Les yeux de Mona. Un roman (qui) louche

Pourtant, c’était bien parti ! Le roman successfull de Thomas Schlesser [1] réussit le tour de force de raconter à la fois une histoire, celle de Mona, une petite fille de dix ans, menacée de cécité définitive, et parcourir (dans l’ordre) l’histoire de l’art occidental de ces cinq derniers siècles, à travers les œuvres présentes dans trois musées, le Louvre, Orsay et le Centre Georges-Pompidou. Précisément, à l’instar de Jostein Gaardner et de ses émules, et selon un schéma éprouvé depuis le romantisme pour les romances, il insère la grande histoire de l’art (qui commence presque avec Mona Lisa !) dans la petite histoire dramatique de Mona. Plus encore, pour cette première histoire, le romancier qui est aussi historien de l’art tresse sans didactisme le quadruple fil de l’approche historique, artistique, objective (analyse de l’œuvre) et subjective, et son actualisation éthique (quelle leçon de vie en tirer ?) – voire, car le lecteur averti n’a pas manqué de retrouver les qmuatre sens des Saintes Écritures !, ébaucher un avenir. Enfin, comment ne pas se réjouir quand les trois premières leçons vitales tirées de Vénus et les trois Grâces offrant des présents à une jeune fille de Sandro Botticelli, La Joconde de Léonard de Vinci et La Belle jardinière de Raphaël, peuvent se reformuler, respectivement : la réception, la donation et l’abandon (aban-don) ?

Mais, assez vite, le lecteur (en tout cas, moi-même) s’interroge sur les deux éléments constitutifs de toute narration : l’histoire réelle peine à décoller, le suspense à s’installer (la menace immédiate d’une nouvelle cécité est éventée par l’assurance qu’elle pourra contempler les 52 tableaux pré-annoncés par la couverture, signe que l’interférence entre les deux histoires devient un parasitage plus qu’une potentialisation) ; entre un grand-père omniscient (sans lacune), omni-aimant (sans nul retour sur lui) et omnipotent (sans faille) et une petite-fille admirablement docile (où est passée la tentation des portables ?) et surdouée (qui apprend aussi vite, intellectuellement et moralement ?), les personnages manquent de complexité et donc de richesse évolutive. Les questions concernent aussi l’autre intrigue. Passons les choix qui comportent toujours une part d’arbitraire et la part (trop) belle donnée à l’art contemporain (pour lequel nous manquons de recul). Je demeure surtout étonné par l’absence d’analyse précise et détaillée de chaque tableau, donc, la carence abyssale d’apprentissage : donner un temps exactement minuté à la contemplation de chaque toile ne suffit pas (même si c’est là une superbe leçon de vie) ; le regard demande à être éduqué pour voir ce qu’il ne sait pas voir et reconnaître comme signifiant le détail qu’il ignorait, l’intelligence pour comprendre les techniques très fines de l’art pictural et la mémoire pour apprendre les continuités et les ruptures de nos héritages.

On objectera que rentrer dans ces précisions aurait découragé un lectorat qui peut être ainsi initié à un domaine qui lui semble si éloigné et si étranger. Certes ! Mais cela aurait aussi lesté d’objectivité un monde si tenté par l’auto-référentialité narcissique. On objectera également que procéder ainsi aurait allongé et allourdi un roman qui serait alors devenu un crypto-manuel d’histoire de l’art. Que nenni ! L’expérience montre que, tout au contraire, l’on peut transformer cette quête en une passionnante enquête pleine de suspense, voire en un Whodunit ?. Par exemple, combien de fois l’ai-je constaté en analysant l’icône de la Trinité de Roublev et en demandant : qui (quel ange) est qui (Personne trinitaire) ?

De même, s’il est heureux d’accorder une place réelle au retentissement émotionnel de chaque œuvre et, plus encore, de se mettre à l’écoute de tout ce qu’elle suscite en nous (ce que la démarche systémique, par exemple de Mony Elkaïm, a admirablement compris), il aurait été heureux de le thématiser et surtout de nommer que le déchiffrage de nos réactions intimes n’est pas spontané et requiert lui aussi toute une longue éducation (tel est justement le sens des formations en analyse systémique).

Mais l’auteur cède et concède aux sirènes actuelles pas seulement sur la question de la dictature du ressenti, de l’intuition, de l’immédiateté, devenues normes irréfutables de vérité, mais sur un sujet autrement plus décisif : l’euthanasie. Les derniers chapitres se présentent comme un plaidoyer (d’ailleurs beaucoup plus émotionnel que rationnel) en faveur de cette prétendue mort dans la dignité. Pire, cette anti-valeur s’avère être la clé de tout le récit, de sorte que la véritable héroïne devient la grand-mère de Mona et la clé de l’intrigue le psychotraumatisme dû à un secret de famille et l’abandon de cette figure d’attachement. Notons à ce sujet deux confusions : le malheureux mélange entre conviction pro-euthanasie et foi catholique (p. 471) ; l’impuissance de l’hypnothérapie face à ce type de traumatisme.

Comment, à l’instar du spectateur du film (qui ose s’intituler) Amour (Michael Haneke, 2012), le lecteur qui se serait laissé embarquer par l’histoire et se serait identifié affectivement à tel ou tel personnage, se sentrait pris en ôtage dans une cause éthique qui n’est pas la sienne, donc manipulé ?

Pascal Ide

[1] Thomas Schlesser, Les yeux de Mona, Paris, Albin Michel, 2024.

23.7.2024
 

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