L’iconoclaste de Gabriel Marcel

De manière générale, le théâtre du dramaturge et philosophe français contemporain Gabriel Marcel traite du difficile accès à soi, à son cœur, accès qui passe par la médiation d’abord du Tu, mais aussi du Mystère. Je prendrai un exemple, parmi beaucoup, la pièce L’iconoclaste, primitivement appelée Le porte-glaive [1].

Cette pièce conte, non sans quelque maladresse d’écriture, mais avec profondeur le chemin menant à la vérité sur soi [2].

1) Les personnages et le cadre de l’intrigue

Résumons l’intrigue du drame en quelques mots. Abel Renaudier vient passer quelques jours chez son ami d’enfance, Jacques Delorme, actuellement marié à Madeleine. Abel est froid, accusateur à l’égard. Progressivement, on découvre l’histoire passée qui va ici se dénouer ou se nouer différemment en quelques jours. Autrement dit, l’action se déroule à l’acmé de la crise. Il sera plus clair de présenter d’abord les personnages en les introduisant progressivement :

a) L’amitié Abel-Jacques

Abel et Jacques sont deux amis d’enfance : ils se sont connus en septième. Abel est intelligent, brillant, docteur ès lettres, célibataire et tourmenté. Jacques est beau, marié tôt et heureux en amour.

b) Le triangle Abel-Jacques-Viviane

Ils rencontrent tous deux une belle jeune femme, Viviane. Abel, puis Jacques en tombent follement amoureux. Abel ne croit pas à l’amour de Viviane pour lui et Jacques finit par épouser leur amie commune. Abel sublime son affection mais demeure très proche du couple.

Mais, voilà que Viviane meurt de maladie grave, laissant deux enfants orphelins ; Jacques promet à Abel de demeurer fidèle à la mémoire de Viviane et de ne pas se remarier.

c) Le quadrige Abel-Jacques-Viviane-Madeleine

Or, Abel parti en Russie, apprend que Jacques va épouser en secondes noces Madeleine. Abel prend cette décision comme une pure trahison, de surcroît motivée par les plus bas instincts – l’incapacité à vivre dans la continence du veuvage –, quoique surdéterminée par le prétexte qu’une mère est nécessaire aux enfants.

Les amis ne se sont pas vus depuis trois ans et Jacques invite Abel qui ne lui a jamais dit ni qu’il aimait Viviane ni combien la décision de Jacques l’avait profondément mortifiée.

d) Le pentagone Abel-Jacques-Viviane-Madeleine-Florence

Un dernier personnage, dont nous verrons qu’il est dramatiquement nécessaire, vient compléter (je ne dis pas compliquer) le tableau : la sœur de Jacques, Florence Breau, est invitée aussi par Jacques ; ce n’est pas un hasard. Son intention est en effet qu’Abel épouse Florence. Cette idée est d’autant moins saugrenue que Florence est secrètement amoureuse d’Abel. Ce que le bon Jacques ignore, c’est qu’Abel est toujours aussi passionnément amoureux de Viviane. En tout cas, Florence qui sent la froide indifférence d’Abel lui rend par une agressivité incompréhensible autant à son destinataire qu’à son frère.

 

La pièce se passe donc principalement entre quatre protagonistes vivants : Abel et son ami Jacques, Madeleine, épouse de Jacques et la sœur de celui-ci, Florence, et une cinquième, morte : Viviane. Mais Abel est le héros principal, même si Marcel est loin de négliger l’itinéraire intérieur des autres personnages. Pour autant, les autres personnages sont loin d’être inutiles : la mère d’Abel joue un rôle important de par sa simplicité et plus encore ; la fraîcheur du jeune Roger, fils de Jacques et Viviane, nous apprend bien des choses sur le cœur de chair d’Abel qui peut lui dire son besoin d’être aimé et est encore capable de pleurer ; enfin, les parents de Madeleine ne se réduisent pas à un rôle de présentation, de diversion ou de repoussoir ; Madame Chazot, qui a « décidément le génie de l’antipathie [3] », selon le mot de son mari, est l’anti-type même de la connaissance de soi, comme le montre la scène de l’ouverture.

2) Résumé de l’intrigue

Adoptons l’ordre calendaire. L’action commence donc lorsqu’Abel retrouve Jacques, pour la première fois après son mariage.

Les deux premiers actes sont ceux de l’indignation et de la progressive diffusion du mensonge d’Abel. Il est tellement indigné par ce qu’il croit être la félonie de Jacques qu’il décide de se venger en lui faisant subtilement croire qu’il l’a trompé avec Viviane ; le fiel du doute est lentement distillé.

Le second acte s’achève sur la brutale prise de conscience, par Abel, de toute l’intense souffrance qu’il a causée autour de lui par son soupçon.

Les deux actes suivants sont ceux de sa toute aussi progressive rédemption. Elle-même se déroule en deux temps : ouverture aux autres (troisième acte) ; ouverture au mystère (quatrième acte). En effet, Abel apprend par une confidence de Madeleine que Jacques n’a jamais trahi Viviane mais, au contraire, qu’il a épousé Madeleine par fidélité aux voix intérieures de Jacques. Dès lors, il se trouve face à un dilemme cruel : comment redonner espérance à Jacques sans mentir ?

3) L’itinéraire intérieur d’Abel

Passons de l’ordre chronologique extérieur à l’itinéraire intérieur du protagoniste principal, Abel. Je ne vais pas refaire l’analyse minutieuse et remarquable, très en harmonie avec la philosophie marcélienne, que le Père Marcel Belay propose de la pièce et que Gabriel Marcel a souhaité éditer en annexe de la pièce sous la modeste rubrique « Commentaire » [4]. Je soulignerai seulement ce qui intéresse mon propos, à savoir le progressif, très douloureux mais aussi lumineux accès d’Abel à la vérité intérieure.

a) Le péché d’Abel

En un mot, Abel est jaloux. On sourira ou s’étonnera du paradoxe qui a fait choisir comme prénom à Marcel le premier personnage de l’histoire humaine – à en croire la Bible – qui soit non pas sujet de jalousie, mais sa victime ! En tout cas, nous ne sortons pas du cadre de l’envie assassine. Et Abel présente tous les signes de la jalousie :

1’) La tristesse

Abel est triste, d’un bout à l’autre de la pièce. Une désolation permanente semble désertifier sa vie intérieure. C’est seulement, à la fin, qu’on le sent soulagé, enfin paisible. Abel dit ressentir « l’amère tristesse de compter si peu pour les autres ».

2’) La comparaison avec Jacques

Dès son plus jeune âge, Abel n’existe que par personne interposée. Et cette imitation-rivalité existe depuis très jeune : « Jacques m’a lu l’autre jour une rédaction que vous aviez faite à douze ans et qu’il avait copiée [5] ». Abel dit à Jacques : « Tu as toujours été beaucoup plus d’aplomb que moi, c’est certain [6] ». Plus tard, il sera beaucoup plus précis en nomment ce qu’il reconnaît en Jacques qui lui « manquait : cette grâce naturelle, cette aisance libre dont il est à croire qu’une femme ne pardonne jamais le défaut [7] ».

Mais n’imaginons pas que cette comparaison ne fût pas réciproque : « je t’ai même admiré », dit un moment Jacques à Abel : « naturellement, je ne te le disais pas [8]… ».

Voilà pourquoi Abel accepte de venir passer quelques jours chez Jacques, dans ce qu’il dit être « le seul endroit où j’aie vécu [9] » : car celui-ci l’invite dans la maison où Viviane l’accueillit ; or, Abel ne vit que par la personne de la jeune femme.

3’) La rivalité mimétique

Le sentiment amoureux qu’Abel éprouve pour Viviane semble causé implicitement par l’amour de Jacques. En effet, il dit lui-même qu’au point de départ, il n’éprouve pas de sentiment particulier pour la jeune femme.

Il faudrait analyser en détail le récit que Jacques donne à Abel de sa rencontre avec sa future épouse : on ne saurait dire lequel des deux amis a aimé Viviane en premier. « Quand je pense que c’est toi qui m’as entraîné dans cette maison !… A cette époque j’étais plus sauvage que toi. Je me souviens très bien que la première fois Viviane ne m’a fait aucune impression. Je l’ai trouvée froide, distante, poseuse ». Jacques ajoute, avec grande lucidité : « Ce que je m’explique difficilement, c’est que j’aie accepté d’y retourner. Je sais bien que tu as insisté ». Abel s’étonne : « Moi ? – Mais tout de même il a fallu qu’une volonté plus forte que la nôtre intervînt ». Comment mieux dire l’entremêlement des désirs et que le désiré est le désirable (par l’autre) ? Quelle est cette « volonté plus forte », quelle est la raison pour laquelle Jacques a « accepté d’y retourner » si ce n’est le sentiment confus de l’attachement de Viviane pour Abel et d’Abel pour Viviane ? Jacques le dit de deux manières : en creux, en soulignant son manque d’attrait pour la jeune femme ; en positif, en soulignant qu’Abel en est la cause. Pour autant, il ne le désigne nullement comme un entremetteur ; c’est donc que le dispositif est non-conscient, et c’est celui de la mimésis du désir.

Et si un doute demeure, lorsque Jacques précise ce que Viviane jouait la seconde fois au piano : « Prélude, choral et fugue », Abel corrige aussitôt : « Non, pas la fugue [10] ».

4’) La violence contre l’autre

On le sait, la jalousie est prêt à détruire la personne convoitée plutôt que la laisser à l’autre. Qu’on se souvienne du jugement de Salomon. Or, la prétendue odieuse trahison est l’occasion pour Abel d’extérioriser toute la violence contenue ; il lui suffit de verrouiller son jugement.

Déjà, à sa manière, en demandant à Jacques de demeurer fidèle, il le fait participer à la même tristesse que la sienne : désormais, ils communieront tous deux au même deuil.

Au point de départ, il y a de l’animosité : « On dirait que tu redoutes tout ce qui pourrait nous rapprocher ». Mais cette animosité va se transformer en haine destructrice. Profitant de l’agressivité, au départ inexplicable de Florence, il tient sa vengeance : il laisse supposer qu’il fut l’amant de Viviane et ainsi injecte dans l’esprit de Jacques la représentation d’une femme adultère ; or, Jacques ne vit que de l’amour à son épouse ; il tue ainsi symboliquement son ami.

5’) Le violence contre soi

Chez le jaloux, cette destruction est plus encore une autodestruction. Abel est habité par une profonde mésestime de lui. On l’a dit, bien que brillant universitaire, le jeune homme semble inconsolable. « Il ne demande qu’à se voir accusé », dit madame Renaudier, sa mère [11].

Au fond, Abel est habité par une profonde aspiration à l’auto-destruction. Ne s’enfuit-il pas en Russie parce que « c’est la seule terre qui enseigne à mourir [12] » ?

6’) L’inconscience

Voilà le point qui nous intéresse au plus haut point : Abel est tellement blessé et depuis si longtemps qu’il s’est auto-convaincu de ses raisonnements. Aveuglé, il méconnaît totalement la profondeur, la fidélité de Jacques qu’il a définitivement jugé pour mieux le condamner. A Jacques qui s’explique, Abel répond par cette ironie et ce mépris qui lui sont si coutumiers : il sait déjà. Le cœur d’Abel semble devenu imperméable à la vérité. Lui-même avoue : « Vous ne me connaissez pas… Moi-même je ne suis pas sûr de me connaître [13] ».

D’où la question : comment accéder à la vérité de son cœur ? comment celui-ci peut-il devenir poreux ?

7’) Péché ou blessure ?

D’un côté, l’histoire d’Abel semble blessée. Certes, il ne semble pas avoir manqué d’amour, puisque, selon les mots de sa propre mère, « dans ma vie, il n’y a eu que toi ». Mais autre chose est le don objectif d’affection, autre chose est sa réception, l’appropriation de ce don. Or, de fait, comme sa mère, à nouveau, l’affirme : « Au fond, c’est là ce qui t’a manqué jusqu’à présent : tu ne t’es jamais senti aimé [14] ».

Il n’empêche qu’il se cache à lui-même sa jalousie par son orgueil. Il neutralise tout le ressentiment à l’égard de Jacques et peut-être même de Viviane en admirant sa capacité à écraser son amour. D’ailleurs, Abel est lucide sur ce qu’il appelle « les sursauts égoïstes de mon orgueil [15] ».

8’) Relecture

On aura reconnu la structure girardienne de la rivalité mimétique. Tous les ingrédients s’y trouvent : mimesis entre les amis, inconscience du processus, violence et processus victimaire (dont la principale victime doit être Jacques, via Viviane).

b) Premières prises de conscience

Cependant, en cette vie, nulle situation n’est irréversible ; nul cœur n’est condamné à une cécité définitive. L’« extraordinairement doux » Abel, selon l’aveu de Florence [16], est celui qui murmure d’une voix étouffée à Roger : « Tu m’aimes un peu, dis [17]? »

1’) La division intérieure

On peut supputer, car peu de choses, dans le texte, le laisse entrevoir, fors la grande sensibilité d’Abel, que celui-ci est divisé, plus, déchiré. Mais on peut le déduire des lois générales de la psychologie. En effet, en faisant croire qu’il eut une liaison avec Viviane mariée, il ment ; or, Abel est un homme droit qui n’aime pas mentir et ne sait même pas mentir, comme dit sa mère. De plus, toute personne tient naturellement à sa réputation, surtout au regard positif de ses amis, de ses proches. Comment donc ne peut-il pas être meurtri par le soupçon qu’il éveille sur sa personne ? Enfin, deux amis sont un ; or, en se laissant suspecté, il jette aussi le discrédit sur Viviane, sa grande, son unique amie ; Abel ne peut pas ne pas être torturé de voir la belle mémoire de Viviane détruite.

Mais cette désolation intérieure ne vient que s’ajouter à une autre désolation antérieure, et ces eaux mêlées finissent par se confondre ; l’âme est habituée à s’insensibiliser ou à s’endolorir ; l’homme a une capacité infinie à se faire souffrir.

Un ou plutôt plusieurs facteurs externes, plus objectifs, sont indispensables.

2’) La découverte de la souffrance de Jacques

La discussion avec Jacques révèle d’abord à Abel que son ami n’est pas celui qu’il s’imaginait. Abel avait supposé que Jacques tirait de la fierté d’avoir épousé cette femme exceptionnelle qu’était Viviane : ce faisant, il projetait sa passion sur celle de Jacques ; or, si Jacques s’était enorgueilli d’être aimé par Viviane, la découverte de l’adultère l’aurait profondément humilié. Or, Abel rencontre un homme tourmenté par bien autre chose que de la culpabilité ou de l’orgueil froissé : comme le dit fort bien l’Abbé Belay, « Jacques est atteint non dans son amour-propre, mais dans son amour [18] ». D’ailleurs, c’est la même amitié désintéressée que Jacques porte à Abel, lorsqu’il lui dit : « Rien ne peut t’atteindre qui ne m’atteigne du même coup [19] ».

Abel est profondément déstabilisé : « Au point où j’en suis, volonté, projets… ces mots-là n’ont pas de sens [20] ». Mais ce n’est pas encore la lumière de la vérité. Il ne fait que deviner la tragédie des victimes de son accusation. Auparavant, il a besoin de sentir de l’amour : la vérité sans amour est une lumière crue qui assassine le cœur.

3’) L’amour de Florence

Cet amour, il va le recevoir de Florence dont le rôle apparaît soudain de première importance. En effet, Florence était aussi agressive à son encontre, c’est qu’elle est passionnément amoureuse de lui et que lui, Abel, est totalement indifférent, voire méprisant. Abel, en prenant conscience de cet amour, fait, pour la première fois, l’expérience d’être aimé par une personne. Son cœur se laisse toucher. Enfin, Abel sort de sa clôture affective. Mais cet amour n’est-il pas trop neuf, trop lointain, pour toucher le fond de son cœur ?

4’) L’amour de Viviane

Florence, qui a pardonné (« Mon cœur vous absout »), a retrouvé, par hasard, au fond d’un tiroir, une lettre que Viviane lui a écrit, voici plusieurs années, mais qu’elle n’a jamais osé poster. Cette lettre qu’elle donne à Abel commence par ces mots : « Mon Abel, mon amour… » Abel lit : « Ce n’est pas la première lettre d’amour que je t’écris, mon cher chéri ; mais les autres je les ai toutes déchirées ». Alors Abel se met à pleurer, en silence. Or, les larmes sont le signe d’une effraction dans le cœur qui se laisse toucher, quelque chose comme l’irruption d’une vulnérabilité.

Or, être aimé est la condition pour aimer : s’il sait occuper une telle place dans le cœur de quelqu’un, il peut maintenant, sans risque, se mettre à la place des autres pour éprouver ce qu’ils ressentent. D’ailleurs, d’où viennent les larmes d’Abel ? Sans doute d’être passé à côté du grand amour de sa vie, mais aussi de la conscience de la souffrance de celle qu’il a aimée ; or, autant la première prise de conscience le tourne encore vers lui (légitimement, sans narcissisme), autant la seconde le tourne vers l’autre. Enfin, l’amour est la matrice qui permet d’accepter la lumière. C’est ce que disent ses derniers mots : « Et quand je l’ai revue dis jours après [le moment où Viviane a écrit cette lettre] je l’ai trouvée froide, lointaine, un peu ironique… Et c’était cela ! et je n’ai rien deviné [21]… » Abel a donc fait l’expérience qu’il pouvait s’illusionner, se tromper sur l’être qu’il aimait le plus, Viviane. Pourquoi ne se tromperait-il pas aussi sur le compte de Jacques ? Désormais, Abel se méfiera de sa représentation ; il saura que la réalité est plus grande que sa connaissance ; ce qui le conduira jusqu’au seuil du Mystère.

5’) La vérité sur Viviane et Jacques

Maintenant, Abel est prêt à entendre la vérité sur la relation de Jacques à Viviane. Madeleine, trahissant le secret conjugal, lui apprend que Jacques est toujours resté en communication avec son épouse : mystérieuse relation qui n’est pas sans évoquer les phénomènes spirites, parapsychiques auxquels Gabriel Marcel est sensible, depuis sa rencontre de 1910 (à l’instar de Bergson). Or, Jacques ne s’est marié que par fidélité aux injonctions de Viviane et nullement pour satisfaire des pulsions non maîtrisées.

Pour ma part, je regrette quelque peu ce passage par une expérience qui ne me semble pas indispensable pour ouvrir à l’existence d’un monde au-delà du monde. Pour autant, il n’y a nullement à soupçonner l’intérêt de Marcel pour ce monde : s’il demande aux philosophes de l’audace pour explorer ces phénomènes, c’est seulement pour les ouvrir au monde de l’esprit et de la transcendance. De plus, il me semble plus grand de croire que de savoir et c’est le propre de la jalousie que de troquer la volonté de savoir contre l’humilité du croire. Il me semble donc qu’il aurait été moralement et dramatiquement plus noble qu’Abel sorte de sa jalousie en croyant enfin aux paroles de son ami.

Peu importe le mode de révélation. Abel prend enfin pleinement conscience de l’injustice de ses accusations antérieures : « Qu’ai-je fait ? » Il accède ainsi à la vérité sur lui. Complètement ?

Seconde conséquence. Il cesse de juger et mépriser Madeleine pour pressentir sa souffrance : en effet, elle a accepté d’épouser Jacques alors que celui-ci lui en préfère intérieurement une autre. Un tel état choque notre modèle romantique ; c’est oublier que l’essentiel de l’amour est d’aimer ; or, telle est la grandeur de Madeleine : cet amour fou, gratuit, sans retour, qu’elle porte à Jacques [22]. Or, par Madeleine, Abel va être guéri encore plus profondément de sa jalousie. En effet, comprenant enfin le sacrifice d’amour de Madeleine, Abel s’écrit : « Il ne vous méritait pas ». Mais cette violence est encore une manière détournée de se venger de Jacques. Or, Madeleine réagit tout différemment : par vanité, elle aurait pu se trouver flattée par l’accusation d’Abel ; mais, comme son époux, l’amour-propre n’a que peu de prise sur elle. Aussi va-t-elle répondre avec une bonté qui, contagieuse, va changer le regard d’Abel. « Faites un effort, et vous le verrez comme moi [23] ». « Vous avez raison, je le vois par vos yeux ». Tout jugement s’efface alors en lui, en héritant du regard de celle qui aime en vérité. Décidément, nous ne sommes sauvés que par l’autre : de notre regard sur nous, mais aussi du regard sur notre prochain.

Plus tard, Florence elle-même constatera le changement opéré en disant : « C’est pour Jacques que votre cœur saigne [24] ». Désormais, Abel peut vivre pour l’autre, tourné vers autre que lui. Voilà pourquoi, quelques heures seulement après sa conversation avec Madeleine, Abel peut aborder Jacques en lui disant : « Je ne suis plus le même que cet après-midi ». La métamorphose – devrait-on parler de conversion – est d’ailleurs si rapide que Jacques n’y croit pas : il craint un nouveau stratagème de son ami.

6’) Conclusion

Comprenons bien : l’autre ne saurait comprendre notre cœur : « Toi-même, je me demande quelquefois avec une telle angoisse ce que tu crois, ce que tu éprouves, dit un moment Jacques à Madeleine, à propos non de Viviane mais de la foi de son épouse aux voix qu’il entend [25] ». Et cela est même vrai des plus proches. Des parents : « Ainsi, dit Abel à sa mère, même toi, tu ne sais pas reconnaître clairement quand je suis préoccupé et quand je souffre [26]? » Ce que sa mère confirme : « tu comprends, je n’ai pas la prétention d’entrer complètement dans ta peine : c’est peut-être justement parce que tu la décris si bien qu’elle me reste un peu… impénétrable [27] ». Ou l’ami : « Qui es-tu ? Qui es-tu ? », demande Jacques à Abel [28]. Bref, les personnages de Marcel, une fois en recherche de la lumière, ont un sens aigu de leur solitude. Mais être solitaire n’est pas être esseulé : le Tu est le chemin pour que le Je entre en lui. Abel voit clairement son péché : « j’ai joué au vengeur, au porte-glaive [29] ».

Cependant, Abel n’a pas encore accédé au fond de la vérité. Il résume bien la situation : « Vous ne me connaissez pas… Moi-même je ne suis pas sûr de me connaître [30] ». Ni le Je ni le Tu ne connaissent le fond de la vérité. Qui donc connaît le cœur ? Mais, au fait, est-ce une question de connaissance ?

c) Prise de conscience définitive

1’) La difficulté

En prenant conscience de la souffrance qu’il a fait subir, Abel peut se croire capable de consoler ; or, en consolant, Abel se mettrait encore en position dominatrice ; il ferait donc ainsi le jeu d’une secrète volonté de puissance. De plus, s’il cherchait à consoler, serait-ce plus par amour ou par culpabilité cherchant à réparer le mal commis ? Enfin, et c’est là le plus profond, même si Marcel ne fait que l’effleurer : Abel ne peut porter seul le poids de sa culpabilité : « Tout est trop lourd », avoue-t-il à sa mère [31]. « J’éprouve ce soir un besoin passionné de me trouver coupable [32]… » Or, seule une puissance supérieure pourrait réparer. Et Abel attribue cette puissance à celle dont le nom évoque beaucoup plus que la fée des mythes celtiques que la vie : « Toutes ces dissonances d’une âme désaccordée, elle aurait su les accueillir et les harmoniser [33] ».

Ces questions générales vont s’incarner dans un cas de conscience dramatique, déchirant, pour Abel. Il s’interroge sur ce qu’est son devoir. Jacques ne cesse de se tourmenter : « Est-ce qu’elle m’a parlé [34]? » D’une part, dire à Jacques que Viviane ne lui a rien révélé, risque de le plonger dans le doute quant à son expérience des voix et donc dans le désespoir en lui ôtant sa raison de vivre : « je lis en toi, dit un moment Abel à Jacques : pour la première fois à la mort, et cette croyance va te tuer [35]… » Inversement, lui mentir, en gardant Jacques dans son illusion, le déchire : « Il est sauvé… et je suis un misérable », avait dit Abel après avoir menti pour protéger Jacques de son envie suicidaire [36]. En effet, « Personne n’est plus incapable que toi de dissimuler et de mentir [37] ». C’est tout le dilemme qui traverse les deux dernières scènes.

2’) La réponse : le mystère

Abel va s’interdire de donner à Jacques d’une part une consolation mensongère, d’autre part une parole salutaire. Or, la parole est le lieu de la maîtrise du sens. Donc, dans son silence, Abel fait l’expérience de sa pauvreté. Dans sa démaîtrise, Abel renonce à la toute-puissance ; il repousse ainsi les assauts de l’amour-propre. De plus, il s’ouvre au mystère du Tu, pour parler comme Gabriel Marcel, il fait l’expérience de l’être authentique, irréductible de l’autre. Enfin, Abel accueille la seule réalité qui puisse le sauver : le Mystère. Nous avons déjà une trace de cette ouverture à la transcendance lorsqu’Abel demande à Madeleine : « Oubliez que je suis peut-être un misérable et priez pour moi [38] ». Mais c’est surtout à la fin de la pièce, dans les derniers mots, très denses, qui en livrent aussi la clé, le point d’aboutissement, qu’Abel est désormais assuré de la présence des morts ; et, par-delà, du Mystère. Peu importe désormais d’entendre (voir, toucher) ou non Viviane. L’homme ne peut vivre que porté par le mystère : « Tu ne te satisferais pas longtemps d’un monde que le mystère aurait déserté [39] ».

On comprend dès lors que la réponse ne tient pas dans la connaissance, mais dans l’ouverture à l’autre du savoir : « la connaissance exile à l’infini tout ce qu’elle croit étreindre [40] ».

Plus encore, on ne peut accéder à soi que par la présence, invisible mais si efficace, d’un autre, du Tout-Autre : « Sans le mystère, la vie serait irrespirable [41] ». Parole qui fait écho à celle de Werner dans Le Dard : « S’il n’y avait que les vivants, la terre serait inhabitable [42] ».

3’) Le fruit : l’entrée dans son cœur

On ne peut accéder à soi que par la présence, invisible mais si efficace, d’un autre, du Tout-Autre. Alors, « l’âme enfin se trouve [43] », par ce mystère dont la présence de Viviane est le médiateur. C’est pour cela qu’Abel refuse de réconforter Jacques. Il sait bien qu’aucune de ses paroles – même s’il lui « parle du fond de l’âme [44] » – ne rassurera Jacques qui a trop besoin d’être rassuré. Ou plutôt, celui-ci doit passer du savoir à la confiance. Et, pour reprendre le point de vue non plus du sujet mais de ce qui nous fait face, cette confiance s’adresse à plus grand que soi, au Mystère : « Jacques, même si c’est vrai, même si elle t’a parlé, ce n’est pas dans cet entretien précaire, dans ce dialogue hasardeux que tu puiseras les assurances dont ton cœur est avide [45] ». Ce cœur « avide » est celui du vieil homme encore embourbé dans la captation et bientôt menacé par la jalousie. Le Mystère ne se donne qu’au cœur profond, celui qui se refuse à la captation pour entrer dans la pauvreté de la foi qui ne maîtrise rien. Pour autant, ce rien de savoir est le tout de la vie. Nous retrouvons la parole très marcellienne de Werner : « Sans le mystère, la vie serait irrespirable ».

d) Leçons plus universelles

1’) Quant au péché

– Le péché de jalousie est un des plus fréquents et des plus cachés ; il est en tout cas exemplaire de nos autres aveuglements.

– Le péché est souvent greffé sur une blessure, ce qui explique pourquoi il se cache plus aisément.

– Quoiqu’excusé par la blessure d’origine, le péché n’en reste pas moins de la responsabilité du pécheur.

– Le péché secrète son système de défense et de justification.

2’) Quant au chemin de lumière

– La révélation véritable est toujours aussi une rédemption. Plus encore, on ne peut voir en soi que si l’on se sait aimé : l’épreuve de la culpabilité touche tellement l’estime de soi ! Il faut s’aimer plus qu’on ne haïra son péché, voire plus qu’on ne se haïra d’avoir péché.

– C’est grâce à un autre et même l’intermédiaire de plusieurs personnes qu’Abel voit clair. On notera combien les femmes dont le cœur est plus sensible, est importante. Notamment celui de la mère, Madame Renaudier.

– Plus encore, il faut la médiation du Tout-Autre, ici présent sous la figure du Mystère.

– Souvent, la figure qui nous révèle notre péché, loin de nous accuser, se contente de se présenter à nous sous la figure de la souffrance et de la souffrance du juste, de l’innocent : tel est le cas de Jacques qui, de ce point de vue, n’est pas sans rappeler le Serviteur souffrant.

– Cette lumière passe toujours par une souffrance, car elle demande un dépouillement, une perte : celle de la perte de l’image de soi, l’épreuve de la déception de soi-même. « Il y a tout de même un point de la souffrance humaine où la vérité jaillit : c’est quelque chose de plus fort que l’homme  ».

– Le retour à la lumière est donc la prise de conscience de ce que nous sommes persécuteurs et le passage de l’état de victime à celui de bourreau.

Pascal Ide

[1] Gabriel Marcel, L’iconoclaste, in Percées vers un ailleurs, Paris, Fayard, 1973.

[2] Sur l’histoire du texte, cf. l’étude, parue depuis mon analyse : Anne Mary, « La genèse de L’iconoclaste de Gabriel Marcel », Genesis, 29 (2008), p. 115-126. Disponible sur le site https://www.persee.fr/doc/item_1167-5101_2008_num_29_1_1443 (consulté le 6 février 2021).

[3] Acte 1, scène 1, p. 8.

[4] Gabriel Marcel, L’iconoclaste, p. 169-197.

[5] Acte 1, scène 6, p. 21.

[6] Acte 1, scène 8, p. 24.

[7] Acte 1, scène 18, p. 47.

[8] Acte 3, scène 8, p. 134.

[9] Acte 1, scène 19, p. 53.

[10] Acte 1, scène 8, p. 28-29.

[11] Acte 2, scène 11, p. 99.

[12] Acte 4, scène 1, p. 146.

[13] Acte 3, scène 2, p. 117.

[14] Acte 4, scène 3, p. 154.

[15] Acte 1, scène 18, p. 47.

[16] Acte 1, scène 6, p. 20.

[17] Acte 1, scène 12, p. 34.

[18] Gabriel Marcel, L’iconoclaste, p. 175.

[19] Acte 2, scène 2, p. 68.

[20] Acte 2, scène 10, p. 97.

[21] Acte 2, scène 14, p. 109-110.

[22] Il me paraît exagéré de parler de « bigamie » (comme fait l’Abbé Belay, p. 181 ; et Marcel ?) : objectivement, contractuellement, mais aussi intérieurement, Jacques se vit uni à Madeleine comme à son épouse.

[23] Acte 3, scène 4, p. 123.

[24] Acte 4, scène 2, p. 152.

[25] Acte 1, scène 3, p. 15.

[26] Acte 1, scène 16, p. 41.

[27] Acte 4, scène 3, p. 155.

[28] Acte 3, scène 6, p. 128.

[29] Acte 4, scène 1, p. 147.

[30] Acte 3, scène 2, p. 117.

[31] Acte 4, scène 1, p. 147.

[32] Acte 4, scène 2, p. 150.

[33] Acte 4, scène 2, p. 153.

[34] Acte 4, scène 6, p. 166.

[35] Acte 3, scène 8, p. 136.

[36] Ibid., p. 142.

[37] Acte 1, scène 17, p. 44.

[38] Acte 3, scène 4, p. 125.

[39] Acte 4, scène 6, p. 167.

[40] Ibid., p. 168.

[41] Ibid. Il faut bien prendre garde que Marcel n’est pas en train de donner une leçon d’apologétique ou de philosophie. D’abord, car cette découverte d’Abel est le fruit d’un mûrissement intérieur, non d’une déduction logique ou l’irruption d’un Deus (absconditus) ex machina ; ensuite, car c’est bien plutôt cette intuition qui sous-tendra ses ultérieures recherches philosophiques (en effet, les études sur le mystère sont chronologiquement ultérieures).

[42] Cité par l’Abbé Belay, p. 196.

[43] Acte 4, scène 6, p. 167.

[44] Ibid., p. 166.

[45] Ibid., p. 167.

4.5.2021
 

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