Les six livres de Dieu selon Isaac de l’Étoile

Isaac de l’Étoile (v. 1105-1178) est un moine cistercien qui fut abbé de l’abbaye de l’Étoile, à Archigny dans le département de la Vienne (France). Il a laissé 55 sermons, terme qu’il ne faudrait pas identifier à une homélie dominicale, mais plutôt à un traité de spiritualité et de théologie (comme l’étaient les sermons prononcés par Newman). Ils se caractérisent par un style original et imagé.

Le sermon 9 offre une typologie suggestive [1]. Alors qu’à l’époque, on classe les livres parlant de Dieu en deux (le livre de la nature et le livre de l’Écriture), Isaac de l’Étoile en distingue six : 1. la Sagesse de Dieu ; 2. l’esprit créé ; 3. les créatures ; 4. la Loi de Moïse ou Ancien Testament ; 5. le Verbe incarné ; 6. l’Évangile ou Nouveau Testament.

Pour cela, il se fonde sur trois principes de distinction [2]. Le premier concerne la nature du livre, selon qu’il est écrit au dedans ou au dehors. La référence scripturaire sera celle dont usera Bonaventure, à savoir Ap 5,1, qui parle d’un mystérieux livre écrit au-dedans et au-dehors.

Un deuxième est la finalité, à savoir la miséricorde : lorsque l’homme ne peut plus lire au dedans de lui-même et a fortiori en Dieu, car il est trop aveuglé par le péché, Dieu se donne à lire au dehors.

Un troisième principe de distinction engage la constitution de l’homme en relation avec la communication de Dieu. En effet, en se communiquant, en se faisant connaître, Dieu se rapproche ; or, les sens sont gradués selon leur proximité : la vue, puis l’ouïe, enfin le toucher. « La Sagesse même s’est faite palpable [facta est ipsa Sapientia palpabilis] [3] ».

Il aboutit à la nomenclature suivante que nous résumerons en un tableau :

 

Les livres

Nature du livre

L’écriture

Les cinq sens

Premier livre

Verbe de Dieu

Seulement à l’intérieur

Imperceptible

Deuxième livre

Esprit créé

Seulement à l’intérieur

Imperceptible

Troisième livre

Créatures

À l’intérieur et à l’extérieur

Visible (mais obscur)

Quatrième livre

Loi de Moïse (Ancien Testament)

 

Audible

Cinquième livre

Incarnation du Verbe

 

Palpable

Sixième livre

Évangile (Nouveau Testament)

Seulement à l’extérieur

Lisible, donc audible et visible

 

Une première conséquence concerne la nature de la théologie : celle-ci s’enracine dans la Sagesse même de Dieu premier théologien.

 

« Le premier livre de la Sagesse est tout entier écrit au-dedans [totus scriptus intus] : […] c’est là que le Père a tout écrit en même temps et en une seule fois [simul et semel] dans l’éternité. C’est là qu’est, pour ainsi dire, transcrit tout ce qu’on peut lire dans le deuxième livre, c’est-à-dire dans l’esprit raisonnable [in mente rationali]. Le premier livre est donc le Verbe même de Dieu, la Sagesse elle-même ; le second est l’esprit créé, et lui-même est tout entier écrit au-dedans [4] ».

 

Par ailleurs, on observe que la création et l’Écriture n’apparaisant qu’en troisième et quatrième positions Ainsi, ils sont débordés en amont et en aval.

Enfin, par certains côtés, cette organisation épouse la dynamique ternaire du don : la donation et la réception, ainsi que les étapes de l’appropriation.

 

Cette répartition ne va pas sans un progrès anthropologico-cosmique. En effet, le moine cistersien ordonne les cinq éléments de plusieurs manières, statique et dynamique, les ordonnant de manière ascendante et ontologique, en eux-mêmes et relativement à l’homme (ses facultés et ses sens) et aux objets, dont l’objet suprême qu’est Dieu :

 

Faculté

Objet

Analogue cosmique

Sens associé

Intelligence

Dieu immuable

Ciel empyrée et le feu de l’amour éternel

Vue

Intellect

Muable sans corps ni lieu, mais dans le temps

Firmament ou éther

Ouïe

Raison

Dimensions des corps et assimilées dans un lieu

Air

Odorat

Imagination

Similitudes des corps

Eau

Goût

Sens externe

Corps

Terre

Toucher

 

Or, cette distinction décrit un parcours :

 

« Le sens perçoit les corps [sensu corpora percipit], l’imagination les similitudes [similitudines] des corps, la raison les dimensions du corps, et autres choses semblables, le premier [degré de l’]incorporel, qui cependant a besoin, pour subsister du corps et donc du lieu et du temps. L’intellect [intellectu], qui est au-dessus de tout ce qui est corps ou esprit uni au corps, n’a pas besoin du corps ni par conséquent du lieu, mais qui ne peut se passer du temps, puisqu’il est muable par nature. L’intelligence [intelligentia], dans la mesure où il est permis à une nature créée au-dessus de laquelle il y a seul le Créateur, voit immédiatement ce qui est l’incorporel lui-même, unique, suprême et pur qui n’a besoin ni de corps pour exister [ut sit], ni de lieu pour être présent, ni de temps pour durer [5] ».

 

Ce parcours est aussi cosmologique :

 

« De même encore que ce monde visible s’élève graduellement par cinq éléments distincts, la terre, l’eau, l’air, l’éther ou firmament et le ciel suprême nommé empyrée, de même pour l’âme, pérégrinant dans le monde de son corps [peregrinanti in mundo sui corporis], il y a cinq étapes vers la sagesse : les sens, l’imagination, la raison, l’intellect, l’intelligence [6] ».

 

Enfin, Isaac en déduit la structure fractale du corps comme de l’esprit humain. Autrement dit, la partie est aussi grande que le tout :

 

« De même que dans tout corps se cache la forme de tout corps [in omni corpore omnis corporis forma latet], facile à découvrir pour qui sait la dévoiler, de même dans l’esprit raisonnable, fait à l’image de la sagesse totale, est contenue la forme de toute sagesse [omnis sapientiae forma continetur] [7] ».

Pascal Ide

[1] Nous nous aiderons de Christian Trottmann, « Isaac de l’Étoile, lecture du livre de la nature », Lire le monde au Moyen Âge : signe, symbole et corporéité. Actes du colloque des 8 et 9 janvier 2009, Institut Catholique de Paris, Faculté de philosophie, Revue des sciences philosophiques et théologiques, 95 (2011), p. 343-362.

[2] Se joignent d’autres principes, secondaires. Par exemple : « S’il [Jésus] n’est plus présent dans la chair, mais par la lettre, il est demeuré [Si autem carne recessit, sed littera mansit] » (Isaac de l’Étoile, Sermon 9, n. 7-8, Sermons 1-17, Anselm Hoste et Gaston Salet (éds.), coll. « Sources chrétiennes » n° 30, Paris, Le Cerf, 1967, p. 210).

[3] Isaac de l’Étoile, Sermon 9, n. 6, p. 208. Trad. retouchée.

[4] Isaac de l’Étoile, Sermon 9, n. 1-2, p. 206.

[5] Isaac de l’Étoile, Sermon 9, n. 2, p. 206. Trad. retouchée.

[6] Isaac de l’Étoile, Sermon 4, n. 6, p. 134.

[7] Isaac de l’Étoile, Sermon 4, n. 7-8, p. 134. Trad. retouchée.

1.5.2021
 

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