Nudge. Une aide à la guérison des blessures de l’intelligence

Si le prix Nobel d’économie 2002 Daniel Kahneman a découvert cette blessure de l’entendement qu’est le biais cognitif, on doit à un autre prix Nobel d’économie (2017), Richard Thaler d’avoir proposé une méthode (parmi d’autres) pour en sortir [1]. Il lui donne le nom anglais nudge, ce qui signifie à la fois « coup de coude » (au sens où l’on pousse discrètement quelqu’un du coude pour attirer son attention sur quelque chose), ou « coup de pouce » (au sens d’aide ou d’encouragement, comme la maman éléphant qui pousse doucement son éléphanteau par la trompe). Bref, le nudge est « la méthode douce ».

Voyons plus précisément en quoi consiste ces nudges (1), notamment en réfutant l’objection majeure qu’on lui porte, la manipulation (2), avant d’en étudier la raison d’être (3), les modalités d’exercice (4) et d’en proposer une réinterprétation philosophique (5).

1) Qu’est-ce que le nudge ?

Donnons-en différents exemples avant de conclure inductivement à sa nature.

a) Les cantines de Caroline

Directrice de centaines cantines scolaires nourrissant des centaines de milliers d’enfants dans une grande ville, Carolyn, diplômée en nutrition et créative, souhaiterait améliorer la diététique des repas. Mais comment influencer les choix des enfants qui sont peu sensibles à ces sujets et, en revanche, très intéressés par la nourriture ? Lui vient l’idée qu’elle pourrait jouer sur l’ordre de présentation des aliments : mettre les desserts au début du comptoir ou bien à la fin ; placer à hauteur de regard des enfants les frites ou bien les carottes rapées ; faire une queue séparée pour avoir accès aux sucreries. Elle donne alors des instructions aux responsables des cantines. Résultat : la consommation des aliments pouvait varier jusqu’à 25 % par la seule modification de la présentation. Carolyn, conclut Thaler, est « une architecte du choix » : en organisant le contexte, elle influence la décision sans la forcer [2].

b) Les mouches de Kieboom

Passons de l’alimentation à l’excrétion. Un économiste, Aad Kieboom, est responsable du développement immobilier à l’aéroport de Schiphol, à Amsterdam. Les personnes en charge de la maintenance ont constaté, ici comme cela est vrai ailleurs, que les toilettes masculines ne sont pas des modèles de propreté, du fait non pas des équipes de nettoyage, mais des usagers, à savoir le contrôle du jet urinaire ! L’idée est venue de dessiner au fond de chaque urinoir une grosse mouche. Dès lors, d’inattentif, l’homme est devenu attentif et a grandement amélioré sa précision. Le résultat ne s’est pas fait attendre : les « dessins réduisent les éclaboussures de 80 % [3] ». Kieboom a donné un « coup de pouce » à la bonne décision masculine.

c) L’option par défaut

Quand nous achetons un nouveau téléphone portable, nous devons poser un certain nombre de choix. Et plus l’appareil est perfectionné, plus nombreuses sont les options, de l’écran d’accueil à la sonnerie, en passant par le mot de passe. Mais, les marchands le savent bien, les utilisateurs n’ont ni le temps ni d’intérêt à entrer dans tous ces détails. Comment choisir sans contraindre le propriétaire du smartphone ? Nous connaissons la réponse qui est aisément généralisable à de très nombreux outils informatiques aujourd’hui : l’option par défaut. L’usager est donc disposé à agir par le nudge.

d) Le ralentissement des voitures par illusion d’optique

L’une des plus belles voies urbaines du monde, Lake Shore Drive, qui offre une vue extraordinaire sur les superbes gratte-ciel de Chicago, depuis les rives du Michigan, est aussi l’une des plus dangereuses : elle comporte une série de virages serrés en S que, au lieu de se limiter à 25 miles à l’heure (soit 40 km/h), le conducteur aborde à plus haute vitesse et où certains chauffeurs trouvent la mort. Or, les autorités ont trouvé un moyen ingénieux de lever le pied : ils ont tracé sur la chaussée une série de bandes blanches orthogonales à l’axe qui, au début, sont régulièrement espacées au début et, au fur et à mesure où le virage dangereux se rapproche, se rapprochent ; mais la célérité est le quotient de la distance sur le temps ; le chauffeur perçoit donc que la vitesse de son véhicule augmente alors qu’elle ne change pas ; par réaction, il ralentit et ainsi aborde le virage à la vitesse convenable. Ayant été encouragé à ralentir sans pour autant être contraint (par exemple par des ralentisseurs tactiles) ni exhorté, le conducteur a donc bénéficié de l’influence douce.

e) Conclusion

Nous le voyons donc, ces exemples présentent quatre points communs. Primo, le comportement d’une personne a été influencé par une autre. Secundo, cette influence était non pas utilitariste, mais désintéressée : elle cherchait le bien non pas de l’influenceur, mais de l’influencé potentiel. Tertio, n’a pas été une contrainte, mais une douce pression le disposant à agir. Quarto, cette influence s’est incarnée non pas dans une parole même incitative ou persuasive, mais dans un changement de l’environnement : la réorganisation externe du milieu a induit une réorganisation interne de l’action. Tel est donc le nudge : une disposition incitant la liberté à agir ; plus précisément, une modification du milieu invitant la liberté à s’améliorer.

2) L’objection au nudge et le paternalisme libertaire

a) Objection

Cette description et cette définition vous ont peut-être séduits. Elles sont aussi peut-être suscités une crainte en vous. Nos contemporains sont particulièrement sensibles au respect de sa liberté. Et celle-ci s’identifie au (ou s’incarne dans le) choix. Le mantra libertaire « Laissez choisir » s’oppose donc à toute réduction des options. Voire, l’État doit se mettre au service de la maximisation des choix. Or, le nudge oriente le choix, donc le limite. Même s’il adopte une méthode douce, il est paternaliste. Donc, le nudge est au mieux, contraire à la liberté, au pire, est manipulateur.

b) La triple réponse de Richard Thaler

Thaler répond triplement à cette objection d’importance.

Tout d’abord, les partisans du « laissez-choisir » se fonde sur une hypothèse erronée : ils postulent que « nous prenons presque tous, presque tout le temps, des décisions conformes à nos intérêts, ou, au moins, meilleures que celles qui seraient prises en notre nom par quelqu’un d’autre [4] ». Or, cette hypothèse est fausse, car la personne est éminemment faillible. Nous reviendrons sur ce postulat anthropologique qui est la raison d’être même du nudge. Quoi qu’il en soit, nous ignorons souvent ce qui est bon pour nous et, même si nous le savons, nous procrastinons pour l’accomplir. C’est ce que montre, par exemple, notre alimentation, mais aussi notre incompétence dans la gestion des outils informatiques et de beaucoup d’artefact.

Ensuite, la difficulté se fonde sur une première erreur de raisonnement : « croire qu’il est possible d’éviter d’influencer les choix que font les individus [5] ». En effet, l’acte qui est spécifié par son objet se s’incarne aussi dans un environnement, c’est-à-dire un contexte. Or, celui-ci est indéterminé. Loin de pouvoir demeurer neutre, le décideur incarne son choix intérieur dans des choix extérieurs. Pour reprendre le premier exemple, le responsable de la cantine ne peut pas ne pas décider du premier plat qui se présente. Or, nous l’avons vu, celui-ci décide de toute une attitude alimentaire pour l’enfant.

Enfin, l’objection se nourrit d’une seconde faute de raisonnement : « croire que le paternalisme se traduit toujours par une coercition [6] ». Mais nous avons insisté dans la présentation des quatre exemples ci-dessus pour souligner combien l’action de l’influenceur est respectueuse de la liberté : non seulement, elle ne passe jamais par une parole rhétorique de séduction, mais elle passe par une modification de l’environnement.

c) Une quatrième réponse

J’ajouterai une troisième erreur de raisonnement concernant non plus l’existence du choix ou sa contrainte (la cause efficiente), mais son intention (la finalité). L’objecteur pense que l’autorité qui a édicté la règle privilégie ses propres intérêts, voire veut instrumentaliser l’autre. Mais cette suspicion à l’égard de la bienveillance de l’instance hiérarchique – qui est un jugement portant sur leur intention – est un postulat, voire provient d’un biais cognitif que l’on rencontre constamment dans les postures conspirationnistes dont nous reparlerons.

d) Conclusion

Au total, l’économiste américain oppose à la crainte libertaire l’expression paradoxale « paternalisme libertaire ». Outre son aspect « rebutant » qu’il reconnaît, cet oxymore ne me semble guère utile. L’idée suffit.

3) Pourquoi le nudge ?

D’un mot, le nudge est le moyen proposé par Thaller pour guérir l’intelligence blessée par les biais. En particulier dans le domaine pratique où les décisions biaisées sont les plus coûteuses (et pas seulement ni d’abord en termes d’argent).

En effet, le disciple de Daniel Kahnemann a appris la leçon principale de son maître : fonctionnant le plus souvent à l’inconscience et à l’automatique, c’est-à-dire au Système 1, l’intelligence ne se contente pas de se tromper, mais ignore qu’elle se trompe [7]. Mais elle ne guérit qu’en prenant conscience et en devenant attentive à ses intuitions erronées, c’est-à-dire en passant au Système 2.

Or, la sortie d’un mauvais pli pose un problème. De prime abord, elle ne peut ni se faire ni du dehors, puisque ce serait faire violence, ni du dedans, puisque l’habitude est une seconde nature, une liberté retournée en nature. Elle doit donc à la fois venir de l’extérieur et opèrer en douceur, sans contrainte.

Or, tel est le propre du nudge que de posséder ces deux caractéristiques : apporter une lumière et une impulsion et s’inscrire dans la continuité du sujet. Par conséquent, il permet de passer du Système 1 au Système 2. Autrement dit, il peut participer à la sanation de l’intelligence grippée par le biais cognitif.

4) Comment le nudge ?

a) En général

Partant de là, il faudrait rentrer dans le détail de la mise en œuvre des nudges. C’est ce que Thaler fait en les appliquant [8] aux questions économiques comme l’épargne (chap. 6), l’investissement (chap. 7) ou le crédit (chap. 8), médicales, comme l’assurance vieillesse (chap. 9) ou la réforme de l’assurance maladie (chap. 10), éthiques et sociétales comme le don d’organe (chap. 11), l’écologie (chap. 12) et le mariage (chap. 13).

b) Un exemple : rendre le don effectif

Pour donner un peu de chair à son propos, donnons un exemple de nudges [9].

Beaucoup de personnes disent : « Demain, je donnerai plus » ou simplement « Je donnerai ». Or, cette formulation camoufle une blessure de l’intelligence ici pratique. En effet, nous avons vu que cette blessure décisionnelle provient d’une distorsion entre ce que le système 2 ou réflexif affirme (« Demain, je donnerai plus ») et ce que le système 1 ou automatique réalise (la bonne intention ne se concrétise pas).

En fait, ce qui paralyse souvent la personne est souvent la hauteur de la marche à franchir : leur désir de donner est fixée à une certaine somme, et elle estime qu’elle ne peut le faire tout de suite. La solution consiste donc à proportionner le premier acte, abaisser la marche le plus possible jusqu’à rendre possible le premier pas tout de suite.

Un nudge simple permet donc de remédier à cette blessure : « demander aux gens s’ils aimeraient donner une somme modeste à une œuvre qui leur tient à cœur, en commençant très rapidement, puis s’engager à augmenter leur don tous les ans ». Par exemple, « il leur suffirait de passer l’agumentation un coup de fil ou d’écrire un bref courriel, à tout moment, pour sortir du système [10] ».

Une expérimentation pilote en collaboration avec un important organisme caritatif a testé ce dispositif et en a montré l’efficacité immédiate et durable [11].

5) Interprétation philosophique

Ce concept de nudge est riche de toute une vision philosophique. Sans prétendre en rien être exhaustif, nous soulignerons plusieurs points.

a) Une aide à la guérison de l’intelligence

Ce qui rend la blessure (de l’intelligence, comme toute autre blessure) si difficilement curable est son habitude. En effet, nous établissons ailleurs que le Système 1 est au Système 2 ce que l’intellect comme habitus ou plutôt comme habitude est à l’intellect comme acte. Or, nous venons de le voir, le nudge est un moyen qui permet de dénouer l’habitude blessée.

b) La douceur

Nous avons montré que la douceur n’est pas seulement ni d’abord la partie de la tempérance modérant la colère, mais, plus généralement, la vertu des petits pas [12]. Or, le nudge est cette poussée ou cette inspiration qui se proportionne de manière idoine au sujet pour le conduire vers son bien qu’est la guérison de ses biais cognitifs.

c) Le sens de la finalité

Nous avons vu que Thaler interprétait le nudge comme un « paternalisme libertaire ». Peu importe ici la lourdeur de l’expression. En tout cas, ces deux notions englobent l’acte humain : en son pôle efficient et en son pôle final. Et les blessures les plus fréquentes et les plus coûteuses sont les biais affectant les décisions, donc nos opérations. Or, en tant qu’il est libertaire, le nudge se proportionne à la liberté (la cause motrice). En tant qu’il est paternaliste, il propose sans imposer du dehors (la dite autorité paternelle) une finalité, c’est-à-dire un bien que l’intelligence blessée ne voit plus ou ne croit plus pouvoir atteindre. Donc, le nudge réintègre la téléologie (donc le sens) dans l’éthique.

Ce faisant, il permet aussi de sortir d’une

d) L’idolâtrie de l’autonomie

Les Lumières se nourrissent d’un idéal d’autonomie qui devient une idole lorsqu’il est absolutisé et surtout nie la vérité de nos actes. En effet, nous croyons souvent que nous prenons les meilleures décisions. Or, les exemples ci-dessus et tant d’autres attestent le contraire. Mais, en introduisant un point de vue extérieur bienveillant (paternalisme) et respectueux ou doux (libertaire), le nudge montre combien nous avons besoin d’être éclairé et aidé dans de nombreuses actions. Il permet donc de sortir de l’optimisme idéalisant et tout-puissant d’une liberté et d’une raison souveraines, sans sombrer dans le pessimisme cynique d’une liberté aliénée à ses conditionnements, voire liée par ses déterminismes. Et il le fait par la médiation d’un autre, donc d’une hétéronomie, voire d’autrui, donc dans une relation dialogale.

e) Les circonstances

L’acte humain est mesuré par son objet, son intention (sa fin) et ses circonstances. Or, si l’éthique étudie volontiers les deux premiers critères de moralité, elle ne développe guère le troisième. Mais nous avons vu que le nudge joue subtilement sur l’environnement, donc sur ce qui est autour – ce que signale l’étymologie même de circonstance (littéralement : « ce qui se tient autour »). Par exemple, c’est l’ordre de présentation des plats (donc le lieu, donc la circonstance « ubi ») qui va impulser un changement dans l’acte. Nous retrouvons ainsi une suggestion plusieurs fois émise sur le site : le nudge invite à une conception plus systémique de l’éthique, qui pour autant n’affaiblit pas l’approche personnelle (et personnaliste).

Pascal Ide

[1] Cf. Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, trad. Marie-France Pavillet, Paris, Vuibert, 2010. Brève synthèse de Daniel Andler, « Logique, raisonnement et psychologie », Jacques Dubucs et François Lepage (éds.), Méthodes logiques pour les sciences cognitives, coll. « Langue, raisonnement, calcul », Paris, Hermes, 1995, p. 25-75 (repris dans Daniel Andler [éd.], Introduction aux sciences cognitives, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 22004, p. 315-405).

[2] Ibid., p. 3. Cf. p. 1-3.

[3] Ibid., p. 4.

[4] Ibid., p. 9-10.

[5] Ibid., p. 10.

[6] Ibid., p. 11.

[7] Sur la profondeur de la blessure de l’intelligence, cf. site pascalide.fr : « La profondeur de la blessure de l’intelligence. Une image ».

[8] Nous suivons le plan des deuxième et troisème parties du livre de Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge.

[9] Nous empruntons ces exemples à Ibid., chap. 14 : « Douze petits nudges ». Pour d’autres idées de mininudges, cf. site : www.nudges.org

[10] Richard Thaler et Cass Sunstein, Nudge, p. 217.

[11] Cf. Anna Breman, « Give more tomorrow. A Field experiment on intertemporal choice in charitable giving”, Job Market Paper, Stockholm University, 7 novembre 2006. Accessible en ligne sur le site consulté le 24 novembre 2023 : https://www.gate.cnrs.fr/afse-jee/Papiers/218.pdf

[12] Cf. Pascal Ide, « La douceur, vertu des petits pas », Sources vives. Violence et douceur, 114 (Carême 2004), p. 117-133.

21.12.2023
 

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