L’obéissance chez Balthasar selon Jacques Servais

Jacques Servais a consacré sa thèse à l’interprétation balthasarienne des ‘Exercices spirituels’ de saint Ignace de Loyola [1]. Dans un article de la Nouvelle revue théologique, le jésuite analyse la conception qu’a le théologien suisse de la liberté humaine [2]. Celle-ci s’articule autour de trois notions : indifférence, élection, obéissance.

1) Le point central

Le point central me semble être le suivant : la différence de perspective entre la conception classique, thomasienne et augustinienne, de l’obéissance et la conception ignatienne, du moins telle qu’elle est entendue par Balthasar. Cette altérité permet d’éclairer et de confirmer une opposition décisive entre ces climats théologiques.

Dans un article décisif du volume Homo creatus est, Balthasar montre que, selon lui, les Exercices de saint Ignace présentent une originalité absolue à l’égard de ses prédécesseurs. Proposant une relecture de toute l’histoire de la spiritualité, il en conclut que « tous les essais patristiques et scolastiques prennent – et il n’était pas possible qu’il en fût autrement dans la pensée antique – leur point de départ dans l’homme et s’interrogent sur sa nature, déchiffrable à travers ses besoins et ses aspirations [3] ». Un Augustin, comme Thomas, on le sait, mettent l’accent sur le désir de bonheur qui soulève l’homme vers le Bien infini : « Comment est-ce donc que je te cherche, Seigneur ? Puisqu’en te cherchant, mon Dieu, je cherche la vie heureuse, fais que je te cherche pour que vive mon âme, car mon corps vit de mon âme et mon âme vit de toi [4] ».

Tout à l’inverse, l’image de l’homme qui ressort des Exercices « n’a pas son centre dans les aspirations et désirs du cœur et son besoin de trouver sa réalisation dans l’absolu, mais dans la louange, la révérence et le service de Dieu (Exercices, n° 23.2) et dans la disponibilité vis-à-vis d’une volonté divine que, ni dans son ensemble ni dans son détail, il n’est jamais possible de déchiffre ni de supputer à partir de notre propre nature [5] ». Par conséquent, le livret d’Ignace présente une vision anthropologique tout à fait neuve : théologique et non plus cosmologique [6], descendante et non plus ascendante : l’homme « est un dynamisme qui pointe vers l’infini, mais qui ne peut atteindre celui-ci sans que le but visé ne vienne à sa rencontre [7] ».

La raison théologique de ce renversement est clairement exposée par Jacques Servais : « L’idée théologique de l’homme présentée comme normative dans le Principe et fondement [n. 23] est celle d’un être dont l’existence est tout entière due au Créateur, en vue duquel il est sur terre (la préposition para, qui y est répétée plusieurs fois, indique la relation dynamique à une fin transcendante). Il n’est rien en l’homme qui ne soit créé et ne doive dès lors se reconnaître débiteur par rapport à son Origine. D’autre part toute créature est dynamiquement ordonnée au Créateur qui l’a faite. Les Exercices ne suggèrent donc pas d’abord l’image de l’’épanouissement religieux de soi-même’, mais ils décrivent un être rendu capable, par grâce, de se dépasser dans ‘la louange, la révérence et le service de Dieu’ [8] ». Le dynamisme des Exercices est donc théocentré ; il ne part pas de l’homme, par exemple son désir naturel de voir Dieu ou de son aspiration au bonheur, c’est-à-dire à l’achèvement. Pour autant, Ignace ne les nie pas, mais il en inverse la compréhension : c’est parce que l’amour de Dieu veut se communiquer à sa créature que celle-ci lui est destinée.

Ajoutons trois attestations de cet effacement de la perspective anthropocentrique. Tout d’abord, la place accordée au salut est seconde (mais non secondaire). En effet, le le même Principe et fondement affirme que « l’homme est créé pour louer, révérer et servir Dieu notre Seigneur et par là sauver son âme ». Or, le salut est ici nommé dans une proposition subordonnée, comme pour signifier qu’il n’est visé que latéralement, comme « de surcroît [9] », par rapport à la direction principale qu’est le service de Dieu.

Ensuite, lorsque saint Ignace décrit et fait contempler « comment les apôtres furent envoyés prêcher [10] », il souligne que la mission est déterminée par le Seigneur lui-même et non par les qualités et les désirs des sujets envoyés. Or, les Apôtres sont, pour Ignace, le modèle archétypique de toute « vocation particulière [11] ». La mission implique donc, écrit Balthasar, « une harmonie mystérieuse, tout à fait invérifiable, avec ses conditions naturelles [« traits historiques, caractériels, biographiques, propres au sujet »], mais elle peut disposer souverainement de ces conditions, lesquelles ont à s’y subordonner et à se mettre à sa disposition sans réserve [12] ».

Enfin, Ignace ne parle ni de la béatitude ni du repos dans les Exercices. Le thème principal, irénéen, est le service de la gloire et de la louange de « Sa Divine Majesté [13] ».

Balthasar a emboîté le pas à cette interprétation. Cela correspond d’ailleurs à sa théologie du mystère. Par exemple, si la mission est si peu proportionnée à et si peu appelée par les talents personnels de l’envoyé, c’est parce que « celle-ci jaillit de ce qu’il y a de plus vivant en Dieu [14] ».

2) Conséquences

C’est à partir de ce point de vue que prennent sens les trois autres notions centrales chez Ignace : l’indifférence, l’élection et l’obéissance.

a) L’indifférence

Celle-ci devient une qualité ontologique, en-deçà de toute caractérisation éthique. Elle est la disposition fondamentale de l’être créé. « L’indifférence, explique Balthasar, est le présupposé ontologique (et donc, de façon subordonnée, moral et ascétique) de l’accomplissement de l’élection, c’est-à-dire de la position de l’acte qui fonde l’être chrétien. […] L’indifférence est l’acte fondamental de la créature ; c’est à partir d’elle qu’on peut développer la théologie de la potentia obœdentialis […]. Comme telle, elle est l’attitude permanente consistant à accorder constamment, dans l’analogia electionis [15], la primauté à la volonté de Dieu par rapport à la volonté propre. Elle est même en cela la source et la forme de la foi, l’amour et l’espérance, car elle est ce qui motive la préférence de la vérité divine à la propre vérité, de l’amour divin à l’amour propre, de la promesse divine à la sécurité propre [16] ».

Double est l’écart avec l’interprétation classique. Dans la perspective traditionnelle, la disposition première est théologale et, parmi les trois vertus, la foi est première ; on ne saurait donc imaginer une attitude spirituelle autre et, a fortiori, antérieure qui unisse l’âme à Dieu. On pourrait préciser : les trois théologales couvrent la totalité de la vie intérieure, sans reste, si l’on peut dire ; il n’y a donc pas de place pour une autre disposition. Mais il y a plus, et cet autre écart peut éclairer la difficulté première. L’indifférence, comme les trois vertus théologales relèvent de l’ordre éthique au sens fort et large. Or, ici, elle devient une qualité ontologique, en-deçà de toute caractérisation éthique. Jacques Servais précise à juste titre : « Pour Ignace les différences et les valeurs de la création (bonne !) demeurent et doivent demeurer telles à l’intérieur du donné reçu : de soi il est bon d’être en bonne santé, il est mauvais d’être malade ! Le point sur lequel le saint insiste est autre : que la qualité particulière de ces valeurs n’est pas le critère dernier de la décision humaine, car celles-ci sont elles-mêmes subordonnées à la fin transcendante pour laquelle l’homme est créé [17] ».

On pourrait objecter que Balthasar fait ici de l’indifférence la « forme », alors qu’il l’a décrite avant comme une quasi-matière prête à recevoir toute information ; or, forme et matière se distinguent donc, de ce point de vue, ne peuvent se confondre. Balthasar ne se contredit-il pas ? On le sait, le théologien suisse non formaliter loquitur ! Mais peut-être l’apparente contradiction se lève-t-elle si l’on considère que les dénominations de « forme » et « matière » sont attribuées à l’indifférence dans deux mises en relation complémentaires :

Par comparaison, dans une optique téléologique, c’est le désir, la tension vers la fin qui est première ; ici, c’est la soumission de la liberté au libre don divin, gratuit, donc l’indifférence. Dans les deux cas, il s’agit bien d’une ouverture de la liberté au don divin ; mais Balthasar souligne la passivité première qui est une remise totale entre les mains du Père.

b) L’obéissance

Autant l’indifférence est ontologique, autant l’obéissance engage la liberté. Celle-ci est interprétée dans les termes de la remise totale entre les mains de Dieu et dans le renoncement à toute volonté propre (donc dans une sorte de kénose morale). C’est l’exemple que Jésus nous donne : « Dieu le Père a agi en Jésus-Christ d’une façon si définitive qu’il a en même temps dévoilé en lui son cœur le plus intime : son amour trinitaire, et qu’il lui a fait don d’une obéissance souveraine manifestant cet amour dans le fait de porter le péché du monde, une obéissance souveraine que le Christ vit en abandonnant et en dépassant toute volonté et tout jugement propres, pour mourir et s’abandonner ainsi sans réserve entre les mains de Dieu (qui l’a ‘délaissé’, qui a disparu, qui est ‘mort’) [18] ». De ce fait, l’obéissance est aussi fondement de l’élection : elle ouvre la liberté humaine à tout ce que voudra lui donner la liberté infinie de Dieu. Elle remet totalement l’homme à disposition de son Créateur et Sauveur [19].

c) L’élection

L’indifférence est le présupposé ontologique et l’obéissance le présuppose éthique à l’acte libre par excellence, l’acte de la liberté qui est l’élection. Celle-ci devient l’acte de livraison de la liberté finie à la Liberté infinie.

L’élection suppose donc un acte de confiance sans limite envers le Père, à l’image de l’acte par lequel le Fils met sa divinité en dépôt entre les mains du Père. Or, tel est le sens de l’obéissance.

Là encore, on voit comment Balthasar conçoit la communion entre Dieu et l’homme : « pour rendre possible l’unité de la volonté divine et de la volonté créée dans le choix que l’homme accomplit – cette nouvelle ‘identité’ ou ‘union’ qui désormais remplace toujours plus clairement l’idéal antique d’identification mystique de notre nature [à Dieu] ou ‘divinisation’ – son effort suprême doit tendre à écarter tout ce qui est empêchements et obstacles de son côté, à se préparer par des Exercices spirituels à la pure ‘disposition’ à accueillir la volonté divine, et don à s’exercer à l’indifférence dans toute volonté et tout choix personnels, de façon à pouvoir accueillir uniquement de Dieu la différence [20] ».

La différence est donc triple. La première concerne le jeu des facultés : Thomas insiste davantage sur l’intelligence que sur la liberté. La seconde concerne la perspective : celle d’Ignace est la disposition du sujet, celle de Thomas le don objectif. La troisième concerne l’importance accordée à la protologie chez Ignace-Balthasar et à la téléologie chez Thomas : celui-ci considère plus le lien entre l’esprit de l’homme et son acte, son actuation qui est la contemplation de Dieu que la disposition subjective. La quatrième concerne la nature de la réceptivité première : une réceptivité contemplative chez Augustin, Thomas, le Carmel, versus une réceptivité active chez Ignace-Balthasar.

Pascal Ide

[1] Jacques Servais, Une théologie des ‘Exercices spirituels’. Hans Urs von Balthasar interprète de saint Ignace de Loyola, coll. « Culture et Vérité », Bruxelles, Lessius, 1992.

[2] Id., « Au fondement d’une théologie de l’obéissance ignatienne. Les Exercices spirituels selon H.-U. von Balthasar », in Nouvelle revue théologique, n° 116/3 (mai-juin 1994), p. 353-373. L’article pèche par manque de conceptualisation. Il propose d’abord une topique des articles ou œuvres importantes sur l’obéissance chez Ignace.

[3] Hans Urs von Balthasar, Homo creatus est. Skizzen zur Theologie V, Einsiedeln, Johannes, 1986, p. 15.

[4] S. Augustin, Confessions, L. X, ch. 29 et L. XIII, ch. 10. Cf. Id., De civitate Dei, L. XII, ch. 30.

[5] Hans Urs von Balthasar, « Exercitien und Theologie », Orientierung. Katholische Blätter für weltanschauliche Information, 12 (1948), p. 229-232, ici p. 231.

[6] La distinction de la double voie, anthropologique et cosmologique, est ici relativisée au profit d’une opposition plus radicale entre la vision théologique d’une part (la troisième voie) et les visions immanentes d’autre part (les deux premières voies).

[7] Homo creatus est, p. 15.

[8] Jacques Servais, « Au fondement d’une théologie de l’obéissance ignatienne », p. 355.

[9] Ibid., p. 356.

[10] Exercices, n. 281.

[11] Exercices, n. 275.

[12] Hans-Urs von Balthasar, Introduction à Adrienne von Speyr, Die Sendung der Propheten, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1953, p. 7.

[13] Cf. Exercices, n. 16, 152, 167, etc.

[14] Adrienne von Speyr, Jean. Le Verbe se fait chair, trad., tome 1, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, 1987, p. 80.

[15] Sur cette expression, cf. Hans-Urs von Balthasar La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. IV. Le domaine de la métaphysique. 2. Les constructions, trad. Robert Givord et Henri Englemann, coll. « Théologie » n° 85, Paris, Aubier, 1982, p. 167.

[16] « Exerzitien und Theologie », p. 231.

[17] Jacques Servais, « Au fondement d’une théologie de l’obéissance ignatienne », p. 359.

[18] Hans-Urs von Balthasar, Points de repère. Pour le discernement des esprits, trad. Bernard Kapp, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 1973, p. 106-107.

[19] Cf. Id., La Dramatique divine. II. Les personnes du drame. 1. L’homme en Dieu, trad. Yves Claude Gélébart avec la coll. de Camille Dumont, coll. « Le Sycomore », Paris, Lethielleux, Namur, Culture et Vérité, 1986, p. 265-266.

[20] Id., Thérèse de Lisieux. Histoire d’une mission, trad. Robert Givord, Paris, Médiaspaul, 1972, p. 358.

14.3.2025
 

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