voit le signe dans le « ne…que » qui affecte ses assertions : non seulement la pensée réductionnisme dira que l’homme est pulsion, matière, etc., ce qui est acceptable sous un rapport, mais qu’il n’est que pulsion, matière, etc., ce qui est carrément faux. Un autre adversaire acharné de ces visions tronquées du monde est Arthur Kœstler qui a réuni un Congrès intitulé « Au delà des réductionnismes » et c’est là un combat qu’il mène dans ses ouvrages comme Les noctambules, Le cheval dans la locomotive, etc.

En effet, une pensée ne peut prétendre enserrer seule toute la complexité du réel qu’au prix de la réduction. Car au total l’homme ne connaît le tout de rien, comme nous aurons l’occasion de le redire dans un instant. Ce n’est donc qu’au prix d’une acrobatie intellectuelle qui a pour nom réductionnisme que l’intelligence de l’homme arrive à prétendre dire tout le réel et à croire cette illusion, mais elle paye son acrobatie du prix qu’est la vérité. Selon la formule tristement célèbre du sophiste Protagoras, « l’homme (et en l’occurrence ici son esprit) devient mesure de toutes choses [3] ».

Carl-Gustav Jung fustigait le réductionnisme en constant que l’étude des cathédrales gothiques fait partie de la minéralogie puisqu’elles sont faites en pierres ! « Ce n’est pas l’encre qui fait l’écriture, mais c’est la voix, la vérité solitaire de la voix, l’hémorragie de vérité au ventre de la voix [4] ».

Les débats actuels sur le mind-body problem ont malheureusement oublié la mise au point, par certains côté définitives de Bergson, lors d’un débat mémorable à la Société Françise de Philosophie, sur les errements de la conception positiviste réductionniste : il a montré que l’on ne peut expliquer un niveau de réalité supérieure comme la religion par une réalité inférieure comme l’organisme [5].

Ses inconvénients ne sont pas moindres dont le premier est la perte du sens, du moins d’une partie du sens. Là-dessus, Dominique Lambert me semble imprécis : selon lui, « la vision réductionniste évacue la question du sens [6] ». Mais qu’entend-il par sens, notion qu’il ne définit jamais ? Si le sens s’identifie à la finalité, en effet, le réductionnisme est « insignifiant », rend la réalité dénuée de sens. En revanche, si le sens est synonyme de signification, le réductionnisme explique la réalité à partir des causes formelle, matérielle et même, d’un certain point de vue efficiente (plutôt mécaniste). C’est d’ailleurs ce qu’affirme Lambert lorsqu’il accepte que le réductionnisme conserve une charge ontologique : « la science contemporaine […] atteint effectivement la réalité », même si elle « ne la saisit que par un regard qui la décompose et la réduit suivant une hiérarchie unifiée de niveaux s’emboîtant les uns dans les autres [7] ». Il semble au fond que Lambert définit le réductionnisme comme le postulat d’une réduction du sens au seul scientifique, le refus totalitaire d’une pluralité de discours notamment méta-scientifiques sur le réel.

D) Évaluation critique de la thèse

Distinguons dogmatisme absolu et dogmatisme modéré.

1) Côté sujet connaissant

L’homme est un être fini, limité (ce qui est une conséquence de son être de créature) et de plus faillible (ce qui est une conséquence de sa nature mixte, matérielle et spirituelle qui lui fait quémander la vérité dans le procès complexe, onéreux et donc fragile de l’abstraction des idées à partir du sensible, comme nous le verrons bientôt). L’errance fait partie de la condition de l’homme ; de même que personne ne dit cent pour cent d’erreur (ce qui nous invite à rechercher la vérité en tout lieu), de même nul esprit humain n’est infaillible (un saint Thomas a par exemple erré sur l’immaculée conception de Marie, l’épiscopat, ou l’incorruptibilité des astres, pour ne citer que quelques exemples parmi les plus classiques). Et il y a comme un vœu infantile de toute-puissance mal liquidé dans la tentation de systématisme.

2) Côté objet connu

Il y a des réalités par nature insondables et secrètes. C’est déjà le cas par exemple d’évènements futurs qui sont contingents (fera-t-il beau dans un mois à Acapulco où j’ai décidé de partir en vacances ?) ; mais c’est plus encore le cas de ce mystère qu’est le cœur d’une personne qu’aucune psychanalyse n’épuisera jamais. La scolastique aimait répéter à la suite d’Aristote que « l’individu est ineffable ». Aucun concept, la science de toute une vie, de toute l’humanité elle-même ne saurait épuiser la nature d’un individu (même non humain, mais surtout humain). Newton disait modestement : « Sur la vaste plage du savoir, je n’ai considéré qu’un galet ».

Pascal Ide

[1] Dominique Lambert, Sciences et théologie. Les figures d’un dialogue, coll. « Donner raison » n° 4, Bruxelles, éd. Lessius, coll. « Connaître et croire », Namur, Presses Universitaires de Namur, 1999, p. 23.

[2] Cf. Viktor Frankl, La logothérapie et son image de l’homme, trad. Joseph Feisthauer, Paris, Resma Edition, 1974.

[3] Cf. par exemple Platon, Cratyle, 386 a et Théétète, 152 a ; Aristote, Métaphysique, A, 1, 1053 a 35 et surtout K, 6, 1062 b 12-15.

[4] Christian Bobin, L’inespéré, Paris, Gallimard, 1994, p. 38.

[5] Henri Bergson, « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive », Mélanges, Paris, p.u.f., p. 463-502.

[6] Ibid., p. 17. Affirmation souvent reprise dans son ouvrage par ailleurs excellent.

[7] Ibid., p. 25. Souligné dans le texte.

19.6.2023
 

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