Par devoir, par plaisir ou par bonheur (6e dimanche du Temps Ordinaire — Année C, 13 février 2022)

« Heureux » ou plutôt « bienheureux ». Tel est, dans l’évangile selon saint Luc (cf. Lc 6,20) et, plus encore dans l’évangile selon saint Matthieu (cf. Mt 5,3), le premier mot que Jésus adresse à tous les hommes. Rien d’une évidence ! Pendant des siècles, le premier mot de la morale chrétienne fut « devoir » et aujourd’hui, celui de la morale courante est « plaisir ».

 

Pour y voir clair, faisons un peu d’histoire. Chez les philosophes païens, la morale est avant tout une morale du bonheur. Par exemple, si vous ouvrez un ouvrage qui a profondément marqué l’Occident, l’Éthique à Nicomaque, rédigée par Aristote au ive siècle avant le Christ, vous découvrez que le premier des dix livres le composant est consacré au bonheur, comme le dernier d’ailleurs : la félicité est l’alpha et l’oméga de la vie humaine. La raison en est profonde : l’éthique (du grec éthos, « mœurs ») se présente comme la « science » de l’agir humain. Or, une action humaine vise une fin et l’atteint par des moyens adéquats. Et cette fin n’est rien d’autre que le bonheur. Voilà pourquoi le bonheur est inscrit au frontispice de la morale. Le devoir, lui, ne vient qu’après : c’est, avec la vertu, le moyen qui permet de ne pas se tromper de chemin. Par exemple, le devoir de ne pas mentir se fonde sur le fait que l’homme est fait pour la vérité ; s’il se met à mentir, il se détourne donc du véritable bonheur, il se trompe de félicité.

Les Pères de l’Église qui sont des grands lecteurs des philosophes grecs ou latins se sont émerveillés de constater la convergence entre l’éthique païenne et celle de l’Évangile. Ainsi, en commentant le Sermon sur la montagne, saint Augustin ne manque pas de souligner que le premier mot prononcé par Jésus s’adressant aux foules (et, en saint Luc, à ses disciples) est « beati », « bienheureux ». Ensuite, il observe également que, plus loin (Mt 5,21 s), Jésus reprend les différents commandements du Décalogue : loin d’abolir la loi, la morale des béatitudes l’accomplit (cf. v. 17), c’est-à-dire l’assume et la renouvelle de l’intérieur. Donc, redisons-le, pour la morale chrétienne, le bonheur est au devoir ce que la fin est au chemin. Saint Thomas d’Aquin et les autres grands Docteurs médiévaux s’inscriront dans le sillage de la Tradition, biblique et patristique, et enrichiront encore cet héritage.

Alors, comment se fait-il que notre éthique évangélique ait si profondément changé que le terme « bonheur » disparaisse et que lui soit substitué celui de « devoir », avec toutes les conséquences délétères que cela comporte ? Sans entrer dans trop de détail [1], disons que tout a basculé au xive siècle, notamment sous l’influence d’un franciscain, Guillaume d’Occam. En fait, c’est le regard même sur Dieu qui a changé. Dans la Bible, comme chez les Pères de l’Église et les saints Docteurs médiévaux, Dieu est avant tout celui qui a tout fait « avec sagesse et par amour », comme le dit la quatrième prière eucharistique. Sa puissance est donc mesurée par sa sagesse et par son amour. Guillaume d’Occam, lui, va mettre en avant, la toute-puissance divine, lui subordonnant la vérité et sa bonté. Dès lors, le bien à faire (la morale) devient arbitraire. Pour reprendre le même exemple, si le Décalogue prescrit « Tu ne mentiras pas », c’est parce que Dieu l’a décidé et non pas d’abord parce que c’est bon, c’est-à-dire conforme au bien de notre nature humaine.

La conséquence sera radicale pour l’éthique chrétienne. Dorénavant, les manuels de morale ne s’ouvriront plus sur un traité du bonheur, mais seront structurés en fonction des devoirs : devoirs envers Dieu, envers le prochain et, dans le meilleur des cas, envers soi-même. Le maître-mot devient : « Tu dois », « il faut ». Cette éthique du devoir va nous structurer en profondeur, faisant le lit de ce rigorisme qu’est le jansénisme. Une des conséquences toxiques est que, en agissant par devoir, le chrétien est secrètement mû par la peur : celle d’être puni s’il transgresse ce qu’il doit.

 

Notre époque a bien tiré les leçons de cette inflation de la morale du devoir qui est largement passée dans la morale laïque professée dans les écoles de la République au xixe et au xxe siècle. Pour une part, la révolution soixante-huitarde est une réaction à son encontre. Détrônant cette éthique rigoriste et psychorigide, elle a institué une morale du plaisir. Désormais, l’unique critère de choix est de maximiser sa jouissance, l’unique mot d’ordre est : « Enjoy yourself ». Mais, pas plus que l’éthique du devoir, l’éthique hédoniste (du grec hédonè, « plaisir »), qui en est l’envers réactif, ne rend heureux. Prendre le plaisir comme unique critère de moralité, d’abord nous centre sur nous-même (vivre uniquement pour le plaisir, c’est vivre pour son plaisir), ensuite nous borne à ce qui est sensible (toute différente est la joie spirituelle, par exemple, d’aimer l’autre pour lui-même, de servir fidèlement ou de contempler la vérité) et enfin, nous rend addict, faisant de la souffrance et de toute frustration le mal absolu à conjurer.

 

En fait, l’histoire de la morale chrétienne ne s’arrête pas là. À Vatican II, les travaux préparatoires ont soumis aux Pères conciliaires, conscients de cette limite de l’éthique du devoir et de sa dérive à l’égard de l’Écriture et de la Tradition, une ébauche de texte sur la morale. Mais encore trop inspiré par ce légalisme, heureusement (sic !), il est resté dans les tiroirs. L’on doit à deux coups de génie de saint Jean-Paul II – aidé du travail des théologiens moralistes – de nous avoir tiré de cette dramatique impasse. Tout d’abord, en 1992, ce pape providentiellement spécialiste de morale publia le Catéchisme de l’Église catholique. Or, dans sa partie morale, la troisième, il retrouve l’ordre traditionnel : l’appel au bonheur ouvre toute la morale. L’année suivante, dans Veritatis splendor, la première encyclique consacrée à la morale fondamentale, il explique les raisons de ce choix. La première partie de cette lettre commente la rencontre de Jésus et de l’homme riche. Or, la question de celui-ci porte sur la fin, c’est-à-dire sur le bonheur : « Maître, que me faut-il faire pour avoir la vie éternelle ? » (Mc 10,17). Et c’est seulement après, dans la réponse de Jésus, que sont énoncés les « commandements » (v. 19). Ainsi, nous retrouvons l’ordre si précieux : bonheur (en premier) ; commandement (en second). Désormais, la motivation change du tout au tout : la personne n’agit plus par crainte de mal faire, mais par désir de bien faire. Plus encore, par amour. En effet, Jésus invite l’homme riche à donner aux pauvres. Plus précisément, il est d’abord dit que « Jésus posa son regard sur l’homme et l’aima » ; et ce n’est qu’après qu’il lui conseille de donner (v. 21). En effet, le chrétien ne peut aimer que parce que d’abord, en premier, il se sait follement et inconditionnellement aimé.

 

En ce jour, frères et sœurs, nous nous trouvons face à trois voies possibles : le devoir, le plaisir ou le bonheur. Autrement dit, nous avons le choix entre trois motivations : la peur, la jouissance ou l’amour. Et donc, comme le dit saint Bernard, entre trois attitudes : celle de l’esclave, celle du mercenaire ou celle du fils. Dit encore autrement, nous sommes face aux trois exemples décrits par la parabole de l’enfant prodigue : celle du fils aîné, celle du fils prodigue, celle du père riche en miséricorde, qui est aussi celle du Fils qui raconte la parabole, Jésus. Le fils aîné a oublié que « tout ce qui est à moi est à toi » et se corsète dans sa rigidité et sa peur ; le fils prodigue oublie aussi son Père et s’effondre dans un hédonisme compulsif et vide ; Jésus qui, se sachant aimé d’un « si grand amour » par son Père (Ép 2,4), peut aimer à son tour « jusqu’à l’extrême » (Jn 13,1).

Concrètement, pourquoi sommes-nous ici à la messe ce dimanche ? Seulement par plaisir de chanter, d’écouter une homélie qui nous plaît, de rencontrer des personnes sympathiques ou de recevoir un cadeau de Dieu ? Mais, si ce n’est pas le cas, combien de temps serons-nous persévérants ? Seulement par devoir et donc par peur et culpabilité que Dieu ne nous punisse de manquer de fidélité ? Et si nous venions par amour ? Pour dire au Bon Dieu que nous l’aimons ? Et non pas seulement ou du moins d’abord pour recevoir de lui quelque don ? Bienheureux celui qui emprunte le chemin de l’amour, c’est-à-dire du don de soi, à Dieu, au prochain et à soi-même.

 

Esprit-Saint, tu ne cesses de chasser l’égoïsme et la culpabilité de nos cœurs pour faire de nous des fils qui agissent par amour du Père à l’image du Fils. En l’attente de la Saint-Valentin, renouvelle en nous cette charité pour que nous accédions au bonheur durable et profond. « Et voici la preuve que vous êtes des fils : Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs, et cet Esprit crie « Abba ! », c’est-à-dire : Père ! Ainsi tu n’es plus esclave, mais fils, et puisque tu es fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu » (Ga 4,6-7).

Pascal Ide

[1] Vous trouverez les références dans Pascal Ide, « Vingt siècles de christianisme. Quel héritage ? Un bref parcours de théologie morale », Coll., Et l’homme dans tout ça ?, Actes du Congrès européen d’éthique à Strasbourg, 27-29 mai 2005, Saint-Légier (1806 Suisse), Éd. Emmaüs, 2006, p. 85-109. Le texte est sur le site.

13.2.2022
 

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