Louis Bouyer, La décomposition du catholicisme, Présentation et plan 1/3

Introduction

Objet

En 1968, le théologien oratorien Louis Bouyer a écrit un bref pamphlet sur les dérives de la théologie dans l’immédiat après-Concile [1]. Dans son calembour, le titre – La décomposition du catholicisme – ou plutôt le premier substantif dit tout : à la fois le processus général d’analyse, en l’occurrence, entre les deux tendances contraires que sont le progressisme et l’intégrisme, et le processus particulier de corruption qui s’entend du vivant transformé en cadavre…

Importance

Plus d’un demi-siècle après sa publication, cet opuscule mérite toujours d’être lu : il est, hélas !, toujours d’une grande actualité dans son diagnostic symptomatique (aux « conciliaires » et aux « tradi », il faudrait toutefois ajouter un troisième groupe « catho » qui n’existait pas à l’époque où le livre fut écrit : les « chacha » ou, plus généralement, les communautés nouvelles) ; les premières pages sur le Concile journalistique (ce que l’on appellerait « Concile des médias ») sont d’une brûlante pertinence au lendemain du décès du pape François ; l’analyse historique (le diagnostic étiologique) remontant aux causes lointaines, en l’occurrence, à la fin du Moyen Âge, a encore moins pris de rides ; sans érudition, souvent illustrée, l’écriture est très fluide ; le renvoi dos-à-dos du progressisme et de l’intégrisme (traditionalisme désigne l’école autour de Lamennais) éclaire beaucoup de nos tensions gallicanes ; les formules heureuses et l’érudition sans emphase ; etc.

Certes, l’on regrettera : les critiques ironiques qui, si elles ne manquent pas à la vérité, manquent parfois à la charité (même si Bouyer cite le moins possible) ; l’absence de références pour un certain nombre de citations ou d’analyses ; etc.

Mais les défauts, qui doivent beaucoup au caractère de l’auteur, ne doivent pas nous arrêter, surtout si l’on compare son analyse avec celles, contemporaines, d’autres grands théologiens ou penseurs catholiques. Pour en demeurer aux plus célèbres : l’examen de Bouyer est moins unilatéral que celle de Hildebrand, qui vise surtout le progressisme [2] ; plus détaillé que la postface française de L’Amour seul est digne de foi [3] ; plus informé que Le paysan de la Garonne [4] ; plus organique que Lubac qui n’a proposé que des réflexions parcellaires sur la polarité entre intégrisme et progressisme [5].

Méthode

Le livre n’étant pas réédité [6], je souhaite d’abord donner accès à ce livre important. Je profite aussi de l’occasion pour en offrir un plan. En effet, celui-ci permettra de se repérer dans un livre dont les trois chapitres ne sont ni intitulés ni divisés en sous-parties ni complétés par un index nominum.

Les fidèles du site sont désormais habitués à ce type d’étude de texte qui est moins qu’un commentaire (je me contenterai d’ajouter parfois une phrase en italiques, afin qu’elle soit bien différenciée du texte principal) et plus qu’une simple présentation. L’analyse fait principlement appel à l’outil le plus précieux pour s’orienter dans un texte dénué de points de repère : la divisio textus ou plan.

Certains paragraphes étant longs, nous nous permettrons d’introduire une subdivision ; la conséquence en est que nous sommes alors obligés d’introduire un retour à la ligne qui n’est pas dans le texte original.

Plan

De prime abord, l’ouvrage semble étudier successivement les deux défigurations du catholicisme (les produits de sa décomposition) : progressisme et intégrisme, avant de proposer une issue. En réalité, ceux-ci ne sont pas juxtaposés, mais articulés comme effet et cause. Les trois parties épousent-elles alors la méthode bien connue de l’Action catholique : voir, juger, agir ? Ce n’est pas assez coller à l’objet du livre qui est dramatique, d’autant que ce mouvement sera critiqué. Il me semble que l’organisation suit le plan médical : signes ; causes ; remèdes. Un chapitre sera consacré à chacun de ces trois temps :

 

Chapitre I : Les signes ou le diagnostic symptomatique

Chapitre II : Les causes ou le diagnostic étiologique

Chapitre III : Les remèdes ou la thérapeutique

[7] I) Les signes

A) Diagnostic général

1) Énoncé

Nous le disions dans l’introduction, le diagnostic de Louis Bouyer est que l’Église catholique est en décomposition.

Le pontificat de Jean XXIII, puis le Concile avaient paru inaugurer pour l’Église catholique un renouveau inespéré, sinon inespérable. En fait, il semblait que la redécouverte de la Bible et des Pères de l’Église, le mouvement liturgique, l’œcuménisme, et, par un retour aux sources de la théologie et de la catéchèse, une redécouverte de l’Église dans sa tradition la plus authentique conjuguée avec une ouverture décidée aux problèmes du monde contemporain : scientifiques, culturels, sociaux – il semblait que toutes ces choses qui, jusque-là, étaient restées le fait d’une petite élite, facilement suspectée en haut-lieu et encore peu influente dans la masse, allaient soudainement, ou tout au moins rapidement, gagner tout le corps après s’être imposées à ses chefs. Quelques années seulement ont passé depuis, mais, il faut l’avouer, la suite des événements ne semble pas, jusqu’ici, avoir beaucoup [8] répondu à cette attente. À moins de se boucher les yeux, il faut même dire franchement que ce que nous voyons ressemble bien moins à la régénération escomptée qu’à une décomposition accélérée du catholicisme.

2) Argument d’autorité

Un homme politique français de premier plan, qui est chrétien mais n’appartient pas à l’Église catholique, parlant à quelques-uns de ses coreligionnaires sur les suites du Concile, leur disait, si j’en crois ce que l’un d’eux m’a répété, qu’on devait s’attendre maintenant à la disparition du catholicisme d’ici une génération. Cette opinion d’un observateur, sans doute peu sympathique à son objet mais certainement bien informé, sans passion et lucide, ne peut être écartée d’un revers de main.

3) Objection

a) Exposé

Sans doute, une longue expérience a montré que les prophéties de ce genre, souvent renouvelées dans le passé, sont bien téméraires. L’historien Macaulay observait au siècle dernier que le catholicisme avait survécu à tant de crises et de si graves qu’on ne pouvait plus imaginer maintenant ce qui pourrait bien amener sa ruine définitive.

b) Réponse

Mais il serait trop facile pour les catholiques de se rassurer par de telles paroles, pour replonger dans la torpeur onirique à laquelle, aujourd’hui comme par le passé, ils ne sont que trop enclins. Sans vouloir rien dramatiser, il faut reconnaître que nous en sommes arrivés une fois de plus (et peut-être plus [9] que jamais) à l’un de ces tournants de l’histoire où, si la Providence veut une fois de plus nous secourir, elle ne le fera qu’en suscitant parmi nous des hommes dont la lucidité soit à la hauteur des circonstances, et le courage égal à la pénétration.

C’est d’abord de voir clair en nous-mêmes que nous avons besoin. À cet égard, il semble que nous ayons seulement échangé, ces derniers temps, une forme paralysante d’autosatisfaction pour une euphorie plus pernicieuse encore. Le « triomphalisme » de naguère, justement dénoncé, nous faisait saluer comme une succession de victoires les échecs les plus hâtivement colmatés, quand ce n’était pas camouflés. Nous pouvons rire de ce style, brusquement devenu désuet, de nos « Semaines religieuses ». Mais la nouvelle presse catholique n’a pas été longue à secréter un « néo-triomphalisme » qui ne vaut guère mieux, et qui peut être pire. Un hebdomadaire français, qui se dit « catholique », en venait récemment à nous apprendre que le renouveau post-conciliaire n’a pas encore vraiment pénétré l’Église d’Espagne, d’après ce critère : le nombre des vocations sacerdotales et religieuses n’y a pas beaucoup diminué ! Quand on en est arrivé à ce point de vue de Knock, où les signes de santé persistants sont interprétés comme des symptômes d’une gravité particulière, il faut que le mal soit bien avancé…, mais c’est l’esprit [10] du médecin qui est évidemment le plus malade !

B) Une première cause : la dictature des journalistes

L’analyse de la cause profonde de la décomposition du catholicisme sera donnée au chapitre 2. Ici, ces analyses causales plus superficielles ont plutôt pour dessein de confirmer le diagnostic initial en nous introduisant à la deuxième cause qui passera en revue six symptômes majeurs de la crise.

1) Le fait

Ce petit trait, qui pourrait paraître simplement comique, est révélateur d’un des aspects les plus significatifs de la crise où nous sommes. Je ne sais si le Concile, comme on le dit, nous a délivrés de la tyrannie de la Curie romaine, mais ce qu’il y a de sûr c’est que, volens nolens, il nous a livrés, après s’être livré lui-même, à la dictature des journalistes, et particulièrement, des plus incompétents et des plus irresponsables.

2) Les causes

a) Cause extérieure (à l’Église) : l’opinion publique

Il était sans doute fort difficile, dans une assemblée aussi nombreuse, de maintenir le secret des délibérations. Une certaine publicité pouvait d’ailleurs présenter des avantages, et non seulement parce que l’opinion publique, comme Pie XII lui-même le reconnaissait déjà, est devenue un facteur de la société moderne que nul ne peut ignorer ou mépriser. Un concile, et spécialement dans les circonstances où celui-ci se tenait, concerne toute l’Église. Et ce serait, nous y reviendrons, une vue très courte du rôle de l’autorité que celle qui supposerait qu’il concerne le corps tout entier seulement par ses décisions. L’autorité, dans l’Église, ne peut s’exercer fructueusement comme dans le vide. Si elle renonce à son rôle en enregistrant seulement passivement les opinions diverses flottant dans la masse des fidèles, elle ne saurait davantage le jouer en ignorant ceux-ci. Mais le « sentiment des fidè[11]les » est tout autre chose qu’une opinion publique manipulée, voire même préfabriquée, par une presse qui, même quand elle n’est pas complètement dévoyée par la recherche du sensationnel, reste peu ou point capable de saisir la vraie portée des questions en cause, quand ce n’est pas leur véritable sens tout simplement.

b) Causes internes
1’) Les évêques piégés par la tentation journalistique

Et, il faut le dire, quelque respect qu’on ait pour nos évêques et pour la conscience avec laquelle ils ont voulu s’acquitter de leur tâche conciliaire, beaucoup d’entre eux n’étaient pas préparés à l’exercer sous les rafales d’une publicité aussi bruyante et, si souvent, orientée par des préoccupations qui n’avaient que peu de chose en commun avec celles qui devaient être les leurs. Il ne faut pas trop s’étonner, dans ces conditions, si, surtout dans les dernières séances du Concile, beaucoup d’interventions et de réactions des Pères se sont trouvées bien plus « conditionnées » sans doute qu’ils ne s’en rendaient compte eux-mêmes par un souci de plaire à ces nouveaux maîtres. Les parlementaires savent depuis longtemps que la mort du système parlementaire n’est pas loin quand ils en viennent à parler comme ils le font, moins pour éclaircir les débats en cause que pour obtenir un satisfecit de la masse de leurs électeurs, en cajolant une opinion téléguidée par une presse à l’esbroufe. Novices en l’occurrence, ceux des évêques qui se sont laissés [12] plus ou moins manier par ces vieilles ficelles étaient assurément excusables pour autant. Mais, on doit bien s’en rendre compte, si, dans ce Concile comme dans tous ceux qui l’ont précédé, les intrigues et les factions intérieures à l’assemblée n’ont pas été le trait le plus édifiant, ce nouveau genre de pressions extérieures, sans doute parce qu’il était nouveau, s’est révélé non moins dommageable qu’avait pu l’être, dans le passé, l’intervention brouillonne des empereurs ou, après eux, des divers pouvoirs politiques.

2’) Les théologiens piégés par la tentation journalistique

a’) Pendant le Concile

1’’) Le fait

Il faut ajouter aussitôt que les années qui ont suivi ont montré d’abondance que les évêques n’étaient certes pas les seuls, dans l’Église, à pouvoir perdre pied, et parfois la tête, sous les sollicitations vertigineuses d’un certain journalisme. On a vu depuis des théologiens parmi ceux qui paraissaient les plus solides céder aux tentations de l’interview avec une naïveté d’enfants vaniteux, prêts à dire n’importe quoi pour que les sophistes professionnels de notre temps les consacrent auprès des masses supposées passives. Quand un penseur des plus réfléchis et des mieux informés de la tradition catholique que nous ayons, après s’être ridiculisé dès ses premiers pas dans un pays où il n’était jamais allé en condamnant sans appel l’épiscopat local, dont il ne connaissait que ce qu’avaient bien voulu lui en dire ceux qui s’étaient saisi de lui [13] à son arrivée, se lance dans une apologie délirante de l’homosexualité, on mesure la faiblesse des « grands théologiens » eux-mêmes quand ils sortent de leur cellule pour s’exposer aux feux de la télévision, plus dangereux pour eux peut-être que ceux de la concupiscence.

2’’) L’évaluation

a’’) Principe : la juste relation de la presse à l’évêque

Si la presse, et la presse catholique en particulier, s’était bornée à fournir une information exacte sur le Concile, elle aurait fait ce qu’on pouvait lui demander de plus fondamental pour contribuer à son succès. Elle aurait pu jouer un rôle plus élevé en contribuant à éclairer les Pères conciliaires eux-mêmes sur les aspirations profondes, ou plus simplement encore les besoins, les problèmes des fidèles, et du monde moderne en général. Plus délicate, mais point impossible eût été sa tâche d’exprimer les réactions réfléchies, les critiques, même les plus acérées, si elles étaient fondées, ne fût-ce que partiellement, non seulement des « experts » (qui n’étaient pas tous au Concile) mais des hommes de bonne volonté, plus ou moins aptes à connaître des questions traitées.

b’’) Application : les théologiens se prêtent au jeu

Quelque chose de cela, certes, s’est bien produit, encore qu’on doive constater que la presse spécifiquement catholique, ou, dans la presse en général, les informateurs catholiques n’aient pas été toujours de ceux à qui la palme puisse revenir. Mais trop souvent, dès lors, ceux des experts supposés qui se [14] sont prêtés le plus volontiers à jouer aux journalistes ont paru fâcheusement enclins à adopter les pires travers de leur nouveau métier, c’est-à-dire à chercher le sensationnel, voire le scandale, quand ce n’était pas à imposer leurs points de vue discutables par tous les moyens, diffamations et chantages compris. Après cela, il ne faut pas trop se plaindre si les journalistes professionnels n’ont pas fait beaucoup mieux.

b’) Après le Concile

1’’) Le fait

Depuis, ce phénomène n’a fait que croître et embellir. La plupart des théologiens qui ont brigué la consécration de la « grande » presse ont contracté, avec une outrance parfois caricaturale, ces vices flagrants, dans une allégresse qui laisse rêveur sur les racines de leur attachement à la vérité. Quand on les voit aujourd’hui, en bataillons serrés, envoyer à la presse des condamnations foudroyantes d’encycliques pontificales, avant d’avoir eu seulement le temps de les lire, pour tâcher de devancer, et si possible de surpasser l’audace des commentateurs laïcs ou non catholiques eux-mêmes, on commence à apprécier la gravité du mal.

2’’) L’évaluation

On ne l’évaluera tout à fait qu’en s’avisant de la crédulité à peine croyable avec laquelle ces guides présomptifs de l’opinion catholique peuvent accepter eux-mêmes, puis garantir auprès du bon public, des fables ineptes. Il ne s’agit plus, en effet, ici d’interprétations, toujours discutables, mais [15] faits, et, dans bien des cas, de ces faits qu’un peu d’honnêteté et de perspicacité permet d’atteindre. Un test révélateur a été fourni par l’ouvrage sur la personnalité du pape Paul VI publié sous un pseudonyme arménisant. Une publicité officieuse s’est employée à le faire passer pour l’œuvre d’un diplomate familier des milieux romains. La fraude était si grossière (conversations évidemment fictives, qui, si même elles avaient eu lieu, n’auraient jamais pu être connues de ceux qui n’y étaient point, méconnaissance totale des caractères et des relations authentiques des personnages principaux mis en cause, etc.) qu’un journaliste américain put la dénoncer dès la parution du volume. Il n’eut aucune peine à établir que le « diplomate » en question était en réalité un jeune jésuite irlandais défroqué, lequel n’avait passé à Rome que le temps d’y collecter les plus stupides ragots. Ledit livre n’en a pas moins été traduit en français après cela, et recommandé chaudement par une des revues catholiques qu’on aurait cru sérieuses. Avertis de leur erreur, les rédacteurs se sont dérobés à toute rectification. On touche ici du doigt la forfaiture (consciente ou inconsciente) d’une intelligentsia catholique contemporaine : au nom des exigences modernes de la libre information, on est prêt à gober pour sa part, sans ombre d’esprit critique, des légendes à faire pâlir Grégoire de Tours, et, une fois qu’on a contribuer [16] à les accréditer dans le public, on se refuse, par fausse honte, au devoir minimum de rétablir une vérité qu’on avait aidé, par sa sottise, de véritables malfaiteurs à travestir.

C) Deuxième cause : la médiocrité catholique

1) Le fait

a) Avant

Le rôle de la presse, et de la presse catholique avant tout, est évidemment considérable dans le désarroi actuel, dès ses premières origines, à l’époque du Concile, et depuis lors davantage encore. C’est pourquoi il convenait d’en partir pour analyser la situation. Mais ce que nous en avons dit suffit à montrer que ce n’est pas dans les défauts trop communs à l’information contemporaine qu’est la source du mal. Il semble qu’on ait ici simplement un cas de plus de ce qu’on peut observer en bien d’autres domaines que celui de la presse. À d’autres époques, sans réussir toujours à christianiser de fond en comble les institutions simplement humaines où ils s’inséraient, les chrétiens catholiques arrivaient, dans l’ensemble, à y introduire une certaine purification, et même une élévation indéniable. Quoi qu’on puisse penser de l’empire de Constantin et de ses successeurs, il valait mieux, pour dire le moins, que celui de Néron ou de Commode. Le chevalier médiéval, sans être en tout point un modèle, manifestait des vertus que les reîtres barbares qui l’avaient précédé ne possédaient certainement pas. Et l’humaniste chrétien de la Renaissance, malgré ses propres limitations, [17] l’emportait haut la main sur ses confrères qui ne l’étaient point.

b) Aujourd’hui

Est-ce un hasard si, de nos jours, l’entrée des chrétiens, et spécialement des catholiques, dans les cadres du monde contemporain paraît n’y rendre que plus criants les défauts qui s’y observaient avant eux, quand ils n’en rajoutent pas de leur cru ? Ce qui vaut pour la presse, ou l’information en général, n’est-il pas simplement un équivalent de ce qu’on peut observer dans les partis politiques ou les syndicats quand les catholiques y font leur entrée ? Des « ultra » au P.S.U., en passant par l’Action française et le M.R.P., pour ne rien dire en d’autres pays du Zentrum germanique, de la démocratie chrétienne italienne, tout comme du régime de Franco ou du « révolutionnarisme » catholique d’Amérique du Sud, il est difficile d’échapper à l’impression que le « parti prêtre », qu’il s’inscrive à droite, à gauche ou au centre, rejoint presque partout d’emblée l’irréalisme, l’esprit de coterie et de « combines », le verbalisme creux ou la violence brutale qui sont défauts communs aux partis modernes, et qu’il les pousse bientôt jusqu’au grotesque et à l’odieux. Même chose pour les syndicats : colonisés par les catholiques, ils paraissent n’avoir plus guère de choix qu’entre la servilité des « jaunes » ou la démagogie de « rouges » particulièrement frénétiques. [18]

2) La cause en général

a) Énoncé

Les catholiques modernes seraient-ils de ces individus qu’une carence congénitale prédispose non seulement à attraper toutes les maladies qui peuvent courir, mais à en présenter aussitôt une forme particulièrement virulente ? La grâce, chez eux, paraît avoir cessé non seulement d’être « elevans », mais même simplement « sanans ».

Les deux virus, non point neufs, ni exclusivement catholiques, à vrai dire, mais qui se sont brusquement excités dans le catholicisme contemporain, et qui ont trouvé dans son emploi de la presse moderne un bouillon de culture idéal, sont la mythologie substituée à l’analyse du réel, et les slogans tenant lieu de pensée doctrinale.

b) Exposé
1’) La mythologie comme analyse

Il est assez drôle de voir l’enthousiasme de nos catholiques « à la page » pour Bultmann et sa « démythisation », quand on observe la place qu’occupe chez eux la fonction fabulatrice, substituée à l’attention au réel.

Cela s’est manifesté dès les premières séances du Concile et les comptes rendus qui en ont été aussitôt vulgarisés. Leur manichéisme naïf ne connaissait d’autres couleurs que le blanc et le noir. D’un côté, les « méchants », tous italiens à part quelques Espagnols ou Irlandais. De l’autre, les « bons », tous non italiens, sauf une ou deux exceptions. D’un côté les Ottaviani, les Ruffini, les Brown, les Heenan ; de l’autre les Frings, les [19] Léger, les Suenens, les Alfrink, pour ne citer que des « porporati ». Les uns uniformément retors, stupides, mesquins ; les autres pareillement purs, intelligents, généreux.

2’) Les slogans comme doctrine

La mythologie ainsi créée allait offrir un support commode aux slogans. D’un côté la tradition, identifiée à l’obscurantisme le plus forcené. De l’autre toute nouveauté dans une lumière sans ombre. L’autorité contre la liberté (et réciproquement). La doctrine opposée à la pastorale. L’œcuménisme, faisant pièce (ce qui est le plus drôle) au souci de l’unité, à plus forte raison de l’unicité, de l’Église. Le ghetto ou l’ouverture au monde tournant à la débandade, etc.

c) Objection
1’) Exposé

Evidemment, parmi les cardinaux eux-mêmes comme parmi les autres évêques, on devrait reconnaître, de bon ou mauvais gré, qu’il y en avait, et plus d’un, et des plus notables, qui apparaissaient n’être d’aucune sorte.

2’) Réponse

On les fourrerait cependant au petit bonheur, quand ils s’avéreraient par trop influents, dans l’une ou l’autre catégorie, quitte à les en retirer précipitamment pour les recaser dans l’autre. Grand espoir des « blancs » quand il n’était que cardinal, Jean-Baptiste Montini, devenu Paul VI, après avoir bénéficié quelque temps du privilège du doute serait reclassé parmi les « noirs ». Il y aurait, à vrai dire, beaucoup d’autres chassés-croisés de la sorte, qui, lorsqu’on y regarde [20] d’un peu près, concernent curieusement, deux fois sur trois, des gens les plus connus pour leur fidélité à des positions équilibrées, et pour autant constantes. Inversement, dès le Concile, et plus encore dans le Synode qui l’a suivi, une analyse des votes montre maintes fois que les « blancs » supposés les plus blancs ont tendance à faire bloc avec les « noirs » les plus noirs. C’est plus frappant encore si l’on observe ce qui se passe dans les commissions épiscopales établies à Rome pour l’application du Concile. Le fait est significatif, et nous aurons à l’expliquer en temps voulu.

d) Conséquence (dramatique)

Cette réduction du Concile, et plus encore de ses suites, à un conflit entre brebis galeuses et agneaux sans tache a fait perdre de vue le rôle essentiel de la plupart des artisans véritables de l’œuvre conciliaire, tout en donnant une publicité éphémère à quelques mouches du coche. Fait plus grave, elle a égaré les esprits sur les vrais problèmes en cause en les amusant par des oppositions qui, lors même qu’elles étaient réelles, restaient souvent superficielles et dont le sens exact n’était d’ailleurs presque jamais débrouillé. Les personnes passent, cependant, mais les problèmes demeurent. Et c’est pourquoi la mythologie conciliaire et post-conciliaire est le plus nocive quand elle enrobe directement ceux-ci.

3) Les slogans en particulier

o) Énoncé

Il faudrait à ce sujet démystifier avant tout les [21] mythes qui se sont constitués auteur du service, de la pauvreté (« L’Église servante et pauvre »), de la collégialité, de l’œcuménisme, de l’ouverture au monde et de l’aggiornamento. Qu’on m’entende bien : tous ces thèmes sont des plus précieuses acquisitions ou redécouvertes du Concile. Mais dès le Concile, on les a vus s’enfler et se déformer sous la mise en condition que je viens d’évoquer. Et, depuis, ils n’ont cessé de se gonfler, jusqu’à friser aujourd’hui le point d’éclatement. Il n’y a, dirait-on, qu’à y enfoncer une épingle pour qu’il n’en reste qu’une baudruche fripée, tout humide de salive. Qui n’hésiterait à le faire, crainte de paraître attaquer les réalités elles-mêmes qu’on n’a fait que boursoufler, au lieu de les développer ? Il le faut bien, pourtant, si l’on veut qu’elles survivent à cet œdème dont la prolongation ferait leur mort.

a) Le service
1’) Avant le Concile : la domination

a’) Énoncé

Le service, d’abord. Il est trop vrai que nous avions hérité de l’époque baroque, non seulement une conception de l’Église et de sa hiérarchie dominée par la notion médiévale tardive de pouvoir, mais une manière d’être éclaboussante, qui sentait à vrai dire beaucoup plus le parvenu qu’elle n’était effectivement régale ou seigneuriale. Tout le monde ne peut jouer au Roi-Soleil impunément. Mais tous les « princes » de l’Église avaient adopté comme le style qui s’imposait à eux, fussent-ils personnellement des gens très simples, une espèce [22] de royauté de droit divin et ne paraissaient plus pouvoir respirer un autre air qu’une atmosphère de Cour.

b’) Premier signe : les titres

L’enflure progressive des titulatures était à elle seule révélatrice : « révérends » jusqu’au xviie siècle, ils étaient alors devenus « révérendissimes ». Cela n’avait pas suffi, et, quand les cardinaux avaient remplacé par l’« éminentissime » l’« illustrissime » dont ils s’étaient contentés jusque-là, les évêques s’en étaient saisis sur-le-champ. N’osant encore prétendre à l’« altesse » ils s’étaient pourvus de la « grandeur », avant d’accéder à l’ « excellence ». La Restauration leur avait permis de se hausser au « monseigneur », que l’ancien régime n’avait jamais concédé qu’aux six évêques pairs de France.

c’) Second signe : le costume

Même chose pour le costume. À la même époque, ils avaient commencé à se parer du violet prélatice romain, faute de la pourpre, ignorant qu’il s’agissait là simplement de la livrée pontificale, elle-même héritière des marques de servitude portées sous l’empire par les esclaves publics (à Rome, aujourd’hui encore, les flics, les croquemorts et les éboueurs ont droit à ce titre !)… Arrêtons-nous là : il y aurait trop à dire. Mieux vaut ne relever que quelques ridicules et laisser tomber le sinistre, qui ne faisait certes pas défaut !

2’) Le Concile : le service

a’) Chez les fonctions sacrées

Il était donc temps et plus que temps, premièrement, de se rappeler que la hiérarchie est un [23] « ministère », c’est-à-dire un « service », puisqu’elle représente parmi nous Celui qui, bien que « le Seigneur et le Maître », n’a voulu prendre en s’incarnant que la place et la fonction d’un « Serviteur ». Comme l’a fort bien établi le Père Congar, il ne suffisait même pas de dire que les fonctions sacrées devaient être exercées en esprit de service (on l’avait toujours dit, fût-ce du bout des lèvres), mais de redécouvrir qu’elles sont un service. Si la lecture de l’Évangile, des Epîtres de saint Paul et de saint Pierre n’y suffisait pas, il n’y avait qu’à relire la lettre de saint Grégoire le Grand au patriarche de Constantinople.

b’) Extension à toute l’Église

Et, tout comme, dans l’Église, les chefs eux-mêmes, à commencer par les plus élevés, ne sauraient viser plus haut qu’être des « serviteurs des serviteurs de Dieu », il importait de reconnaître que l’Église tout entière, dans le monde, est appelée à servir l’humanité, et non pas à la dominer (fût-ce « pour son bien » supposé).

3’) Après le Concile : l’attitude opposée

a’) Devenir valet

Tout cela était bel et bon. Malheureusement, et c’est ici que nous tombons de l’Évangile dans la mythologie, il semble que les catholiques modernes soient incapables, quand ils disent « serviteur », de penser autre chose que « valet ». C’est à se demander si leur triomphalisme d’hier n’était pas autre chose lui-même qu’une mentalité de larbins, qui se pavanent sous leur friperie galonnée en essayant [24] d’oublier qu’elle n’est que le vêtement somptueux de leur aliénation. La mentalité ne paraît pas avoir changé, ce sont seulement ses formes extérieures qui se sont mises à la mode du jour.

b’) Suivre le peuple de Dieu

1’’) Exposé

Dire que les ministres de l’Église, à commencer par ses chefs, sont des serviteurs, cela donc en est venu à signifier qu’ils n’avaient plus à prendre leurs responsabilités de conducteurs et de docteurs, mais à suivre le troupeau au lieu de le précéder. On prête au colonel de la garde nationale, assistant passivement à la débandade de ses troupes lors de la révolution de 1848, ce mot savoureux : « Puisque je suis leur chef, il faut bien que je les suive ! » On a parfois (ne faudrait-il pas dire plutôt souvent ?) l’impression que les évêques aujourd’hui, et tous nos docteurs de la loi à leur suite, ont fait de ce mot leur devise. Prêtres et fidèles peuvent dire n’importe quoi, faire n’importe quoi, demander n’importe quoi : « Vox populi, vox Dei. » On bénit tout avec une parfaite indifférence, mais de préférence tout ce qu’on aurait honni avant le Concile. « Qu’est-ce que la vérité ? » disait Pilate. Les responsables semblent n’avoir plus d’autre réponse-réflexe qu’un « Tout ce que vous voudrez, mes amis ! » Le Royaume de Dieu appartient aux violents qui s’en emparent : on dirait que cette parole est maintenant comprise dans ce sens trop facile que le Royaume de Dieu, c’est la foire [25] d’empoigne. Newman avait été mis à l’ombre pour vingt ans parce qu’il avait eu le malheur de rappeler cette vérité historique : le concile de Nicée avait été suivi par une espèce de suspense de l’autorité pour toute une génération. Vatican II aura été suivi d’une démission quasi générale de l’Église enseignante. Pour combien de temps ? Qui peut le dire ?

2’’) Confirmation

Feu le Père Laberthonnière remarquait avec cette capacité de simplification qui était à la fois le fort et le faible de sa pensée : « Constantin a fait de l’Église un empire, saint Thomas en a fait un système et saint Ignace une police. » Il aurait quelque excuse à dire aujourd’hui que le Concile en a fait une abbaye de Thélème.

c’) Suivre le monde

Mais le pire n’est pas là. C’est dans ce qu’on est arrivé à faire de l’idée que l’Église est au service du monde. L’Église, traduira-t-on, n’a plus à convertir le monde mais à se convertir à lui. Elle n’a plus rien à lui enseigner, mais à se mettre à son écoute. Mais l’Évangile du salut, direz-vous ? N’en est-elle pas responsable tout entière pour le monde ? N’est-ce pas de le lui apporter qui constitue l’essentiel de son service ? Allons donc ! Nous avons changé tout cela ! Comme le dit le titre d’un volume typiquement post-conciliaire, c’est « le salut sans l’Évangile » qui est devenu notre Évangile. Encore, car nous sommes ici comme dans une partie de poker où le bluff des uns ne fait qu’exciter [26] celui des autres, la formule est-elle déjà dépassée. Comme me le disait ces jours-ci un de nos nouveaux théologiens, l’idée même de salut est une insulte au monde, en tant que création de Dieu : l’homme d’aujourd’hui ne peut l’accepter ! N’en parlons plus ! Mais, cela pourra-t-il suffire ? L’homme d’aujourd’hui ne considérera-t-il pas comme une insulte encore plus intolérable la supposition ou l’insinuation qu’il serait créature de Dieu ? Dieu est mort, ne le savez-vous pas ? C’est que vous ne lisez pas les publications catholiques « dans le vent » ! S’il est mort, à plus forte raison ne sauraitil être qualifié de créateur !…

4’) Convergence de l’avant et de l’après Concile

Servir le monde, autrement dit, ne signifie plus que le flatter, l’aduler, comme on flattait hier le curé dans sa paroisse, comme on adulait l’évêque dans son diocèse, comme on hyperdulait le pape sur la chaire de saint Pierre. Cela n’est-il pas naturel si servir l’Église elle-même ce n’est pas d’abord lui servir la vérité évangélique, si l’appétit soudain de paternité de nos grands-prêtres, et de nos prêtres du second ou du vingt-cinquième rang est si honteux de leur paternalisme invétéré qu’ils ne veulent plus, à vrai dire, être des pères, mais de ces grandspères gâteau (pour ne pas employer un autre vocable homophone) qui ont renoncé à élever, et ne savent plus, ne peuvent plus que gâter ?

b) La pauvreté

[27] La pauvreté va de pair avec le service. Il faut s’attendre par suite que l’une vaille l’autre.

1’) Rappel du sens de la pauvreté dans la Bible

Il ne serait peut-être pas exagéré de dire que l’évolution par laquelle l’Ancien Testament a préparé le Nouveau n’est nulle part plus frappante que dans l’émergence croissante de ce thème de la pauvreté. Au départ, les richesses de la terre semblent de pures bénédictions divines, comme on peut le voir dans les bénédictions des patriarches, à la fin de la Genèse. Isaïe, lui-même un grand seigneur, pourtant, frappe une première note stridente en s’écriant : « Malheureux les riches ! » Avec Jérémie et les derniers psaumes, c’est le pauvre, dont la seule richesse est la foi, qui devient le béni de Dieu. Jésus ouvrira la bouche pour proclamer, dès les premiers mots du Sermon sur la montagne : « Bienheureux les pauvres !… » Ce sera le thème sous-jacent à tout l’Évangile de Luc. Et saint Paul nous résumera l’œuvre du Christ en disant que de riche qu’il était, il s’est fait pauvre pour nous. Là aussi, certes, il y avait beaucoup à désirer dans la sainte Église après vingt siècles !

2’) Avant le Concile : la cupidité

a’) Énoncé

Si les Juifs ont une réputation d’hommes d’argent, à tort ou à raison, celle des ecclésiastiques n’est pas moins bien établie. J’ai entendu moi-même Cocteau citer un mot sublime qu’il avait recueilli de Lehmann, le directeur de l’Opéra : « Dire que les Juifs ont eu en mains, [28] dès l’origine, une affaire comme l’Église catholique et qu’ils l’ont laissée leur échapper !… »

b’) Preuve

1’’) Chez les religieux

La pauvreté est si importante dans le christianisme que les « religieux », comme on les appelle, y ont toujours eu la fonction reconnue d’en témoigner par un radicalisme exemplaire. Mais c’est énoncer un truisme que rappeler que leur genre de vie, dans la plupart des cas, aujourd’hui et depuis longtemps, est bien moins pauvre en fait que celui de la grande majorité du clergé dit « séculier » et représente plutôt le niveau moyen d’une bonne bourgeoisie, libre et confortable. Ayant eu le malheur de souligner naguère, dans un colloque sur la pauvreté religieuse, ce désaccord de fait entre elle et la pauvreté biblique et évangélique, je n’ai pas oublié les réponses fort édifiantes qui m’y furent faites. Un des plus célèbres moralistes catholiques de l’époque, membre de la Compagnie de Jésus (où pourtant, en France en particulier, la pauvreté est bien plus stricte que dans d’autres instituts), me répondit que mes vues étaient condamnées implicitement par le droit canon : celui-ci, disait-il, fait consister la pauvreté religieuse dans la renonciation à la propriété individuelle, et non à l’usage de possessions collectives, quelles qu’elles soient. Un savant théologien dominicain se joignit aussitôt à lui pour renchérir (c’est bien le cas de le dire). Saint Thomas d’Aquin, voulut-il bien m’expliquer, a [29] établi que le vœu de pauvreté, par lui-même, honore Dieu bien plus et bien mieux que toute pratique concrète de la pauvreté matérielle…

2’’) Chez les non-religieux

Si les spécialistes de la pauvreté dans l’Église en étaient là, il n’est pas trop étonnant que certains des non-religieux fussent encore moins préoccupés par ce problème. Le goût des constructions fastueuses et inutiles (généralement abominables, comme Lisieux ou Nazareth), le style de vie des ecclésiastiques de haut rang, le tarifage des actes cultuels, et surtout des dispenses, ne sont que des vétilles en comparaison de maux plus profonds et plus cachés. Que dire du principe, admis par les moralistes, que la simonie (la vente des réalités spirituelles, ou plus généralement tout bénéfice temporel lié à leur dispensation) n’existe pas quand il s’agit d’une pratique autorisée par le droit (d’où, par exemple, certains trafics scandaleux sur les honoraires de messes, d’autant plus scandaleux, précisément, parce qu’ils s’opèrent non seulement avec la connivence des plus hautes autorités mais, maintes fois, à leur instigation) ? Que dire plus encore des « oeuvres » innombrables encouragées à solliciter les fidèles, et dont chacun sait qu’elles profitent plus à leurs organisateurs qu’au salut des âmes, pour ne rien dire de la gloire de Dieu ? Que dire surtout du gaspillage général des sommes perçues, dont la masse devrait aller à l’entretien [30] du clergé apostolique, alors que chacun sait aussi, en France en particulier, ce qu’est la portion qu’il en reçoit pour vivre, mis à part quelques « gros curés » que les évêchés traitent comme des fermiers généraux ?

c’) Conséquence

C’est dire, et il y aurait bien d’autres choses à dire là-dessus, qu’un retour à l’évangile s’imposait, ici par excellence. Et il faut ajouter qu’il s’imposait d’autant plus que nous sommes à une époque où le développement de la civilisation matérielle a porté à l’extrême la différence de vie entre les peuples riches et les pauvres, de sorte que le spectacle, par exemple, de missionnaires vivant avec tout le confort américain (air conditionné compris), au milieu du dénuement des populations asiatiques ou africaines qu’ils étaient censés évangéliser, devenait une contre-évangélisation bien plus convaincante que leurs prêches. N’oublions pas, dans l’Occident luimême, et spécialement ses régions les plus défavorisées, comme l’Amérique latine, la collusion choquante du clergé, à commencer par la hiérarchie, avec les profiteurs d’un système social à la fois inique et inadapté.

3’) Pendant le Concile

On a entendu au Concile du fort belles dissertations à ce sujet. Il est cependant permis de regretter que certaines des plus éloquentes y aient été prononcées par des ecclésiastiques hommes d’affaires bien connus, dont on ne sache pas qu’ils [31] aient depuis modifié leur comportement : ainsi tel évêque de langue, mais non de nationalité, hispanique, qui dirige en sous-main une entreprise d’éditions ne publiant guère que des traductions… parce que le pays où il vit n’ayant pas ratifié les conventions internationales, cela le dispense de payer tout droit d’auteur, voire aucune redevance aux éditeurs qui détiennent les copyrights. Je ne sais comment de tels procédés s’appellent dans l’Église (on a vu déjà que je ne suis pas moraliste de profession), mais je sais que dans le monde on les qualifie d’escroquerie. Mais enfin, comme dit saint Paul, même quand l’Évangile n’est pas prêché dans de pures intentions, il faut toujours se réjouir qu’il soit prêché !

4’) Après le Concile

a’) L’apparence de pauvreté

Ce qu’on peut légitimement demander, cependant, c’est qu’une application réaliste suive la doctrine. Or ici, une fois de plus, nous sommes assez loin de compte. Il faut l’avouer, même de plus honnêtes prédicateurs que celui auquel je viens de faire allusion, dès le Concile lui-même, n’ont pas paru très au clair sur un point essentiel : fallait-il que l’Église devînt pauvre, ou qu’elle le parût ?

Dès que ce thème de la pauvreté fit son entrée dans l’aula conciliaire, la presse nous avertit qu’un groupe d’évêques avait résolu de se consacrer spécialement à son triomphe ou son exploitation (je m’excuse de ne pas trouver de meilleurs mots). [32] Ils s’appelaient eux-mêmes, ou ils se laissaient appeler, « l’Église des catacombes », car ils se réunissaient discrètement, après y avoir convoqué les reporters, dans ces lieux, souterrains et funèbres, où l’on sait depuis longtemps que l’Église persécutée ne s’est jamais réunie en fait, quoi qu’en aient pensé les romantiques. On attendait avec quelque émoi les décisions héroïques auxquelles ils s’engageraient pour entraîner une masse de prélats d’un ascétisme moins voyant. On apprit avec admiration qu’ils avaient décidé de conduire eux-mêmes leur voiture (ce qui supprimerait le salaire, mais aussi le gagne-pain, de leurs chauffeurs), de ne plus avoir un compte en banque à leur nom, mais au nom de leurs « œuvres » (tout en en gardant vraisemblablement la signature), et surtout de ne plus user que de crosses et de croix de bois (il suffit d’un coup d’œil sur les catalogues pour s’assurer qu’aujourd’hui ces objets, à qualité de travail égal, coûtent plus cher en bois qu’en métal)… Autrement dit, le souci du paraître, chez ces pionniers eux-mêmes, l’avait facilement emporté sur celui de l’être. C’est pourtant là et non ailleurs qu’est le problème. Comme me le disait un de ces religieux, il en reste tout de même, qui ne sont pas pauvres seulement juridiquement mais réellement : « Pourquoi tant se soucier de paraître pauvres ? Si on l’est pour de bon, les gens s’en apercevront bien tout seuls ! » [33] Oui, mais justement on peut se demander dans quelle mesure on veut l’être, et dans quelle mesure on ne cherche pas une dernière dérobade pour le paraître et ainsi échapper à la nécessité de le devenir.

Car, et c’est là la première difficulté : au moment où l’on se préoccupait si fort de s’ouvrir au monde, d’accepter le monde, de le consacrer tel qu’il est, alors qu’il est de fait, aujourd’hui, et ne veut être qu’une société de production et de consommation, comment envisager réellement de vendre tous ses biens, de les donner aux pauvres, et puis de suivre le Christ ? On ne peut pas tout faire à la fois, malgré qu’on en ait !

b’) Le véritable appauvrissement, celui du culte

1’’) Le fait

Aussi, jusqu’ici, à ma connaissance, cette grande croisade pour l’Église pauvre n’a guère abouti qu’à l’appauvrissement du culte. Tel évêque, dont la cathédrale possède un trésor des merveilleux ornements anciens, depuis son retour du Concile, n’y office plus, entouré de son chapitre vêtu de brocard, qu’affublé lui-même d’une serpillière… Il est vrai qu’ensuite il rentre à l’évêché en DS, tandis que le plus aisé de ses chanoines n’a peut-être pas une 2 CV !

2’’) L’évaluation

J’avoue que je trouve, et je ne suis pas le seul, particulièrement dégradantes ces économies de bouts de cierges. C’est la pauvreté de Judas, ce n’est pas celle du Christ. Le culte est à la fois la chose de [34] Dieu et de tout le peuple de Dieu. C’est une fête où tous, et les plus pauvres comme les plus riches, sont chez eux dans la maison du Père et appelés à se réjouir en sa présence. Le luxe et un faste de mauvais goût n’y sont assurément pas à leur place, mais la vraie beauté, même coûteuse, ne saurait, en ce monde, trouver une meilleure place. On nous dit qu’on ne construira plus de grandes églises qui soient en même temps des œuvres d’art, parce qu’elles sont une offense aux indigents. Le sontelles ? Les anglicans du siècle dernier, qui ont fait le plus grand effort, bien avant nous, pour retrouver le contact avec le prolétariat urbain le plus démuni, pensaient tout au contraire que c’était honorer les pauvres que venir à eux, non seulement avec des bons de pain ou de soupe, ou même des œuvres sociales plus efficaces, mais aussi en leur donnant des églises non moins belles et une liturgie plus glorieuse que celles des beaux quartiers. Et, pour ce faire, ils n’hésitaient pas à rançonner sans pitié les paroissiens de ces derniers. Le résultat, ce furent des églises comme St. Peter’s, London Dock, qui se remplirent aussitôt d’un peuple de Dieu pas précisément aristocratique. Elles devaient être à l’origine à la fois d’une extension de l’anglicanisme à des milieux qu’il n’avait jamais touchés et d’un mouvement liturgique populaire auprès duquel le nôtre fait piètre figure.

3’’) Objection et réponse

[35] L’idée, d’ailleurs, qu’un culte bousillé coûtera nécessairement moins cher qu’un culte splendide est un enfantillage. Et même si l’art liturgique de qualité est relativement coûteux (pas plus, et souvent bien moins, que le plus infâme), qu’est-ce que la cessation des constructions d’églises ou d’autels dignes de ce nom, des fabrications de vêtements sacerdotaux qui ne soient pas mesquins ou hideux apporterait aux pauvres ? Elle enrichirait subitement tous les margoulins qui, déjà, ne tirent que trop d’argent du clergé en le sollicitant d’accepter leur camelote en série et censément à bon marché, mais elle mettrait sur la paille quantité d’artisans ou d’ouvriers qui sont parmi les plus dignes d’intérêt. Et l’Église n’a-t-elle pas aussi besoin des artistes que des savants, pour annoncer l’Évangile à travers la culture de chaque époque ? – encore qu’aujourd’hui ses clercs méprisent ceux-là autant que ceux-ci, incapables qu’ils sont de les distinguer des garçons coiffeurs ou des auteurs de mots croisés !

4’’) La cause profonde de l’erreur

Derrière ces calculs mesquins subsiste la vieille confusion entre la charité et la bienfaisance, laquelle n’a jamais été plus trompeuse qu’à notre époque. Pour secourir les pauvres, aujourd’hui moins que jamais, il ne s’agit pas de fondre son or, à supposer qu’on en ait, pour leur donner du pain. Mais une organisation de la mendicité à l’échelle mondiale [36] reste encore, après le Concile comme auparavant, tout ce que les catholiques paraissent concevoir de mieux pour apaiser la faim du monde. L’horrible tragédie du Biafra, où l’on a vu des tonnes de vivres et de médicaments grapillés aux quatre coins du monde pourrir à deux pas des nécessiteux, faute d’une élémentaire bonne volonté locale, aurait dû leur ouvrir les yeux. Ce n’est pourtant qu’un cas particulièrement en évidence d’une situation quasi universelle. Que sert d’envoyer, à grands renforts de dollars, de pleins cargos de blé aux Indes pour y pallier une famine endémique ? Ou bien les dockers y seront trop nonchalants pour le décharger avant qu’il ne soit putréfié ; ou bien, mis en des hangars pitoyables, le grain y sera dévoré par les singes ou par les rats… ; ou bien il sera réexpédié aussitôt, à prix d’or, par des fonctionnaires corrompus, à des pays plus riches. De toute façon, qu’en ferait-on ? Depuis le départ des Anglais, il n’y a plus, en Inde, ni chemin de fer ni routes qui permettent de distribuer ce blé… et, qui plus est, les Indiens ne mangent pas de pain, mais du riz ! La seule aide efficace aux pays sous-développés que les chrétiens pourraient apporter, c’est de les aider à se développer. Mais il y faudrait un peu plus d’imagination que pour organiser quelque Secours catholique international, institution d’ailleurs parfaitement honorable, comme le prouve le [37] fait que son budget ne consacre guère que la moitié de ses ressources à l’entretien de ces collaborateurs, ce qu’on ne saurait dire ni des organisations caritatives de l’O.N.U. ni de notre Sécurité sociale !

c’) Le mythe de la révolution

Quand les catholiques post-conciliaires, cependant, veulent faire preuve, en ce domaine, de cette imagination qui paraît leur être si chichement départie, ils n’ont qu’un mot à la bouche, et, naturellement, c’est un mythe de plus, et qu’ils ramassent au moment où il paraît à tous les autres, ou peu s’en faut, singulièrement éculé. Ce mythe, c’est, bien entendu, « la révolution » ! Laquelle, direzvous ? Celle de Moscou ? Le nouveau coup de Prague est un peu trop récent pour qu’on ne la récuse pas… le temps d’oublier, mais il n’y faudra pas longtemps (songeons à Budapest !). Mao, alors, en attendant, avec sa « révolution culturelle » détournant sur les intellectuels traditionnels la fureur du peuple, après l’effondrement des communes populaires et la disette conséquente ? Fidel Castro, qui n’est peut-être pas encore parvenu à faire regretter le sinistre Trujillo (les capacités humaines ont des limites), mais qui a certainement aggravé encore le système économique déplorable qu’il en avait hérité, à ce point que si les Russes cessaient huit jours d’alimenter Cuba, non seulement le régime s’y effondrerait mais tout le monde y crèverait de faim ? Che Guevara, donc, avec sa révo[38]lution de western, où les guérilleros soutirent aux paysans ce que l’United Fruit Company ne leur a pas déjà raflé, pour jouer au casse-pipe avec les têtes des soldats ou des policiers, sans autre projet concret, au cas improbable d’un succès final, qu’une boucherie généralisée ? Nos catholiques amis des pauvres ont le cœur large et sont prêts à soutenir indifféremment tous ces ultimes exploiteurs de la misère humaine, mais ils préfèrent évidemment le P.S.U., où l’on est d’autant plus généreux en paroles qu’à part quelques bénédictions de barricades ou de cocktails Molotov fabriqués par des étudiants, généralement du XVIe, on ne paraît guère avoir de chances prochaines de passer à l’action…

5’) Conclusion

Mais j’aurai à reparler de la politique des catholiques et, qu’on se rassure, de ceux de droite, comme de gauche, et même du centre, de sorte que tout le monde soit content, ou, à tout le moins, ait son paquet. Pour l’instant, continuons notre petite étude mythologique.

c) La collégialité (ecclésiale)
1’) L’apport novateur du Concile

a’) Énoncé

Quand Jean XXIII, qui venait d’être élu, sortit de la chapelle Sixtine, il dit à ceux qui l’entouraient : « Je voudrais que mon pontificat restaure la collégialité dans l’Église. » Et ce pourrait être en fait la plus considérable réalisation du Concile que d’en avoir canonisé le principe. Jésus, non seulement pour lui succéder, mais dès le début de son ministère terrestre, s’est entouré de douze disci[39]ples qu’il a associés à toutes ses préoccupations.

b’) Exposé

1’’) Fondement ecclésial

Après la Passion, la Résurrection et l’Ascension, Pierre apparaît avec évidence comme le porteparole de cette communauté, et qui plus est, son chef responsable. Cependant, il agit toujours en liaison avec ses collègues, et, quand un grave problème se présente, l’eût-il déjà tranché pour sa part, comme on le voit dans l’histoire de Corneille le centurion et la première évangélisation des païens, il le met, ou le laisse mettre en discussion parmi les Douze : ce sera ce qu’on appelle un peu pompeusement mais très justement, si l’on va au fond des choses, le « concile de Jérusalem » décrit dans les Actes des apôtres. Ce n’est pas tout. Les apôtres eux-mêmes, nous le voyons dès le Nouveau Testament, ne se préoccuperont pas non plus de se pourvoir simplement de successeurs, mais d’abord de collaborateurs, qu’ils associent à leurs tâches et à leurs décisions aussi étroitement qu’il est possible. Et ce n’est pas encore tout. Si l’Église n’a jamais été considérée comme fondée vraiment qu’à partir de la Pentecôte, c’est sans doute parce que le Saint-Esprit est descendu sur elle à ce moment, mais c’est aussi parce que c’est alors que la première prédication apostolique a groupé de premiers croyants autour des témoins de la Résurrection. Et il est à noter que ce n’est pas sur les seuls prédicateurs que l’Esprit est descendu, mais [40] conjointement sur les croyants. « Les laïcs ? qu’estce que c’est ? » bougonnait un évêque devant Newman. Celui-ci se contentait de répondre : « Well ! without them the Church would look rather foolish ! » – ce qu’on peut traduire à peu près par : « Sans eux, l’Église n’aurait pas l’air fine ! »

2’’) Application à la collégialité

En deux mots, l’Église est un Peuple, le Peuple de Dieu, où il y a des chefs, des responsables, mais où, à tous les niveaux, entre les chefs et les autres membres, il y a une communauté de vie, de préoccupations, parce que de foi, et, dépassant, animant tout cela, une communion dans un seul Esprit, qui dispense ses dons à tous, et à chacun son don particulier, mais tous les dons, les plus élevés comme les plus humbles, étant pour le bien de tous, et nécessaires à tous. Et le plus grand don, au service duquel sont tous les autres, c’est la charité. Encore une fois, cela ne signifie aucune abdication des chefs responsables. Tout au contraire, après avoir dit la substance de ce qui précède aux Corinthiens, saint Paul ne se gênait pas, non seulement pour leur dire leurs quatre vérités, mais pour leur inculquer ce qu’ils devaient croire et faire, que cela leur plût ou non, parce que c’était sa fonction et qu’il l’avait reçue du Christ. Mais cela signifie certainement que l’Église ne saurait être divisée en deux : une Église enseignante simplement superposée à une Église enseignée, sans aucun échange [41] entre les deux, ni, moins encore, une Église active, seule capable et seule juge de lancer ou non le courant dans une Église simplement passive.

2’) Avant le Concile

a’) Diagnostic : une Église pyramidale

Une fois de plus, il n’y a pas lieu d’en douter, nous étions, à la veille du Concile, assez loin d’une franche reconnaissance de cette doctrine. Et si, comme c’est toujours le cas dès lors qu’on ne se résigne pas à périr dans un corset de formules mortes, la vie de l’Église compensait en quelque mesure les étroitesses de la théologie courante, et plus encore des routines canoniques, elle n’en était pas médiocrement entravée. Nous en étions à peu près arrivés à une conception de l’Église, non pas tellement monarchique, mais pyramidale, et le pire était que la pyramide était supposée reposer sur sa pointe. Au plan de l’épiscopat, à lire les manuels, à observer la pratique de la curie, on pouvait aisément se persuader que le pape était tout et que les autres évêques n’étaient rien. Au plan du diocèse, l’évêque pareillement était tout, et les prêtres rien. Au plan de la paroisse, M. le Curé était tout, et les paroissiens rien. En somme, à tous les plans, chacun était un Janus, qui portait un zéro sur un front, l’infini sur l’autre. Seul le pape n’avait droit qu’à l’infini, et le vulgum pecus qu’au zéro… En fait, redisons-le, les choses étaient bien loin de se passer ainsi, sinon dans les manuels.

b’) Correctifs

1’’) Chez le pape

Pie XII peut être décrit comme le dernier (jus[42]qu’ici) des papes autocrates. Mais qu’on relise ses plus célèbres encycliques : Mystici corporis, sur l’Église, Mediator Dei, sur la liturgie, ou Divino afflante Spiritu, sur l’Écriture sainte, et l’on devra reconnaître qu’elles se bornent à canoniser, et pour autant à tâcher d’organiser, trois mouvements de pensée et de vie dont il serait difficile de soutenir que c’est à Rome qu’ils ont pris naissance, ou de Rome qu’ils se sont diffusés.

2’’) Chez les laïcs

De même, après trois mois de Concile et d’absence forcée des évêques, un vicaire général pas particulièrement cynique me disait : « Cela fait trois mois que nous n’avons pratiquement plus d’archevêque : personne ne s’en est encore aperçu… » et pourtant l’archevêque en question n’avait rien d’un soliveau. Et, quels que soient les mérites indiscutables, et d’ailleurs généralement indiscutés, de l’Action catholique moderne, il faut reconnaître que les laïcs ne l’avaient pas attendue pour prendre des initiatives, pas toujours du goût de leurs pasteurs immédiats. Et ceux-ci, comme de beaucoup plus grands qu’eux, se résignaient généralement à les chaperonner en fin de compte, une fois au moins que l’expérience leur avait fait renoncer à l’espoir de les détruire. Mais qui donc déjà disait que les choses qui vont sans dire vont généralement beaucoup mieux en les disant ? Le Con[43]cile, s’y fût-il limité, aurait fait bien assez. Il a pourtant fait plus et mieux.

3’) Pendant le Concile

a’) Exposé de l’apport

Il s’est attaché à définir, au niveau de l’épiscopat, la relation entre la collégialité et l’exercice de l’autorité propre au Souverain Pontife, avec une minutie qu’on a parfois jugée lassante, mais qui était également nécessaire pour établir que la collégialité épiscopale n’est en rien opposée ou opposable à l’infaillibilité pontificale définie au premier concile du Vatican, et que cette infaillibilité elle-même, loin d’évacuer la réalité de cette collégialité, en est inséparable. Quant au rôle des laïcs, il a proclamé la corrélation semblable qui doit être reconnue entre le sacerdoce des fidèles et le sacerdoce ministériel. Mais, en revanche, on n’est pas encore arrivé à définir aussi concrètement leur agencement mutuel. Il ne faut pas s’en étonner, peut-être, car la théologie du laïcat, même chez ses plus grands spécialistes, comme le P. Congar, souffre d’une dualité de points de vue qui n’a guère trouvé sa synthèse. Dire d’un côté que les laïcs possèdent une participation authentique au sacerdoce, une consécration inhérente et une capacité effective de consacrer le monde à Dieu par leur activité, et maintenir, de l’autre, que leur vocation particulière est dans une « consécration des réalités profanes et tant même que profanes » reste médiocrement satisfaisant. Ces expressions enveloppent une ambi[44]guïté rémanente où il est permis de soupçonner que survivent côte à côte deux conceptions hétérogènes du laïcat entre lesquelles il faudra choisir tôt ou tard.

b’) Objection

Mais, il faut l’avouer, l’un des points les plus faibles des déclarations conciliaires est le peu qu’elles contiennent sur les prêtres du second rang, et d’abord que ce soit si peu, alors que, de fait, dans l’Église contemporaine, c’est sur eux que repose à peu près toute la pastorale concrète. L’épiscopat, jadis transformé en une espèce de caste seigneuriale, en est venu, depuis l’Église napoléonienne, à se concentrer sur des tâches presque purement administratives qui, dans l’Église ancienne, paraissaient être plutôt celles des diacres. On a voulu aussi restaurer le diaconat, mais on ne paraît pas savoir au juste ce qu’on voudrait en faire.

c’) Réponse

Quelles que soient ces lacunes, il y avait, dans les textes conciliaires, le principe au moins et, encore une fois, plus que le principe, d’une restauration de la vie normale de l’Église, comme celle d’un corps aux membres doués de fonctions diverses mais harmonisées.

4’) Après le Concile

a’) Énoncé

Hélas ! nulle part peut-être la distance ne paraît aussi grande entre ces redécouvertes et le misérable résidu auquel nous les voyons réduites pratiquement en si peu de temps. La redécouverte de la collégialité impliquait deux choses intimement liées. Un équivalent, d’abord, [45] de ce que la théologie orthodoxe fusse moderne a si bien développé, à la suite de Khomiakov, sous le concept de « sobornost », défini comme « unanimité dans l’amour ». Et, de plus, ce que Möhler (que Khomiakov lui-même appelait « le grand Moehler ») avait, pour sa part, si heureusement exprimé : que le « service » des « ministres », à tous les niveaux, pape, évêque ou prêtre, est foncièrement le service de cette unité dans l’amour qui ne fait qu’un avec l’unité dans la vérité, puisque la vérité chrétienne est la vérité de l’amour surnaturel. Mais, de fait, jamais nous ne semblons avoir été plus loin de l’un comme de l’autre. « Collégialité », aujourd’hui, ne paraît plus qu’un synonyme d’anarchie et, ce qui est le comble, d’individualisme.

b’) Première preuve : le catholicisme rejoint le pire du protestantisme

1’’) Exposé général

a’’) Les faits

Après la Réforme protestante, disait un de nos bons auteurs, « tout protestant fut pape une Bible à la main ». La Bible, les catholiques d’aujourd’hui, dans l’ensemble, ne s’en soucient pas plus que ceux d’hier. Mais depuis que le pape a déposé sa tiare au Concile, innombrables sont ceux qui paraissent croire qu’elle leur est tombée sur la tête. Chacun semble s’être découvert une vocation de Docteur de l’Église, et non seulement pérore à qui mieux mieux sur tous les sujets mais prétend dicter la loi avec une autorité inversement proportionnelle à sa compétence. Et ceux mêmes qui ont [46] quelque peu étudié ce dont ils parlent, trop fréquemment, ne se contentent pas d’ignorer systématiquement les directives de l’autorité, dans la mesure où elle en donne encore, mais, ignorant non moins délibérément toute opinion qui n’est pas la leur, ne savent plus attendre de cette autorité que la canonisation totale, exclusive, immédiate de leurs vues, de leurs pratiques, de leurs lubies…

b’’) Évaluation

Il n’y a pas si longtemps que les catholiques ironisaient de haut sur la pulvérisation du protestantisme en sectes ou en écoles rivales et antagonistes. Il ne leur a fallu qu’un desserrement du corset de fer où ils avaient été emprisonnés depuis la Réforme, et auquel la répression du modernisme avait donné le dernier tour de vis, pour en arriver, en un clin d’œil, à une situation pire encore. Chacun ne croit plus, ne pratique plus que ce qui lui chante. Mais le dernier vicaire ou le dernier aumônier d’action catholique, tout comme le plus ignare des journalistes, tranche de tout avec une certitude infaillible, se scandalise quand le pape (ne parlons pas des autres évêques !) se permet d’être d’un autre avis que le sien, et juge intolérable que d’autres prêtres ou fidèles puissent ne pas penser comme lui. Certes, on veut la liberté, mais chacun pour soi, et c’est d’abord la liberté de ne pas tenir compte de l’avis des autres.

c’’) Confirmation : réfutation par rétorsion

C’est ici le point le plus paradoxal de la situa[47]tion : qu’au moment où l’on a perdu tout sens de l’autorité, on voie renaître une espèce de néo-cléricalisme, des laïcs d’ailleurs tout comme des clercs, plus borné, plus intolérant, plus tracassier que rien de ce qu’on avait jamais encore vu.

2’’) Illustration liturgique

a’’) Exemple du latin

Un exemple typique est celui du latin liturgique. Le Concile a maintenu, dans des termes explicites, le principe de garder cette langue traditionnelle dans la liturgie occidentale, tout en ouvrant la porte aux plus larges dérogations toutes les fois que les nécessités pastorales imposeraient un usage, plus ou moins étendu, de la langue vulgaire. Mais la masse des clercs, qui, jusque-là, ne pouvaient même pas envisager qu’on lui fît sa place au moins pour l’annonce de la Parole de Dieu, ont aussitôt sauté d’un extrême à l’autre et ne veulent plus qu’on entende un mot de latin à l’église. « La parole est aujourd’hui aux laïcs », paraît-il, mais sur ce point comme sur tous les autres, à condition, bien entendu, qu’ils s’en tiennent à répéter docilement ce qu’on leur dit. S’ils protestent et veulent, par exemple, garder en latin au moins les chants de l’ordinaire de la messe, avec lesquels ils sont familiarisés, on leur réplique que leur protestation est sans valeur ; ils ne sont pas « éduqués », il n’y a donc pas à tenir compte de ce qu’ils disent ! C’est d’autant plus curieux qu’ils réclament précisément ce que le Concile avait recommandé. Mais [48] le Concile a bon dos : les trois quarts du temps, quand on en évoque le nom, ce n’est pas à ses décisions ou ses exhortations qu’on en appelle, c’est à telle déclaration épiscopale individuelle, que l’assemblée n’a nullement ratifiée, quand ce n’est pas à ce que tel théologien ou tel plumitif sans mandat aurait voulu voir le Concile canoniser, voire même à tel « développement » supposé du Concile, même quand le développement en question le contredit mot pour mot.

b’’) Extension à toute la liturgie

Ce qui est vrai du latin l’est de toute la liturgie, et c’est d’autant plus grave au moment précis où le Concile vient de proclamer sa centralité dans la vie et l’activité entière de l’Église. On soulignait naguère que les Églises traditionnelles, et l’Église catholique au premier chef, par leur liturgie objective, soustraite aux manipulations abusives du clergé, sauvegardaient la liberté spirituelle des fidèles face à la subjectivité facilement envahissante et oppressive des clercs. Mais, de cela, il ne subsiste rien. Les catholiques contemporains n’ont plus le droit que d’avoir la religion de leur curé, avec toutes ses idiosyncrasies, ses limitations, ses tics et ses futilités.

3’’) Conclusion

La princesse palatine décrivait à Louis XIV le protestantisme allemand dans cette formule : « Chez nous, chacun se fait sa petite religion à soi. » Chaque prêtre, ou peu s’en faut, en est là, [49] aujourd’hui, et les fidèles n’ont plus qu’à dire « amen », bienheureux encore quand la religion du curé ou du vicaire ne change pas chaque dimanche, au gré de ses lectures, des bêtises qu’il a vu faire à d’autres, ou de sa pure fantaisie.

c’) Seconde preuve : la protestantisation ne s’accompagne pas d’une connaissance de la Parole

1’’) Preuve chez les clercs

a’’) Exposé

La situation présente, dans le culte catholique, n’a pourtant pas fait que rejoindre la situation du protestantisme le moins traditionnel et le plus indiscipliné. Là, au moins, un certain respect de la parole divine chez les pasteurs, et une certaine connaissance de celle-ci chez les laïcs assurent ceux-ci de trouver dans leurs cultes les plus déficients quelque compensation à l’impérialisme clérical. Parmi les catholiques, clercs et fidèles, en dépit d’efforts sporadiques qui ne sont pas encore parvenus à percer une vieille croûte d’indifférence, voire de sourde hostilité, la Bible reste un livre étranger, et les traductions, même multipliées, n’y ont pas encore changé grand-chose. La lecture vite expédiée de deux minces fragments d’épître et d’évangile à la messe reste une formalité. Même quand il s’appelle aujourd’hui « homélie », le sermon qui suit ne lui doit généralement à peu près rien de son contenu (à supposer qu’il en ait un, et qu’il ne soit pas qu’un chapelet de slogans, un appel aux fonds, le commentaire des annonces, ou quelque diatribe politico-cléricale). De la sorte, les laïcs sont livrés pieds et poings liés à l’arbitraire [50] des clercs : ils ne peuvent même plus attendre d’eux la prière de l’Église, mais juste un « métingue » de creuse propagande, auquel ils se voient sommés d’apporter leur contribution enthousiaste en beuglant des rengaines insipides en guise d’ « acclamations ».

b’’) Extension à la liturgie : l’improvisation des prières

Encore cette situation ne suffit-elle pas à l’autisme de bien des clercs. Non contents de trafiquer à plaisir des textes bibliques ou liturgiques que des traductions, trop souvent tendancieuses, ont pourtant déjà essayé de limer au goût du jour, ils voudraient que leur fût rendue la liberté d’improviser les prières. Une revue de liturgie qui fut un temps à la pointe du mouvement liturgique, en présentant les nouvelles prières eucharistiques à ses lecteurs, conclut sur une dissertation (épiscopale !) dont l’auteur commence par nous avertir qu’il n’a même pas pris la peine de prendre connaissance des nouveaux textes sanctionnés par l’autorité et tirés de la Bible et de la tradition la plus authentique. À quoi bon, n’est-ce pas ? Après quoi, il nous déclare sans ambage que la seule eucharistie tolérable aujourd’hui serait celle qui prendrait librement pour thèmes le progrès technologique, l’humanité séculière arrivée à l’âge adulte, etc. Autrement dit l’autoglorification de l’homme à la place de la louange de la grâce divine : la prière du pharisien à la place de l’eucharistie de l’Église !

2’’) Preuve chez les laïcs

[51] Il est vrai que les clercs n’ont pas le monopole du lavage des cerveaux dans l’Église contemporaine. Ces néo-clercs que sont devenus en un rien de temps trop de « militants » laïcs n’ont rien à leur envier là-dessus. Il y a d’innombrables fidèles qui ne s’agitent pas, ne font peut-être partie d’aucun « mouvement », mais qui essaient, parfois héroïquement, de mettre l’Évangile dans toute leur vie et d’abord d’appliquer l’enseignement traditionnel de l’Église à leur vie morale. Le trait peut-être le plus remarquable, sinon le plus remarqué, de l’encyclique Humanae Vitae est de les avoir distingués comme ceux à qui les pasteurs doivent les plus grands égards, et de leur avoir apporté un réconfort qu’ils n’espéraient plus. D’où fureur d’un certain « laïcat » professionnel qui s’arroge le droit exclusif de parler pour les laïcs et qui ne décolère pas de ce que l’autorité a cru que le laïcat qui ne fait pas tant parler de lui, mais qui agit fidèlement, était peut-être plus représentatif de l’Église, et avait en tout cas droit à autant d’estime… Point n’est besoin de multiplier davantage les exemples. Ceux qui éclaireront les points suivants se rapporteront tout autant à celui-ci, qui est crucial.

d) L’œcuménisme
1’) Avant le Concile

L’œcuménisme : c’est vraiment la grande découverte du catholicisme contemporain ! Dieu sait si celui d’hier y était hermétiquement clos. Il n’y a pas si longtemps qu’un prélat romain, des plus [52] influents sous Pie XII, m’accueillait à Rome en me disant : « Rappelez-vous qu’à Rome, on n’aime pas les protestants. On leur préfère de beaucoup les athées. Et, surtout, on n’aime pas qu’ils se convertissent, car on a trop peur de l’esprit qu’ils pourraient introduire dans l’Église… » Et Dieu sait que cela n’était pas vrai qu’à Rome !

2’) Depuis le Concile

a’) Première critique

Aujourd’hui, au contraire, comme le disait à son tour un prélat anglican, ce qui inquiéterait plutôt, c’est le nombre et la rapidité des conversions catholiques à l’œcuménisme. On se prend à soupçonner que tant de gens n’ont pu changer si vite et si complètement. Et, de fait, quand on y regarde de près, il est au moins douteux que beaucoup, et des plus exubérants, aient seulement compris de quoi il s’agit. Qui dit œcuménisme ne veut rien dire ou bien veut [53] dire unité chrétienne. Mais on est bien obligé de constater que l’œcuménisme de la plupart des catholiques d’aujourd’hui ne témoigne d’aucun intérêt véritable pour le substantif, et de se demander s’il en a beaucoup plus pour l’adjectif. Lamennais disait que George Sand ne s’intéressait au socialisme que pour le parfum de lupanar qu’elle croyait y respirer. Les catholiques d’aujourd’hui, de même, paraissent déborder d’une affection soudaine pour les protestants, les anglicans, les orthodoxes (et aussi, pêle-mêle avec eux, les Juifs, les Turcs et les païens), non pas du tout parce qu’ils s’éveillent et répondent enfin au besoin ressenti, au désir de plus en plus anxieux des autres chrétiens pour l’unité d’une unique Église qui serait pour autant l’Église voulue par le Christ. C’est au contraire ce qu’il y a de pagaïeux, d’inorganique, d’amorphe dans le reste de la chrétienté qu’ils ont soudain découvert avec délices. Encore cela ne leur suffit-il pas et ils voudraient échanger leurs baisers Lamourette avec toutes les formes de croyance et surtout d’incroyance. Autrement dit, comme l’observait avec une tristesse ironique un des meilleurs œcuménistes contemporains, protestant celui-là : « Le plus grand danger pour l’œcuménisme, c’est que les catholiques en viennent à s’enthousiasmer pour tout ce dont nous avons reconnu la nocivité, cependant qu’ils abandonnent tout ce dont nous avons redécouvert l’importance. » Ce n’est pas le désir d’unité qui séduit les catholiques, chez les protestants contemporains, en particulier, et c’est bien moins encore le sentiment qu’ils auraient, en tant que catholiques, la responsabilité vis-à-vis de leurs frères de facteurs essentiels à cette unité. C’est, bien plutôt, la lassitude de l’unité qu’ils possédaient, l’incapacité d’en comprendre la valeur, et une curiosité perverse, un goût frelaté pour le schisme et l’hérésie…, au moment précis où les autres chrétiens, qui ne savent [54] que trop à quoi s’en tenir sur tout cela, se sont mis enfin pour de bon à chercher à en sortir !

b’) Deuxième critique : extension au dialogue interreligieux

1’’) Les faits

Mais le plus désolant n’est pas là. Et c’est l’inaptitude totale de la masse des catholiques « œcuméniques » à discerner et respecter ce qui est le plus spécifique de l’« œcuménisme ». Ce n’est pas seulement que ce soit un mouvement vers l’unité qu’ils paraissent peu capables de comprendre. Ils ne se sont pas encore aperçus, et ils refusent obstinément d’accepter, que ce soit un mouvement chrétien : la recherche de l’unité des chrétiens, de l’unité chrétienne. Le programme de la plupart des œcuménistes catholiques improvisés paraît se réduire à la formule : « Plus on est de fous, plus on rit ! » L’intercommunion avec les orthodoxes, les anglicans, les luthériens, les réformés, etc., ne leur suffit pas : il la leur faut, sur un pied de parfaite égalité, avec les bouddhistes, les hindouistes, les shintoïstes, les fétichistes, en outre des israëlites et des mahométans, et aussi avec les marxistes, les existentialistes, les structuralistes, les freudiens, les athées, libres-penseurs ou francsmaçons de tout poil, et encore les pédérastes. Mais dira-t-on peut-être : comment pratiquer l’intercommunion avec des gens qui n’ont pas de communion, qui ne veulent pas en avoir, qui ne savent même pas ce que c’est ? Si vous posez des questions [55] de ce genre, c’est que vous en êtes resté à une mentalité préconciliaire !

2’’) Évaluation

La vérité est que, depuis le Concile, pour un nombre indéfini de catholiques, ce n’est pas simplement la vérité catholique qui est devenue un vocable vide de sens, c’est la vérité chrétienne tout court : la vérité du Christ. Que les autres y croient ou n’y croient pas, cela ne fait aucune différence, ou la différence est dénuée d’importance.

e) L’ouverture au monde

Et ceci nous mène tout droit à l’ouverture au monde, que l’ensemble des catholiques « dans le vent » n’a d’ailleurs jamais distingué de l’œcuménisme lui-même.

1’) Avant le Concile

a’) Énoncé

Que le catholicisme post-tridentin ait eu besoin d’une telle ouverture, et même, pour employer un terme plus hardi encore, d’une véritable conversion au monde : c’est-à-dire, au sens étymologique, de se tourner enfin vers lui, de le voir, de le comprendre et de tâcher de l’aimer tel qu’il est, n’a guère besoin d’être démontré.

b’) Preuve analytique

1’’) En philosophie

Qu’on relise les manuels de philosophie qui, hier encore, dans les séminaires, concentraient toute l’attention des clercs pendant les premières années de leurs études, et l’on sera suffisamment édifié. Descartes, Leibniz, Kant, Hegel, Bergson, etc., y étaient présentés comme une succession de crétins malfaisants qu’un seul syllogisme, ou tout au plus un sorite, suffisait à liquider. Marx ? l’homme au couteau entre les [56] dents ; Freud ? un vieillard lubrique ; Blondel ou Le Roy ? des modernistes d’une perversité toute particulière, puisqu’ils persistaient à rester catholiques tout en doutant que les seuls raisonnements philosophiques adéquats dussent être en barbara ou en baralipton ! J’ai vu et entendu de mes yeux et de mes oreilles, et ce n’est pas si vieux, un professeur d’université pontificale, dans un congrès international d’apologétique, démontrer que les gens comme Gabriel Marcel qui prétendaient être venus à la foi par la voie de l’existentialisme ne pouvaient être que des hypocrites. (Je me rappelle également, Dieu merci, les rugissements de fureur avec lesquels Étienne Gilson accueillit cette ineptie. On le laissa dire parce que personne, dans cette docte assemblée, ne connaissait son saint Thomas aussi bien que lui, mais de là à s’incliner devant ses raisons !…)

Faut-il rappeler l’histoire comique et pitoyable du pauvre Charles du Bos ? Torturé moralement pendant des années dans la chapelle de clercs (et de laïcs !) où il était tombé, la prenant naïvement pour le grand chœur de l’Église catholique, parce que saint Augustin l’avait ramené à la foi, et que saint Augustin lui-même, depuis l’encyclique -, sentait le roussi, paraît-il !

2’’) En science

Passons à la science. Il n’y a guère encore, un des maîtres du néo-thomisme (et pas le plus mépri[57]sable, de très loin) démontrait syllogistiquement, bien entendu, que l’évolution était un faux problème, le plus ne pouvant sortir du moins. Et, plus près de nous encore, quand le Père Fessard tentait d’expliquer qu’une faiblesse congénitale du thomisme était qu’il ne faisait aucune place à l’histoire, deux maîtres en la matière s’empressaient simultanément de le morigéner en démontrant, l’un, que là était précisément sa supériorité, l’autre, au contraire, qu’il avait de l’histoire la vue la plus haute, mais parce que c’était une vue tout a priori.

3’’) Dans l’art

Que dire de l’art ou des lettres ! Si l’on accepte la définition semi-humoristique de Stendhal qu’est romantique tout art qui cherche à nous donner du plaisir, et classique tout art qui aurait peut-être donné du plaisir à nos grands-pères, le classicisme catholique pouvait servir de paradigme. Que le néo-baroque de Claudel, la mastication médiévale interminable et le style borborygmique de Péguy aient pu paraître aux plus audacieux des catholiques d’hier de troublantes hardiesses en dit assez long. Et il suffit d’un regard sur les églises des « chantiers du cardinal », pour ne pas mentionner les constructions pseudo-monégasques par lesquelles Pie XI, à la même époque, embellissait le Vatican, pour se dispenser d’expliquer ce que l’art, et surtout l’art « sacré » (?) représentait pour eux.

4’’) En politique

Leurs goûts bourgeois les avaient rendus plus [58] accessibles à la technique, c’est une justice à leur rendre, quoique les séminaires et beaucoup d’instituts religieux aient livré les derniers combats d’arrière-garde contre l’hydrothérapie et la sanitation modernes. En politique, non point comme on le croit parfois quelque goût romantique des causes perdues, mais la simple paresse de l’imagination, avait fait d’eux les derniers défenseurs de l’ancien régime quand triomphaient les démocraties, les identifiait à la démocratie parlementaire au moment où elle tombait dans le gâtisme, et les ferait voler au secours du marxisme quand son déclin paraîtrait à tout le monde, sauf à eux, probablement irrémédiable.

c’) Preuve synthétique

En un mot, qu’on se tournât vers le monde pour le bénir ou le maudire, le vitupérer ou le sauver, les catholiques, comme cet amputé qui n’arrivait pas à se mettre dans la tête qu’il avait perdu sa jambe à Waterloo, en étaient toujours à un monde qui n’existait plus, et ne savaient que ricaner niaisement du seul qui leur fût contemporain. Plus exactement, ils s’étaient fait un petit monde à eux, pour leur usage strictement personnel, avec sa philosophie qui ressemblait à une charade, sa science amusante et inoffensive, pas d’histoire, une littérature de midinettes pieuses et un art de perruquiers pratiquants, un confort vétusté, et, pour plus de [59] sûreté, des partis politiques et des syndicats pour rire, dont l’inefficacité était totale, mais où l’on avait l’avantage d’être entre soi, bien au chaud dans l’igloo sans fenêtres.

Si l’on voulait enfin se mettre pour de bon à la tâche d’évangéliser le monde existant, il fallait tout de même se décider à le découvrir. Et, même sans cela, le voulût-on ou non, on en faisait partie. Car on ne choisit pas plus son monde qu’on ne choisit ses chromosomes. Pour être chrétien il faut être homme, et il était plus que temps de reconnaîre quel genre d’hommes nous étions aujourd’hui, si peu que nous le fussions.

2’) Le Concile

Le Concile s’y est mis avec quelques grincements, mais finalement un courage louable. Ce n’est pas sa faute s’il y a apporté une certaine dose de naïveté. De tous les chrétiens, de tous les ecclésiastiques, les évêques étaient ceux qui s’étaient ou qu’on avait habitués à vivre dans les zones les plus protégées de l’hinterland catholique. Parler du monde, par suite, pour la grande masse d’entre eux, c’était parler par ouï-dire. Quant à parler au monde dans de telles conditions, c’était assurément bien intentionné mais peut-être quelque peu prématuré.

J’ai connu un professeur protestant de théologie pastorale qui disait, il y a bien trente ans, que si l’Église aujourd’hui voulait se faire entendre du monde, il lui faudrait d’abord arriver à résumer son [60] credo sur une carte de visite. En fait, Gaudium et Spes, l’adresse au monde du Concile, est le plus volumineux de ses documents, et d’une lecture si peu digeste qu’on se demande combien de ceux-là mêmes qui l’ont votée l’ont lue d’un bout à l’autre… et combien de ceux qui l’ont lue l’ont comprise. Trois objets formels, auraient dit nos maîtres, s’y bousculent, comme les frères Jacques dans leur inoubliable parodie d’un match de football, et le dernier passe son temps à essayer sans succès de se faufiler au premier rang. On y voulait d’abord, tout en parlant à la cantonnade, essayer de s’encourager soi-même à regarder en face ce qu’on n’avait encore jamais observé qu’en vision marginale. On y voulait ensuite, et c’est ici qu’on a été le plus abondant, fournir (au monde lui-même, ou à l’Église ? – ce n’est jamais très net) une description et une appréciation de ce monde où, malheureusement, la bonne volonté est plus touchante que la rigueur factuelle et surtout que la précision des critères. Et puis l’on se proposait aussi de lui annoncer l’Évangile. Mais, quoique ce souci sous-jacent revienne tout au long du document, comme une basse obstinée de la conscience profonde, il est indéniable qu’il n’est pas arrivé à s’exprimer en clair. Ce serait trop dire qu’on a l’impression que les Pères n’osaient plus rien demander au monde. On a plutôt celle qu’ils ne savaient pas très bien [61] que lui dire… Ces faiblesses d’un document composite, incomplet quoique d’une décourageante longueur (ce sont toujours les prédicateurs qui ne savent pas trop ce qu’ils veulent dire qui n’en finissent plus de le dire), ne l’empêchaient pas de contenir quelques bonnes bases de départ pour un effort de rattrapage, dont le seul fait de reconnaître enfin l’urgence était peut-être ce qu’on aurait pu augurer de mieux d’une telle assemblée.

3’) Après le Concile

a’) Énoncé

Malheureusement, ce n’est pas ce que ce texte avait de fort qui a éveillé le plus d’écho. Jusqu’ici, il n’y a guère que ses faiblesses trop évidentes qui aient fait école, et le trait en a été poussé d’emblée à la caricature.

b’) Exposé

L’ouverture au monde qu’on leur proposait, la conversion au monde suggérée, que sont-elles devenues pour les catholiques, ceux à tout le moins qui se sont aussitôt emparés du micro et qui monopolisent la presse ? Il est difficile de ne pas évoquer en les écoutant ces sauvages de régions reculées qui, devant un transistor, une chasse d’eau ou un paquet de préservatifs, chus subitement à leur porte, ne savent que tomber à genoux et croient dur comme fer que l’avion-cargo qui leur a déversé ces merveilles ne peut être que le Bon Dieu en personne.

c’) Évaluation critique

1’’) Du dedans

On a parlé d’agenouillement devant le monde, pour décrire la mode du jour, dans la pensée catho[62]lique ou ce qui en tient lieu. C’est bien trop peu dire. « Je n’aime pas ces prosternements, je n’aime pas ces lâches prosternements, tous ces sales prosternements d’esclave ! » disait le Dieu de Péguy. Il faut croire que les catholiques ont enfin entendu cette parole de Dieu là, au moins. Mais les prosternements en question doivent être tellement dans leur nature qu’ils n’ont rien pu faire d’autre, rien envisagé d’autre que de les transférer à une divinité moins dégoûtée en fait d’adorateurs. Et de multiplier les Salamalecs, et d’entasser les superlatifs, et de se provoluter à qui mieux mieux ! On pense à la phrase inouïe, dextrement épinglée par le chanoine Martimort dans son étude sur Le Gallicanisme de Bossuet : « Demeurant suspendu aux mamelles de l’Église romaine, je me prosterne aux pieds de Votre Sainteté !… » Quelle gymnastique, grands dieux ! Demeurant suspendus aux mamelles du progrès, les catholiques d’aujourd’hui n’en finissent pas de se traîner sur le ventre, aux pieds plus ou moins fourchus de tous les veaux d’or qu’il a fait pulluler. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’ils n’entendent pas, tout à leurs oraisons, l’énorme éclat de rire qui soulève peu à peu le monde, devant le spectacle offert par leur servilité maniaque. On avait cessé depuis longtemps, à vrai dire, de les prendre très au sérieux. Mais à ce subit et inattendu grouille[63]ment à quatre pattes de gens qui vous tournaient le dos depuis des générations, que voulez-vous qu’on fasse d’autre que se tenir les côtes ? Il y a pourtant, dans ce monde, des délicats, plus nombreux que les catholiques les imaginent, qui, non seulement ne sont pas enivrés par tout cet encens moisi, détourné de Dieu pour le seul bénéfice de leurs narines, mais à qui la puanteur de cette humilité abjecte soulève le cœur…

2’’) Du dehors par le monde lui-même

Les catholiques d’hier étaient incapables de recevoir aucune leçon du monde. Ils sont persuadés maintenant que le monde, comme Mussolini, « ha sempre raggione ». Mais ils oublient que le monde n’est pas composé que d’imbéciles, et que tout ce qu’il y a en lui de lucide se pose des questions de plus en plus angoissantes. Si l’Église peut encore avoir un sens pour le monde d’aujourd’hui, c’est à supposer qu’elle est capable d’y répondre, ou, ce qui peut être encore plus important, de l’aider à se poser enfin les vraies questions. Que veut-on qu’il fasse de cette bande d’hystériques que l’idée loufoque qu’il n’y a plus de problèmes que le monde n’ait résolu, ou ne soit en passe de résoudre, suffit à plonger dans un état délirant ?

f) L’aggiornamento
1’) L’apport du Concile

L’aggiornamento va de pair avec l’ouverture au monde, encore qu’il la dépasse. Celui que voulait Jean XXIII, celui que le Concile, en tâtonnant, comme il était inévitable, mais somme toute avec [64] vigueur, avait essayé d’entamer, c’était celui du scribe avisé qui recherche nova et vetera dans un trésor dont il avait désappris la fréquentation, tout occupé qu’il était à le garder et le défendre, comme un dragon hargneux tapi sur son inutile magot. Et, pour répondre enfin aux besoins de l’heure, il fallait commencer par retrouver les besoins de toujours.

2’) Après le Concile

a’) Le culte de l’avenir

1’’) Évaluation critique générale

L’aggiornamento qu’on nous propose, et prétendrait nous imposer, c’est celui qui consiste simplement à larguer toute la tradition pour sauter au cou d’une futurité dont personne ne sait au juste quelle sera la figure. Mais l’idée même d’une histoire qui n’irait vers son terme qu’en abolissant son passé est de celles dont les penseurs les plus modernes ont fait justice. Un Einstein n’a jamais cru un instant qu’il abolissait Newton : il savait mieux que personne que, selon le mot de Pascal, il pouvait tout juste se jucher sur ses épaules pour tâcher de voir plus loin. S’il y a quelque chose de vrai dans le structuralisme contemporain, c’est que l’esprit humain de notre temps, aussi bien que de tous ceux qui l’ont précédé, travaille dans des cadres qu’il a hérités et dont il ne peut pas plus s’évader qu’on ne peut sauter en dehors de son ombre. Plus profondément encore, les psychologies des profondeurs nous ont averti que ceux qui croient supprimer leur passé pour s’en affranchir ne font que le réprimer en vain. Réfugié dans le [65] sous-sol de notre personnalité, il en érode les bases et nous interdit tout développement véritable. Il faudrait commencer par l’assumer franchement pour que le vrai présent commence, où le futur se construit librement.

2’’) Évaluation critique propre au christianisme

À plus forte raison en est-il ainsi quand notre passé, comme c’est le cas pour les chrétiens, porte en lui la révélation unique et définitive de l’éternel. Ces catholiques, qui ne veulent plus regarder que le point oméga, ne peuvent conserver le Christ qu’en le volatilisant dans la pure mythologie. Ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, ce qu’il est et demeure à jamais ne les intéresse plus. Ils ne le retiennent plus, sinon comme un symbole tribal vidé de tout contenu propre et dont ils sont prêts à estampiller n’importe quoi, pourvu que ce soit ou paraisse du neuf. Ne leur demandez pas s’ils croient encore à sa divinité : ils vous répondront fièrement qu’ils sont au-delà de cette question. Seul les intéresse l’avenir de l’humanité, c’est-à-dire ce que la nôtre, parvenue à l’âge adulte, prenant seule en main son destin, peut devenir (quoi que ce soit d’ailleurs, superman ou un singe avec un œil au bout de la queue, peu importe, pourvu que ce soit du nouveau, ou du moins que ça en ait l’air !).

b’) Un Jésus tout humain

Jésus, un Jésus désormais tout humain, parce que rien qu’humain, n’a plus d’autre sens pour eux que d’être la promesse et le gage de ces muta[66]tions qu’on nous dit imminentes. Pourquoi Jésus, plutôt que n’importe quel autre personnage de l’histoire humaine, a-t-il été choisi pour ce rôle ? C’est ce qu’on ne voit vraiment pas !… La seule force de l’habitude, sans doute, qui, chez tous ceux qui ont la phobie de leur passé, n’est que plus tyrannique. S’il est pourtant un trait de la personnalité de Jésus que les historiens, même les plus critiques, s’accordent à lui reconnaître, c’est qu’il ne vivait que pour Dieu : l’Évangile du Royaume, c’était pour lui ce que saint Paul résumerait heureusement par la formule : « Dieu tout en tous. »

c’) Un Dieu mort

Mais Dieu lui-même, pour ces néo-adorateurs du monde, est mort. Il leur avait bien dit qu’on ne pouvait servir deux maîtres. Ils ont choisi. Le monde, Mammon, les a tout de suite eus tout à lui. Comme me le disait naguère une religieuse nouvelle vague : « Moi, ma religion ne connaît plus que la dimension horizontale. » Seulement la dimension horizontale, à elle seule, n’a jamais fait une religion. On a donc balancé la religion, après avoir bazardé le sacré. Mais, comme dans un christianisme désacralisé, on n’avait plus que faire du Christ de la foi, et pas davantage de celui de la simple histoire, dans un monde areligieux, enfin « consacré » dans sa profanité même, Dieu, évidemment, est vite devenu le vocable le plus parfaitement vidé de sens qui soit. [67]

d’) Critiques en vrac

Après cela, ne nous étonnons plus d’apprendre que la naissance virginale ne veut plus rien dire pour une humanité à la fois érotique et contraceptive, que la foi en la résurrection doit se traduire aujourd’hui par foi en la révolution, que des mots comme salut ou rédemption ne peuvent avoir de sens qu’offensant pour la dignité de nos contemporains, que même un terme biblique aussi profondément humain que le paulinien « réconciliation » doit être banni (« pourquoi ? » demandais-je naïvement, au clerc excité qui me l’apprenait pas plus tard qu’hier – « Et la lutte des classes, qu’est-ce que vous en faites ? » me répondit-il)… Mais surtout, ce dont il ne faut plus parler, c’est de mystère ! Pauvres gens, qui croient avoir découvert le monde et qui ne se sont pas encore aperçu que le mystère qu’ils avaient chassé de la religion, ou plutôt qu’ils avaient cru chasser avec la religion, les y attend !… Comme le disait déjà Origène, « celui qui a découvert ce qu’il y a de mystère dans le monde ne s’étonnera plus qu’il y en ait dans la révélation ». Mais, inversement, ceux qui ne peuvent plus supporter la révélation, pour ses mystères, ne peuvent éviter de retrouver le mystère dans le monde qu’en baptisant « monde » le dernier produit de leur imagination malade. Décidément, il n’était pas si facile aux catholiques qu’ils le croyaient de revenir au monde, si toutefois l’ouver[68]ture au monde, ce devait être la conversion au réel. Mais que serait-ce sans cela ? La barque de Pierre faisant eau de toutes parts ? Dans ce cas-là, évidemment, le seul avenir du catholicisme serait de ne plus en avoir.

Pascal Ide (pour la présentation et le plan)

 

29.4.2025
 

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