Liberté ou loi ? Pour introduire l’encyclique de Jean-Paul II sur la morale

Article paru dans Famille Chrétienne, septembre 1993, à l’occasion de la sortie de Jean-Paul II, Lettre encyclique Veritatis Splendor sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Église, le 6 août 1993.

Un problème renversant

« Virginie, peux-tu aller m’acheter un peu de sucre en poudre, s’il te plaît ? Je n’en ai pas assez pour finir le gâteau ». Toute fière, serrant le porte-monnaie de Maman dans sa poche, Virginie, 8 ans, descend chez l’épicier qui habite au pied de l’immeuble. Il n’y a personne dans l’épicerie dont elle aime l’odeur et le capharnaüm bourré de trésors. « Un kilogramme de sucre ? Voilà. Cela fait 8 francs ». Virginie ouvre le porte-monnaie et, un peu impressionnée, sans s’en rendre compte, laisse tomber un billet de cinquante francs. Avec un doux sourire, l’épicier lui fait remarquer : « Je crois qu’un billet est tombé ».

Plus tard, en faisant sa caisse, l’épicier s’interroge : « Pourquoi donc n’ai-je pas gardé pour moi ces cinquante francs ? Pourquoi ai-je été honnête ? Chez moi, on m’a toujours appris la probité. Sans elle, la société ne pourrait pas exister. Et puis, je n’aurais pas fermé l’œil de la nuit, ma conscience ne m’aurait pas laissé en paix, si j’avais volé ainsi une petite fille. Les autres font ce qu’ils veulent ; moi, j’ai ma conscience pour moi : j’ai décidé de vivre honnêtement ».

En fait, sans le savoir, l’épicier se pose l’une des questions fondamentales de la morale et de la vie : quels sont les critères à partir desquels on détermine si un acte humain est bon ou mauvais ? Et, dans son monologue intérieur, il conjugue des motifs fort différents. Reprenons-les un par un :

– « Chez moi, on m’a toujours appris la probité. Sans elle, la société ne pourrait pas exister ». Ici, l’épicier fonde son action sur la loi. Peu importe que cette loi vienne de ses convictions, de la société ou de l’éducation. Dans tous les cas, il agit conformément à un devoir.

– « Les autres font ce qu’ils veulent ; moi, j’ai ma conscience pour moi : j’ai décidé de vivre honnêtement ». Ici, la démarche est beaucoup plus personnelle. L’épicier se fonde sur ce qu’il perçoit et sur ce que sa conscience décide.

– « Cela m’aurait fait quelque chose d’en profiter ; cela aurait troublé ma conscience de voler ainsi une petite fille ». En fait, cette dernière réponse est toute proche de la précédente : l’action est encore jugée à l’aune de ce qui est ressenti. Si la conscience de l’épicier ne lui reproche rien, il agit bien.

On pourrait imaginer d’autres motivations (« la famille se serait peut-être rendu compte qu’il manquait cinquante francs et elle aurait tôt fait de m’accuser »), mais elles rentrent finalement toujours dans l’une des deux catégories suivantes :

– soit morale du devoir : « Mon devoir est d’agir honnêtement ». La loi est la source de mon action.

– soit morale de la liberté : « J’ai décidé de vivre honnêtement ». La liberté est la source de mon action.

Derrière ces deux réponses se profilent deux noms, deux penseurs qui tiennent sous leur influence toute la morale contemporaine, tous les discours, autant philosophiques que plus quotidiens : Kant (morale du devoir, de la loi) et Nietzsche (morale de la création des valeurs, de la liberté, vulgarisée par Sartre). Le premier a majoré la loi, le côté universel, objectif et le second la liberté, le côté singulier, subjectif. L’épicier doit-il rendre le billet parce qu’ »il faut », ou parce que, dans sa liberté souveraine, il l’a décidé ? Et si on répond que l’épicier agit ainsi parce qu’il a des valeurs, on n’a fait que repousser le problème d’un cran: quelle est la source des valeurs ? La loi ou la liberté de l’homme ?

C’est, pour une bonne part, le problème de l’éducation : quand énoncer la loi (« fais ton travail ») et quand laisser l’enfant libre (« fais ce que tu veux ») ? On retrouve aussi l’un des problèmes clefs de la politique : faut-il promulguer une loi (« ne pas fumer dans les lieux publics ») ou laisser chacun agir en conscience et liberté ? Cette question intéresse même notre vie quotidienne : quelle motivation (consciente, je ne parle pas de peur ou de conformisme) pousse à ne pas manquer une messe dominicale, à descendre tous les soirs la poubelle, à partir travailler, à ne pas tromper son conjoint, etc. ?

On le voit, parler des relations entre la loi et la liberté, c’est parler de toute notre vie. Mais à quoi donner la priorité ? Il y a toujours eu des parents, des gouvernements, des professeurs, etc., plus laxistes et d’autres plus rigoristes. « La crise vient de ce que l’on ne donne pas assez d’initiative », affirment les premiers. « La crise vient du laisser-aller », rétorquent les seconds. Loi et liberté ne sont-elles pas vouées à un permanent conflit ? Ne sont-elles pas sœurs ennemies pour l’éternité ?

 

La toute récente encyclique de Jean-Paul II, La splendeur de la Vérité, se pose la même question, celle des critères de moralité : au nom de quoi affirmer qu’un acte est humanisant ou non ? L’encyclique traite de la morale, c’est-à-dire de la discipline qui a pour objet l’agir humain, et plus précisément de ses fondements. Ce premier document que le Magistère consacre à ce sujet crucial commence avec l’interrogation qu’un jeune homme posa un jour à Jésus : « Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16)

Mais quelle solution Jésus – et le pape à sa suite – ont-ils choisie : la morale de la loi ou la morale de la liberté ? De prime abord, il semble que c’est la morale de la loi qui l’emporte. En effet, Jésus répond au jeune homme riche en nommant le Décalogue : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements ». (Mt 19, 17). En fait, à y regarder de près, aucune de ces deux solutions n’a été retenue. De même, dans la parabole du Père miséricordieux, improprement appelée parabole du fils prodigue (Lc 15, 12-31), Jésus récuse autant le comportement du fils cadet (morale de la liberté) que celui du fils aîné (morale de la loi).

Mais, pour bien le comprendre, il nous faut faire un peu d’histoire.

Les enseignements de l’histoire

De manière simple, mais non simpliste, on pourrait dire que la morale chrétienne a présenté deux formes différentes et successives. La première voit dans la morale un chemin vers le bonheur. Centrée sur le discours de Jésus sur la Montagne, elle se fonde sur la première parole de Jésus dans sa vie publique : « Heureux ». Or, pour accéder au bonheur promis par Dieu, l’homme était invité à faire le bien. Ce bien est objectif. Par exemple, si, dans le Décalogue, Dieu demande de ne pas mentir, c’est que le mensonge détruit le bien de la vérité. Le bonheur est donc premier par rapport à la loi ; elle est au bonheur ce que le moyen est à la fin. La réflexion éthique se structure donc, non pas à partir de la Loi, mais du bien, du bonheur et de la fin objective. Saint Augustin (354-430) est le premier à l’avoir montré avec toute l’ampleur désirable et Saint Thomas d’Aquin (1224-1274) a systématisé cet ordre, fondant sa morale sur le bonheur (la vision de Dieu) et expliquant qu’un acte moral est un acte conforme au bien, donc conduit l’homme à son bonheur.

Puis, à partir du xive siècle, notamment à partir d’un franciscain du nom de Guillaume d’Occam, le regard sur la morale a changé. Une place plus grande a été accordée à la loi et à la liberté. Il serait trop complexe d’expliquer les raisons de ce changement. Notons du moins que tout découle du regard jeté sur Dieu. Jusque S. Thomas, Dieu apparaît d’abord comme un Dieu de Sagesse et d’Amour, qui « a créé toutes choses avec sagesse et par amour », comme l’affirme la quatrième prière eucharistique. Pour Guillaume, l’attribut essentiel de Dieu est sa puissance. Dieu est puissance absolue et infinie. Ce qu’Il commande à l’homme n’est pas bon ni vrai, mais est décision arbitraire de sa liberté souveraine. Si Dieu décidait que le blasphème était vertueux, dit-il, l’homme devrait blasphémer. Ainsi, notre éthique dépend du regard que nous portons sur Dieu. Mais là n’est pas l’objet de cet article.

Désormais, le fondement premier de notre action et donc de la morale n’est plus l’inclination au bonheur, mais une loi aveugle. Au schéma bonheur-moyen (vertu) s’est substitué un schéma loi-liberté. On pourrait la résumer en un schéma à trois termes qui sont un peu comme les trois particules qui, au début du siècle, composaient l’atome : on trouve d’un côté le pôle positif qu’est la liberté, de l’autre, le pôle négatif qu’est la loi, et entre les deux, l’arbitre, le pôle neutre, qu’est la conscience. Par exemple, face à un conflit dans son travail, la loi me dit de « ne pas mentir », ma liberté est tentée par le mensonge pour « ne pas perdre la face ». La conscience arbitrera et décidera de l’attitude à adopter, en fonction des circonstances et des personnes en cause. A partir du xviesiècle, les systèmes de morale se sont multipliés, accordant plus de place soit à la liberté (on les disait alors laxistes), soit à la loi (on les disait rigoristes). Dès que paraissait un nouveau traité de morale, les spécialistes se jetaient dessus et, selon que le chapitre sur la liberté était placé avant ou après le chapitre sur la loi, on classait le traité du côté des rigoristes ou des laxistes. On conçoit qu’à la longue, de tels ouvrages et ces querelles soient devenus stériles. La question du bonheur avait donc été éjectée hors de la théologie morale.

Nous comprenons mieux la situation actuelle : on pourrait dire que Kant et Nietzsche s’inscrivent, en la durcissant à l’extrême, dans cette dialectique ; le premier a trop valorisé la loi ; comme par réaction, le second a maximisé la liberté.

Pourtant, il n’est pas possible de rayer purement et simplement quatre siècles d’histoire et de revenir au schéma de saint Thomas. Ce serait oublier toutes les richesses que comporte le schéma classique de la morale de la loi. D’ailleurs, S. Alphonse de Liguori a réussi à trouver une juste position qui équilibrait ces extrêmes. Et dans le concret, la question se pose souvent sous la forme d’un conflit entre loi et liberté, elle est bien celle du jeune homme riche : « Que faut-il faire de bien dans cette situation ? » Pourtant nous avons vu les dangers et les amnésies de la morale de la loi. Surtout, la pensée sécularisée, l’oubli de Dieu l’a rendu totalement illisible. Bref, nous nous trouvons dans une situation au minimum inconfortable. Les deux conceptions de la morale (la morale du bonheur et la morale de la loi) sont pour une part hétérogènes ; elles sont juxtaposées dans la tradition de l’Église. Que faire ?

Heureusement l’histoire ne s’arrête pas là. Sous nos yeux, s’ébauche un troisième temps, une réconciliation. Ici, il y aurait un exercice très intéressant à faire. Prendre le Catéchisme de l’Église catholique et relever ce qui, dans la troisième partie (première section, chapitre 1 : p. 365 à 394) relève de la morale de la loi et de la morale du bonheur. On se rendrait compte que le Catéchisme tente une première conciliation, mais il juxtapose plus qu’il ne montre. Ainsi, à côté du bonheur (a. 2), trouve place un traité sur la liberté de l’homme (a. 3) ; et avant de parler des vertus (a. 7) et plus loin de la loi, il est question de la conscience (a. 6). En fait, c’est l’encyclique qui fournit la réponse (notamment dans le second chapitre, première et seconde parties où se trouvent les clefs).

Ébauchons-en les grandes lignes. Visualisons en un schéma la seconde forme de la morale.

Le renversement du problème

Jean-Paul II à la fois accueille la situation actuelle, c’est-à-dire le conflit entre loi et liberté, et recueille l’héritage de plusieurs siècles de morale de la loi, perfectionnée et mise au point par S. Alphonse de Liguori.

Mais le pape refuse d’en rester là. Il va s’interroger sur ces trois éléments, l’un après l’autre.

Commençons par la liberté. Je suis libre, lorsque je suis maître et auteur, origine de mes actions. Jean-Paul II insiste beaucoup sur cette dignité. Certes, je suis soumis à des conditionnements, mais l’addition de dix mille conditionnements ne font pas une nécessité, un déterminisme. Même si tous les autres camarades de classe ou mes collègues trichent, même si je me fais traiter de naïf, je ne suis pas, je ne suis jamais obligé d’agir comme mon entourage. Ma liberté me permet d’échapper à la pression du milieu, à la tyrannie du conformisme, ou à l’aliénation d’une passion – ce qui demande parfois de l’héroïsme. Mais d’où vient cette capacité de dépasser les modes et les instincts et d’être ainsi l’auteur de son action ? L’animal, asservi à ses pulsions, n’est pas libre. Jean-Paul II répond avec beaucoup de force : la « vraie liberté » est « un signe privilégié de l’image divine » (n. 38). C’est parce que Dieu est libre, que l’homme qui a été créé à son image (Gn 1,26) est libre. Pour autant, ma liberté est-elle capacité de décision arbitraire, est-ce elle qui crée les valeurs que je vis ? Ce serait confondre autonomie et indépendance. Dieu seul est indépendant. La liberté de l’homme n’est pas la liberté de Dieu, mais est à l’image de Dieu. Autonome, elle est créative, mais dépendante, elle n’est pas créatrice. L’homme ne pourra jamais faire que l’adultère soit un bien ; maintenant, il y a mille manières de vivre l’amour dans un couple : ici intervient l’ingéniosité de la liberté aimante.

Si l’homme est libre mais dépendant, de quoi dépend-il ? De la loi. Il nous faut donc parler du second pôle. Pour notre monde, la loi est l’ennemie jurée de la liberté. C’est pour cela que le modèle du grand amour est si souvent l’amour libre, hors toute norme. Jean-Paul II va opérer un véritable retournement. La loi, dit-il, n’est pas d’abord une réalité extérieure à la liberté, mais elle lui est tout au contraire, intérieure. La juste liberté est « que l’homme possède en lui-même sa loi, reçue du Créateur ». (n. 40) Qu’est-ce à dire ? Prenons l’exemple du mensonge. Pourquoi le Décalogue (les dix commandements) prohibe-t-il le mensonge ? Quelle personne supporte qu’on lui dise un mensonge en face ? Qui, adulte ou enfant, ne se sent profondément meurtri lorsqu’il découvre qu’on lui a sciemment menti ? C’est donc que le mensonge fait mal. C’est donc aussi qu’à l’inverse, la vérité est un bien. Voilà le terme clef : la loi n’est pas un diktat arbitraire, décidé par une institution et variable selon les lieux et les temps, elle est l’expression d’un bien pour l’homme. Mais pourquoi la Loi énoncée par le Décalogue est-elle un bien pour l’homme ? Car c’est Dieu qui est l’auteur et de cette Loi et du cœur de l’homme. Voilà pourquoi on parle de loi naturelle : non pas parce qu’elle pousserait sur les arbres, mais parce qu’elle correspond à la nature de l’homme. Si le refus du meurtre fait partir de la loi naturelle, c’est que la vie fait partie de la nature de l’homme et est un bien pour lui.

Mais comment l’homme prend-il connaissance de cette loi ? C’est là où la conscience entre en scène. Dans le schéma conflictuel loi-liberté, la conscience est un arbitre, c’est-à-dire qu’elle a pour mission de décider ce qui lui semble bien : « la loi universelle me commande de protéger la vie innocente ; mais, dans mon cas particulier, je décide que cette technique abortive est un bien pour moi et mon couple ». Or, la conscience n’est pas une capacité de décision, mais de jugement. Elle est un œil, et non une lumière ; elle « est organe et non pas oracle », commente Josephe Ratzinger. Pas plus que mon intelligence ne décide qu’une rose est un volcan, pas plus ma conscience n’est habilitée à décréter bien une calomnie ou mal un acte d’adoration de Dieu. La conscience est donc le lieu où « se révèle le lien entre la liberté et la vérité » (n. 61) : c’est parce que ma conscience voit (et non pas décide de) la vérité de la loi naturelle, qu’elle peut incliner la liberté à agir en ce sens qui est un bien pour moi. Par exemple, en conscience je perçois qu’accepter ce cadeau d’entreprise serait de la corruption passive et, à la lumière de cette vérité, il m’appartient de décider librement de le refuser. Voilà pourquoi la vérité libère (Jn 8, 32) et surtout, que la vérité est une splendeur : ce qui est splendide rayonne et nous attire ; et la vérité, qui conduit au bonheur, rayonne. Le bien n’est pas une donnée subjective qui varie selon les individus : les valeurs sont universelles. De même qu’il n’y a qu’un seul Dieu, il y a une seule humanité à l’image de Dieu.

Nous sommes maintenant à même de comprendre le retournement opéré par Jean-Paul II dans son encyclique : loi, liberté et conscience sont en guerre (et en guerre fratricide) perpétuelle, tant qu’elles ne sont pas réconciliées et cela, en Dieu et par Dieu. Au précédent schéma, horizontal, il faut substituer un autre schéma, horizontal et vertical, où Dieu lui-même établit l’unité, au fond même de nos cœurs : la réconciliation ne peut s’opérer qu’à l’intime de l’homme. La loi n’étrangle plus la liberté, puisque les deux sont dons du même Dieu. Inscrite au fond de mon cœur, la loi ne fait plus violence à ma liberté ; et c’est la conscience qui a pour mission d’assurer la médiation entre cette loi et la liberté, en discernant le bien et la vérité exprimée par la loi et qui renvoie l’homme à sa liberté : accomplirai-je, avec la grâce de Dieu, le bien que je vois avec ma conscience ?

Mais la réponse demande une dernière élucidation. Comment s’opère le lien entre la Loi de Dieu et cette loi naturelle inscrite dans le cœur de l’homme ? Cette relation est indiquée par un terme technique, que l’encyclique emploie à des endroits stratégiques : le terme de participation. Qu’est-ce que cela veut dire ? Étymologiquement, participation vient de « prendre part ». Quand vous participez à une fête, à la fois vous vous y impliquez personnellement et, dans le même temps, vous n’en êtes pas l’organisateur. Vous en êtes une part, mais vous n’en êtes pas le tout. De même, la loi, par exemple le Décalogue, exprime le dessein bienveillant de Dieu à notre égard, et en même temps ne lui est pas identique : elle en est une part. L’encyclique refuse donc une théologie que l’on pourrait appeler de la place de parking : lorsque la place est prise par une voiture, on ne peut pas en mettre une autre.

Et nous atteignons ici la clef ultime de lecture de l’encyclique : celle de la relation de l’homme avec Dieu. L’humanisme athée avait totalement faussé les relations de l’homme à Dieu, affirmant que si Dieu existait, Il était tout ; or, l’homme est quelque chose ; donc Dieu n’existe pas. Mais Dieu et l’homme ne s’additionnent pas. L’alternative n’est pas Dieu sans l’homme ou l’homme sans Dieu, mais Dieu par et dans l’homme. C’est ce que signifie la notion de participation : Dieu donne à l’homme de prendre part à son être ; précisément, par sa liberté, l’homme prend part à la liberté de Dieu ; par la loi (naturelle) inscrite dans les cœurs (cf. Rm 2,14-15), la personne est partie prenante de la Loi éternelle qui est identiquement Dieu provident ; par sa conscience, l’homme participe à la lumière de Dieu. Dieu ne se substitue pas à l’homme, mais lui donne toute sa place. L’humanisme athée avait établi une concurrence entre l’homme et Dieu ; mais c’était les placer sur le même plan. Or, Dieu est celui qui donne à toutes choses, la vie, le mouvement et l’être (Ac 17).

Participation traduit de manière rigoureuse ce que la Bible exprime par image de Dieu. Si l’homme est créé à l’image de Dieu, cela signifie que sa liberté et sa conscience, autrement dit sa volonté et son intelligence, sont un reflet, c’est-à-dire une « part » créée de la Liberté et de la Sagesse de Dieu.

Réconciliation de la morale du devoir et de la morale du bonheur

Cette conception de la participation trouve son application immédiate à la morale. La vision moderne estime que plus la loi prend de place, plus la liberté en perd. De manière rigoureuse, de même que loi et liberté s’opposent, de même Dieu et homme sont en conflit. L’un des deux termes est de trop. On l’a vu, Jean-Paul II inverse tout. La participation donne à l’homme son autonomie, tout en maintenant la dépendance : quand je participe à la fête, j’en suis heureux (autonomie) tout en sachant que je n’en suis pas l’auteur (dépendance). Participante, la liberté est capacité de s’auto-déterminer, de se décider, à l’image même de la libre souveraineté divine ; participée, la liberté n’est pas l’auteur des valeurs qui la motivent. De même, la loi naturelle (ce qui signifie, rappelons-le, une loi conforme à ma nature) est une participation de la loi éternelle de Dieu, c’est-à-dire que, loin d’être l’ennemie de l’homme, elle lui est intérieure, mais l’homme n’en est pas l’auteur : il la reçoit de Dieu, comme une lumière bonne pour guider sa vie. La loi naturelle dit : « Tu ne voleras pas » ; la conscience convenablement formée perçoit là, non pas une contrainte aliénante, mais l’expression d’un bien, à savoir que la propriété d’autrui est digne de respect.

Une telle manière de considérer la Loi change tout : si la loi naturelle est présente en l’homme, si elle lui est intérieure, parce que l’homme participe de Dieu, elle devient son bien le plus cher, elle exprime son bonheur.

On pourrait donc dire que, dans une œuvre vraiment et profondément novatrice, Jean-Paul II cherche à réconcilier la morale du bonheur et la morale de la loi. L’encyclique Splendor Veritatis reprend ce schéma classique, centré sur l’homme, sa liberté et sa conscience, depuis maintenant cinq siècles, mais le pollinise par le premier schéma, centré sur les valeurs objectives, et lui donne une toute nouvelle assise. La morale de la loi y trouve l’objectivité attirante du bien et s’esquisse un traité de paix entre laxistes et rigoristes ; la morale du bonheur y gagne une meilleure prise en compte des dynamismes du sujet (notamment sa liberté).

En un sens, la réponse de Jésus au jeune homme riche avait déjà tout dit : « Que faut-il faire de bien ? – Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements ». Les commandements énoncent ce chemin de vie et de bonheur, ce qui est bon pour moi. La Loi, ainsi comprise, réconcilie le vrai et le bien ; c’est pour cela qu’elle peut être reconnue par la conscience, fonder l’obligation éthique et mettre en marche la liberté. Notre épicier, écoutant la voix de sa conscience éclairée par la loi de Dieu, aurait pu se dire : « Je ne vole pas Virginie, car voler est contraire à son bien, à mon bien et à mon bonheur qui est de vivre honnêtement ». Et le soir, paisiblement, il se serait endormi, assuré non seulement d’avoir bien fait, mais, ce qui est tout autre chose, d’avoir fait le bien.

P. Pascal Ide

Pour approfondir :

– Sur l’histoire, les sources de la morale chrétienne, l’ouvrage le meilleur et le plus complet est celui du théologien moraliste de Fribourg Thomas Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Paris, Cerf ; Fribourg-Suisse, Éditions universitaires, 21990. Vous aurez un bon résumé des principales thèses dans l’excellent petit ouvrage du même auteur : La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Cerf, 1991.

– Sur les relations de l’homme et de Dieu et la doctrine de la participation, le Cardinal Charles Journet a écrit un petit bijou, très éclairant, que tous les chrétiens devraient méditer longuement devant le Saint-Sacrement : Entretiens sur la grâce, Suisse, Ed. Saint-Augustin, Saint-Maurice, 21985, 2ème entretien, p. 35 à 63.

 

25.10.2017
 

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