L’OFFRANDE HUMAINE DU MONDE A DIEU. Le retour de la nature vers son Origine 1/3

En hommage à Jean-Louis Chrétien, récemment disparu

« La parole créée est cela en quoi toutes choses créées sont faites à l’homme donnables [1] ».

1) Thèse

Seule la parole de l’homme permet au monde de pleinement retourner vers Dieu. Cette assertion se subdivise en deux thèses. La première, générique, affirme que la nature n’achève son reditus que par l’homme (a). La seconde, spécifique, affirme que ce retour opère selon différentes modalités (b), mais passe par excellence, par la médiation de la parole humaine (c).

a) Générale

La relation que l’homme moderne entretient avec le monde est plus souvent utilitariste, indifférente ou minimaliste ; autrement dit, le monde est finalisé par l’homme et nullement par Dieu. Or, à la suite de Gn 1,28, il faut clairement affirmer que grande est la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature. La seule réponse est dès lors maximaliste. La nature qui, créée, est sortie de Dieu sans l’homme mais, en partie, pour l’homme, ne retournera pas sans lui vers Dieu. C’est par sa médiation que le cosmos atteint son terme plénier. La nature a besoin de l’homme pour être reconduite vers son principe. En effet, double est le mouvement évolutif de la nature non-humaine : le premier s’est effectué sans l’homme, par Dieu, de par les dynamismes déposés lors de la création. son terme est l’être humain. Mais ce n’est que la moitié du chemin, si je puis dire. Un second mouvement doit maintenant reconduire la création vers Dieu. Le premier moment s’achève à l’être le plus parfait du monde matériel ; mais « toutes choses désirent Dieu » ; la création n’a pas atteint son terme ultime en faisant fleurir l’homme ; son repos n’est que partiel.

Aujourd’hui, un certain nombre de personnes ont une conscience aiguë – quoiqu’indirecte et parfois ambiguë – de cet inachèvement du monde. Alors, ils cherchent dans la direction d’une vaste mise en réseau, d’une prise de conscience plus ajustée de l’intersolidarité des choses, d’une revalorisation de l’animal. Mais ces quêtes demeurent trop immanentes et parfois revanchardes.

b) Les trois retours du monde vers Dieu

Pour dire les choses simplement, il me semble que le reditus cosmique peut s’exercer selon trois grandes voies. En effet, il appartient à l’homme d’être le médiateur de ce retour. On peut donc distinguer les médiations à partir de l’être humain et non à partir de la nature. Or, l’homme est médiateur par son intelligence et sa volonté (elles-mêmes arrimées à ses sens, son imagination, son affectivité, ses capacités motrices). Par ailleurs, selon la quarta via, il existe des degrés ascendants pour monter vers Dieu. Et ceux-ci peuvent, notamment, se prendre, des transcendantaux (saint Thomas nomme aussi la noblesse qui n’en est pas un). Or, trois transcendantaux sont en relation avec l’esprit humain : le vrai, le bien, le beau [2].

L’homme peut d’abord ramener la nature à Dieu par le chemin de la vérité. En effet, si une forme vaut par elle-même, elle est encore plus grande lorsqu’elle est subjectée dans un être d’une dignité supérieure. C’est ainsi que l’humanité trouve une dignité unique lorsqu’elle est assumée par le Christ. Or, par la connaissance, la nature est reçue, sur mode intentionnel, dans l’esprit humain. Certes, elle ne trouve pas une nouvelle existence réelle, mais une surexistence. Par conséquent, l’étude de la nature anoblit la nature. Et je parle ici d’une étude désintéressée, sans application technique, utilitaire immédiate. Je rappelle que c’est devenu une loi, beaucoup plus que rhétorique : tous les articles scientifiques, notamment dans certaines disciplines (notamment touchant la vie), s’achèvent sur une claire mise en évidence des finalités utiles, des applications bienfaisantes de la recherche. Des motivations financières peuvent l’expliquer ; mais, à trop les mettre en avant, le chercheur y perd, progressivement, sans s’en rendre compte, une de ses plus belles motivations : la recherche gratuite de la vérité.

L’homme est ensuite appelé à reconduire le monde par la voie du bien, autrement dit à « faire du bien » à la nature. En effet, celle-ci souffre. Pour au moins deux raisons : du fait de son inachèvement ; du fait du péché de l’homme. Or, les remèdes à ces deux types de maux ne sont pas à la portée de la nature.

Enfin, l’homme peut achever la remontée de la nature vers Dieu par le chemin du beau. Il l’emprunte dans l’art dont Hegel a bien montré qu’il est une des figures de l’Esprit absolu, donc un plus ajouté à la nature, ce que Kant avait perdu de vue. Il peut aussi l’emprunter en adoptant une attitude laudative. En effet, la gloire irradiante de la beauté ne peut se dire ; en revanche, elle peut se célébrer. Or, cette louange offre le monde. Le reditus est une offrande qui, chez l’homme, est parole hymnique. La grâce du cosmos qui jaillit des mains de Dieu Alpha devient, par l’homme et chez l’homme (car la nature est insérée dans l’homme), action de grâces tournée vers Dieu Oméga.

c) Particulière le retour de la nature vers Dieu par l’homme

Dans une belle et riche étude intitulée « L’offrande du monde », Jean-Louis Chrétien, à la suite de la grande Tradition notamment franciscaine, illustre idéalement ce chemin d’offrande : la parole et, plus généralement, l’homme a une vocation et une responsabilité, donner voix au monde pour qu’il puisse pleinement retourner vers Dieu ; sans l’homme, il manque quelque chose au cosmos ; et, de ce fait, à Dieu. Superbe intuition qui permet de nouer ensemble le triangle Dieu-homme-nature.

Sa thèse est donc que l’homme et, en lui, l’essence de la parole, est d’offrir le monde [3]. Répétons-le, cet énoncé ne doit pas cacher qu’il met en relation non pas deux mais trois termes : la nature et l’homme, mais aussi Dieu.

2) Les objections

À plusieurs reprises, Chrétien énonce les difficultés multiples et particulièrement ardues – eu égard au contexte actuel – rencontrées par cette position [4]. Il les affronte avec autant de courage et de hauteur de ton qu’il les énonce avec clarté. On peut les regrouper en fonction des trois termes en présence. Au fond, offrir le monde suppose un minimum de continuité entre Dieu, l’homme et le cosmos. Les apories seront donc de deux sortes. Les premières, philosophiques, nieront une continuité entre le monde et la parole de l’homme. Les secondes, théologiques, nieront une continuité entre l’homme et Dieu, entre la parole de l’homme et sa capacité d’offrir quoi que ce soit à Dieu.

a) Objections philosophiques : parole d’homme et offrande du monde

1’) Première difficulté : l’autoréférence de la parole humaine

C’est l’objection majeure depuis la rupture opérée par Mallarmé et consommée par Rimbaud qui lui a donné son anthropologie, selon l’analyse de Steinert. Désormais la parole est auto-référentiation : elle ne dit plus qu’elle-même. Toute parole est nôtre, naît de nous et retourne à nous. Or, offrir le monde (dans ma parole) suppose une continuité entre ma parole et cette réalité extramentale qu’est le monde : celui-ci n’est pas nous, à moins de tomber dans la toute-puissance magique. Nous retrouvons, transférée au plan du langage et absolutisée, maximisée, le divorce prononcé par Descartes entre l’esprit et la nature.

L’intention première de Jean-Louis Chrétien sera donc de contre-dire la quête narcissique indéfinie dont vivent aujourd’hui la parole et l’écriture, ainsi que l’a bien souligné George Steiner :

 

« Quand la parole se donne elle-même parce qu’elle se chante elle-même et ne chante qu’elle-même, selon l’idée moderne de l’«écriture», ce don qu’elle fait de soi est grevé de mille équivoques, et repose d’abord sur le retrait du monde dont elle a pris la place, ne nous laissant à habiter qu’un palais de miroirs ou une bibliothèque de Babel [5] ».

 

Et le philosophe donne l’exemple du poète qui a opéré la rupture, Stéphane Mallarmé : dans une œuvre au nom suggestif, Don du poème, il fait œuvre narcissique stérile [6]. Donation (active) et don (passif) en viennent à se confondre. Ou, pour le dire dans les catégories de la dynamique du don [7], don 1 et don 2 s’identifient. Dès lors, l’homme devient autocréateur et bientôt s’affaisse dans l’insignifiance. Une fois démasquée cette imposture, il ne reste plus qu’à crever la baudruche.

Dès lors, le seul remède est de rouvrir l’écriture à autre qu’elle ; la parole n’est pas appelée à se chanter elle-même mais le monde : « Pour se donner vraiment en ce qu’elle donne, il faut que la parole donne, qu’elle ne soit pas l’enchantement de sa réflexivité, attirant en son vain cristal. Et que pourrait-elle donner sinon le monde [8] ? »

2’) Deuxième difficulté : l’inversion entre théorie et pratique

Elle excipe non plus de la rupture consommée entre le monde et notre verbe, mais de l’inversion de la relation entre théorie et pratique opérée dans la modernité. Notre tâche est de rendre le monde habitable, autrement dit de le transformer ; or, offrir est une attitude passive ou contemplative, alors que donner un monde à habiter est une attitude praxique, active ; donc, offrir le monde nous égare : cela retarde voire congédie notre tâche d’homme.

3’) Troisième difficulté : l’inadéquation de la parole anthropologique à la parole cosmologique

Une parole de louange doit être adéquate à l’être loué sous peine de ne pas pouvoir en dire le bien. Or, la profusion du monde excède les capacités humaines : ce qui est vrai au plan de la vérité (quelle théorie, quel regard peut prétendre épuiser l’intelligibilité de la création), l’est de sa beauté. Donc, l’homme n’est pas capable de bénir le monde. Mais ce qui est impossible n’est pas obligatoire : comment devoir ce qui échappe au pouvoir ? Par conséquent, l’homme n’est pas appelé à offrir le monde [9].

b) Objections théologique : parole de l’homme et offrande à Dieu

1’) Première difficulté : l’impossibilité d’offrir le monde

On ne peut donner que ce qui nous appartient. Or, le monde ne nous appartient pas. Donc, on ne peut offrir le monde ; on peut seulement le louer. Plus encore, offrir, pour un chrétien, c’est offrir à Dieu ; mais Dieu est le Créateur du monde ; or, on n’offre pas à quelqu’un ce qui est à lui. On se souvient du mot admirable de saint Augustin : « En couronnant nos mérites, tu couronnes tes propres dons ». Cela vaut aussi de toute réalité naturelle. Donc, ce projet est vain.

2’) Deuxième difficulté : vanité de l’offrande

Notre premier devoir est de nous convertir, nous tourner vers Dieu et retourner à lui. Or, offrir le monde est une tâche autre. Donc, offrir le monde, c’est prétendre que je me suis déjà acquitté de cette tâche qu’est mon reditus vers Dieu. Or, une telle attitude est orgueilleuse. Donc, ce projet est présomptueux.

Mis ainsi en forme, le raisonnement montre bien que la prémisse faible est la disjonction explicitement opérée entre s’offrir soi-même et offrir le monde. Est ainsi assigné le point d’effort spéculatif qui est encore de recoudre le monde et l’homme – ce qu’opère l’offrande.

3’) Troisième difficulté : l’indisponibilité du monde

Offrir suppose de posséder ce que l’on offre : l’offrande précède l’acte d’offrir. Or, une parole peut-elle prétendre rassembler le monde en elle ? Peut-elle prétendre que le monde lui appartient ? Donc, la parole ne peut offrir le monde [10].

4’) Quatrième difficulté : l’équivocité entre le monde et Dieu

Une denière difficulté, d’inspiration barthienne, est en réalité préalable. Ce qui ne peut nous porter Dieu, comment le porter à Dieu ? Or, le monde n’est pas capable de révéler Dieu : il n’y a pas de connaissance naturelle de Dieu par voie cosmologique ; l’analogia entis est l’Antéchrist ! Donc, nous n’avons pas à reconduire le monde à Dieu.

Pascal Ide

[1] Paul Claudel, Cinq grandes odes. V. La maison fermée, in Œuvre poétique, éd. Jacques Petit, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1967, p. 281.

[2] Pour ce dernier et sa relation à l’esprit de l’homme, cf. le texte décisif Somme de théologie, Ia, q. 5, a. 4, ad 1um.

[3] Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », L’arche de la parole, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1998, p. 151-201. Un certain nombre de citations et d’analyses du texte lui sont empruntées.

[4] Ibid., p. 154-156, p. 164, p. 195-201. Les deux premières difficultés d’ordre philosophique puis d’ordre théologique sont tirées du premier passage cité.

[5] Ibid., p. 153-154.

[6] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, tome 1, Carl Paul Barbier et Charles Gordon Millan (éds.), Paris, Flammarion, 1983, p. 192-197.

[7] Rappelons la correspondance : réception (don 1) ; appropriation (don 2) ; donation (don 3).

[8] Jean-Louis Chrétien, « L’offrande du monde », p. 154.

[9] Ibid., p. 198, seconde difficulté.

[10] Ibid., p. 166.

27.8.2019
 

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