Mademoiselle de la Ferté, une célibataire secrètement riche de vertus

Le roman de Pierre Benoît, Mademoiselle de la Ferté, nous conte l’histoire d’une célibataire. L’intention de l’auteur est morale, voire spirituelle, à en juger par l’incipit : « Que sont nos actes, nos pauvres actes ? Il est éternel, le subtil mythe des Persans. Ormuzd et Ahriman continuent à se disputer les créatures humaines. Nous sommes les champs de bataille mystérieux où s’affrontent ces adversaires, sans qu’on puisse jamais savoir lequel des deux aura été le vainqueur. Où est l’ombre ? Où est la blancheur ? Telle chose que l’on prend pour l’œuvre d’un réprouvé, n’est-elle pas au contraire le fait d’un saint ? En bien comme en mal, ne jugez jamais, vous qui avez, la plupart du temps, un si fort intérêt à ne pas être, à votre tour, jugés [1]? » De fait, l’héroïne semble une femme, certes éprouvée, voire trahie, mais aussi dure : dès avant même d’être délaissée par son fiancé, elle manifeste une force de caractère et un réalisme qui fait fi de tout sentiment, autant à son égard qu’à l’égard d’autrui. Manifestement, le romancier fut fasciné par ce personnage qu’il a créé avec beaucoup de vérité. Cependant, le lecteur découvrira progressivement quels trésors de générosité sont recélés dans son cœur sans heureusement y être scellés. En effet, après avoir lu le tout commencement du livre, reportons-nous à son terme. Il s’achève ainsi :

 

« Ainsi vécut, ainsi mourut, cette fille qui, épouse et mère, eût été sans doute le modèle des mères et des épouses. Sa fortune entière fut convertie par testament en bonnes œuvres, notamment en petites dots de quinze à vingt mille francs, qui devaient chaque année permettre à une dizaine de jeunes filles pauvres de trouver un mari [2] ».

 

À l’instar du Soulier de satin, mais quelques degrés en-deçà de génie, nous retrouvons la thèse selon laquelle les chemins du salut nous échappent, mais n’échappent pas à Dieu (« Dieu écrit droit avec des lignes courbes », dit un proverbe portugais cité par Claudel en exergue de sa pièce).

Mais ne peut-on proposer aussi une lecture plus psychosociologique de ce roman et, ainsi, lui trouver une actualité inattendue ? En effet, nous savons combien le célibat est aujourd’hui un fait fréquent et un fait douloureux. Or, Mademoiselle de la Ferté est une solo (« Mademoiselle ») décrite avec assez de réalisme concret pour demeurer un roman, et avec assez de finesse et de profondeur pour atteindre l’universel et donc rejoindre notre temps. Précisément, la narration de Pierre Benoît présente le double intérêt de fournir des explications au célibat de son héroïne et de ne jamais la juger, voire, d’en montrer la grandeur.

 

En l’occurrence, Anne de la Ferté présente un certain nombre de traits de caractère qui expliquent pourquoi elle ne s’est pas mariée. Déclinons-en quelques-uns :

– très cérébrale, elle nie ce qu’elle ressent. Ainsi elle prend conscience qu’elle n’a pas déjeuné, non pas en ressentant la faim, mais seulement en voyant du lait [3].

– forte femme, elle ne montre pas ses faiblesses : « On eût dit que, dès sa plus lointaine enfance, la source des larmes avait été tarie chez Mlle de la Ferté [4] » ; « Pour rien au monde, elle n’eût avoué à personne son angoisse [5] ».

– elle est animée par un grand sens de la justice. « On peut toujours différer le moment où l’on reçoit de l’argent, pas celui où l’on doit en donner [6] ». C’est ce que l’on observe lorsqu’elle accepte que son fiancé, Jacques de Saint-Selve, parte un an à Port-au-Prince, alors qu’elle est en droit de craindre le pire – pire qui, d’ailleurs, arriva, à savoir sa rupture de fiançailles et son mariage avec une autochtone : « Je tiens à ce que personne chez toi ne puisse me reprocher de t’avoir détourné de ta destinée naturelle ». Je tiens « à ne pas me mettre dans mon tort [7] ».

– elle est à ce point solitaire que l’on ne compte plus le nombre de fois où on la taxe de sauvage, de sa mère au curé de Dax. Par exemple : « Ma pauvre enfant, savez-vous que vous devenez d’une sauvagerie qui me fait peur [8] ? »

– elle n’est pas tant incapable de pardonner qu’habitée par le désir d’aller jusqu’au bout de sa vengeance : « le pardon des injures n’était pas, à cette époque, au nombre des mérites dont eût pu songer à se prévaloir Mlle de la Ferté [9] ».

– le trop grand sérieux : « Pas un pli […] ne vint déranger ce visage où la précoce gravité contrastait de façon si bizarre avec la jeunesse [10] ».

– et, derrière ce besoin radical de justice jusque sous la forme violente qu’est la vengeance, l’on découvre une incapacité à supporter quelque injustice que ce soit. C’est cette raison qui la pousse à s’écrier dans un cri à sa mère : « mille fois plutôt rester fille que de risquer d’épouser… [11] ». C’est aussi elle qui, lorsqu’elle se présente à sa rivale, c’est-à-dire à « son adversaire », Galswinthe, la conduit à répéter, d’une manière presque enfantine : « Vous êtes sur ma propriété [12] ».

Qu’elle soit « légaliste » ou « petit chef » selon l’ennéagramme, cette maîtresse-femme aime maîtriser, mais surtout ne pas être maîtrisé. Et il n’est pas jusqu’à son regard sur Dieu qui ne soit influencé par cette attitude générale. Ainsi, Anne de la Ferté répond à l’abbé Lafitte, curé de Dax, à propos du pardon qu’elle ne veut pas donner : « Monsieur le curé, croyez-vous sérieusement que Dieu ait le loisir de s’occuper d’aussi piètres choses [13] ? »

 

Certes, ces traits psychologiques font le lit du péché d’orgueil : « Anne était précisément en train de se demander si elle n’avait pas commis le péché d’orgueil en laissant cet enfant de vingt-deux ans [Jacques] aller vivre si loin d’elle, toute une année [14] ».

Mais, plus encore, ils s’enracinent dans une mésestime de soi inavouée, qui ne fera que s’accentuer quand Jacques lui préfère Miss Galswinthe Russell. Un aveu transparaît, un bref instant, lorsqu’Anne ose demander, avec émotion (elle lui prend la main), à Isabeline, la fermière si Galswinthe est plus jolie qu’elle elle [15]. De même, lorsque Galswinthe écrit à son amant, il lui « était impossible […] de ne pas constater qu’une heure de froid silence suivait implacablement le départ de chacune de ses lettres [16] ». Le curé ne s’y trompe pas qui, après avoir enveloppée Anne de la Ferté « d’un long regard compatissant », lui dit :

 

« Le devoir, vous avez fait le vôtre, mon enfant, et bien au-delà de ce qu’on pouvait songer à vous demander. A présent, écoutez-moi. J’ai connu tous vos parents, votre père, qui n’a pas eu de chance, votre mère, qui a été tout près d’être une sainte. Ils sont morts. Je sens que c’est à moi de vous parler en leur nom, et je vous dis : pensez à vous ».

 

Mais Anne lui répond en toute sincérité : « Je ne comprends pas, monsieur le curé [17] ». Nos traits de caractère les plus profonds ou nos plis acquis les plus blessés constituent souvent nos angles morts ou nos taches aveugles.

 

Toutefois, loin d’en demeurer à ce constat pessimiste, le roman s’attarde discrètement, mais bien réellement sur les vertus insoupçonnées de son héroïne. Et tel est le véritable sens du roman de Pierre Benoît :

– sa générosité dans le service de l’Église ;

– sa fidélité en amour. Un moment, Galswinthe demande à l’abbé Lafitte si Anne a beaucoup aimé Jacques : « Oui, beaucoup », lui fut-elle répondu [18].

– sa capacité à finalement surmonter sa haine vengeresse vis-à-vis de Galswinthe Russell, l’épouse de son ex-fiancé, jusqu’à accepter qu’elle vienne loger chez elle, à la Crouts ;

– sa générosité, son dévouement, jusqu’à la fin. C’est ce qu’attestent les dernières paroles du livre citées ci-dessus. Relisons ces lignes aussi compatissantes qu’espérantes :

 

« Ainsi vécut, ainsi mourut, cette fille qui, épouse et mère, eût été sans doute le modèle des mères et des épouses. Sa fortune entière fut convertie par testament en bonnes œuvres, notamment en petites dots de quinze à vingt mille francs, qui devaient chaque année permettre à une dizaine de jeunes filles pauvres de trouver un mari [19] ».

Pascal Ide

[1] Pierre Benoît, Mademoiselle de la Ferté, Paris, Albin Michel, 1923, p. 7.

[2] Ibid., p. 319.

[3] Cf. p. 40.

[4] Ibid., p. 49.

[5] Ibid., p. 63.

[6] Ibid., p. 26.

[7] Ibid., p. 56.

[8] Ibid., p. 159.

[9] Ibid., p. 30.

[10] Ibid., p. 25.

[11] Ibid., p. 29.

[12] Ibid., p. 115.

[13] Ibid., p. 70.

[14] Ibid., p. 63.

[15] Ibid., p. 93.

[16] Ibid., p. 148.

[17] Ibid., p. 235-236.

[18] Ibid., p. 243.

[19] Ibid., p. 319.

22.12.2022
 

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