Les neuf manières de prier de Saint Dominique à la lumière du don

1) Introduction

La tradition dominicaine a pieusement recueilli les neuf manières de prier de leur fondateur, saint Dominique de Guzman. Nous souhaiterions montrer que les neuf manières de prier de Saint Dominique semblent être une des prières chrétiennes le plus en harmonie avec la dynamique ternaire du don. D’une part, elles épousent au mieux le dynamisme des trois dons ; d’autre part, elles entrelacent intimement l’âme et le corps.

Les neuf manières de prier de Saint Dominique ont été étudiées selon deux points de vue : 1. Celui de la critique historique, soit du texte latin [1], soit des images en lien avec le contenu du texte [2], textes et images étant intimement liés [3] ; 2. Celui de la systématisation théologique.

Selon ce dernier point de vue, un article a proposé d’organiser les neuf manières de prier en fonction de la distinction classique des trois degrés de la vie spirituelle que sont la vie purificatrice, illuminative et unitive. En effet, « ces trois étapes sont largement familières au treizième siècle » et furent relayées notamment par saint Albert et saint Thomas : « l’unité du document comme souligné comme le contenu de chaque manière de prier rend cette hypothèse plausible [4] ». Il demeure qu’à aucun moment le texte ne fait allusion à ces distinctions pourtant si « familières ».

Une seconde hypothèse fut émise [5] : les neuf manières de prier appliquent « quasiment à la lettre la succession de ces quatre moments de la contemplation » : lectio, oratio, meditatio, contemplatio : en effet, les quatre degrés de l’oraison cartusienne étaient bien connus à l’époque, dont par exemple un saint Thomas se fait l’écho [6]. Si, contrairement aux trois étapes de la vie spirituelle, ces degrés sont nommés, ils le sont au sein de la seule huitième manière de prier, et dans un ordre différent : pour l’auteur des neuf manières, ils ne concernent donc que la lecture amoureuse de la parole de Dieu. Enfin, une thèse récente [7] analyse en détail la prière de Dominique à l’aune de l’anthropologie biblique proposée par B. de Géradon, à savoir l’anthropologie tripartite cœur-langue-mains [8]. Cette relecture semble pertinente ; il demeure qu’elle n’éclaire pas la répartition des neuf manières, puisque la distinction. Cette thèse propose de distinguer Mon approche sera aussi d’anthropologie théologique, mais elle cherchera à montrer combien les neuf manières de prier confirment la dynamique des dons et combien celle-ci révèle la logique intime de la prière du fondateur des Prêcheurs [9].

2) Difficultés

De prime abord, la corrélation semble forcée. Déjà pour une raison très quantitative : il n’y a pas de correspondance biunivoque entre le chiffre 9 (et le chiffre 3. L’hypothèse qui vient aussitôt à l’esprit est de regrouper les manières de prier. L’hypothèse la plus séduisante serait une répartition par groupe de trois, mais on se rend vite compte que le regroupement est arbitraire et la correspondance inexistante.

Il se pose une autre difficulté : les manières de prier sont diverses, voire hétérogènes ; on pourrait très bien les présenter dans un autre ordre ; il est possible de prier à partir de l’une d’entre elle sans enchaîner sur une autre ou de prier selon telle ou telle, dans un ordre différent, etc. ; enfin, il ne semble pas que le narrateur ait introduit un quelconque principe d’ordre. Or, les trois moments du don sont ordonnés très rigoureusement, de sorte que le premier moment soit la source du second qui est lui-même à l’origine du troisième.

Enfin, la distinction des trois moments n’apparaît pas clairement au sein des neuf manières. Tel élément semble davantage faire partie du premier moment. De plus, on peut retrouver cette dynamique du don traverser une seule des manières de prier.

3) Exposé

En fait, sœur Catherine Aubin propose une répartition différente en fin de sa thèse, et une répartition en trois groupes de taille décroissante : 4, 3 et 2. Or, cette nomenclature semble coller de très près à la dynamique ternaire du don : réception (don 1) ; appropriation (don 2) ; donation (don 3). Le montrent des arguments autant lexicaux que conceptuels.

a) La distinction des trois moments au sein des neuf manières

1’) Les quatre premières manières et le don reçu

Il est possible de regrouper les quatre premières manières de prier en un groupe. Or, les traits communs justifiant ce regroupement sont celles-mêmes qui caractérisent le don 1, la réception du don 1 par le don 2. J’en isolerai trois :

a’) L’attitude générale l’attitude d’accueil

Les quatre premières manières de prier sont en relation étroite avec l’accueil. En effet, elles sont autant de façons de disposer à recevoir.

Or, le don 1 est, pourrait-on dire, le don 2 en tant qu’il s’ouvre pour accueillir le don qui lui est fait. Du côté du Donateur, il est don offert ; du côté du récepteur, il est accueil.

b’) L’attitude physique la relation avec la terre

Les quatre premières manières de prier sont toutes en relation avec la terre.

Or, la terre est à la fois le lieu et le symbole par excellence de la réceptivité caractéristique du don 1. De plus, la terre est ce avec quoi on entre en relation par le toucher, plus que par les autres sens. Or, le toucher est le sens de l’ouverture au don (reçu, mais aussi offert).

c’) L’attitude intérieure préparatoire l’humilité

Les quatre premières manières de prier sont en relation étroites avec l’humilité. Déjà, étymologiquement, le terme humilité vient de humus, la terre. Or, nous venons de voir que les quatre manières de prier mettent en relation avec la terre. De plus, le terme humilité est présent. Enfin, l’attitude du corps signe l’humilité. Par ailleurs, Dominique apprend dans ces manières de prier à accepter ses limites ; or, l’humilité est la vertu de la vérité sur soi.

Or, la vertu évangélique ouvrant au don 1 est l’humilité.

2’) Les cinquième, sixième et septième manières et le don approprié
a’) L’attitude générale la détermination

Dominique se décide pour le Christ. Or, le moment intermédiaire du don est le don à soi : être donné à soi, c’est exercer sa détermination. Or, pour un chrétien, l’objet du choix est le Christ lui-même.

On pourrait se demander si cette attitude est en relation avec l’appropriation. En effet, Dominique ne semble pas recueilli mais plus tourné vers le Christ. En fait, double est l’attitude d’appropriation et de recueillement. La première, humaine, éthique, consiste à entrer en soi-même pour être avec soi ; la seconde, théologale, consiste à entrer en soi avec, par et pour Jésus : pour le chrétien, une intimité ne saurait se comprendre sans relation avec Dieu, sans entrer en contact avec la présence de la Trinité agissant avec lui. Il demeure qu’il s’agit bien d’une appropriation. D’abord, négativement, car le but n’est plus ici de s’ouvrir encore pour recevoir un don ni déjà de se donner ; ensuite, positivement, car l’intention est de s’approprier ce qui est offert pour se préparer à offrir. En un mot, l’attitude est d’intériorité, non d’humilité ni de sortie de soi.

b’) L’attitude physique la position verticale

Ici, Dominique regarde plus vers la Terre, mais il regarde vers le Crucifix ou vers le Ciel.

c’) L’attitude intérieure préparatoire
3’) Les deux dernières manières et le don offert
a’) L’attitude générale la donation de soi

Ici, Dominique se met en mouvement vers les autres et tous les autres. Plus précisément, il prêche. Or, telle est sa vocation propre : la manière dominicaine de se donner est la prédication. Désormais, Dominique s’ouvre à autre chose.

b’) L’attitude physique la mise en mouvement

La position corporelle se fait simple et familière.

c’) L’attitude intérieure préparatoire

b) L’articulation cœur-corps

Jusqu’à maintenant, nous avons porté notre attention sur la dynamique des dons. Mais celle-ci articule aussi, à l’intérieur du don 2, une relation d’apparition, de sorte que la chair manifeste le cœur. Or, la prière de saint Dominique est particulièrement attentive à ce mouvement de monstration. C’est ce que montre longuement la thèse de Catherine Aubin. Cela est vrai autant dans le signifié (le contenu intelligible) que dans le signifiant (le mot).

c) Précisions apportées par les manières de prier au sein de la dynamique du don

L’expression « tout entier » (totus) pour saint Dominique se retrouve quatre fois : dans la première manière, dans la seconde (« il se jette tout entier à terre »), dans la septième (« il se tenait tout entier dressé vers le ciel »), et deux fois dans la huitième (« il était tout entier anxieux » et « tout entier reposé »).

Pascal Ide

[1] Cf. Simon Tugwell, « The nine ways of prayer of St. Dominic a textual study and critical edition », Mediaeval Studies, 47 (1985), p. 1-124. On doit à cette étude historique et textuelle rigoureuse l’établissement du texte latin des manières de prier.

[2] Cf. D. Irtugaiz, « Iconografia de Santo Domingo de Guzman », Archivo Domenicano, 12 (1991), p. 5-125. Cette étude s’inscrit dans le prolongement des travaux du médiéviste Jean-Claude Schmitt, « Entre le texte et l’image les gestes de la prière de Saint Dominique », Richard C. Trexler (ed.), Persons in Groups, Social Behaviour as Identity Formation in Medieval and Renaissance Europe, Binghampton (New York), Medieval and Renaissance Texts and Studies, vol. 36 (1985), p. 195-220 ; « Between text and image the prayer gestures of Saint Dominic », History and Anthropology, 1 (1984), p. 127-162.

[3] « It is hardly an exaggeration, then, to say that without these pictures the text of the Ways is incomplete, perhaps indeed not wholly intelligible ». (L. E. Boyle, « The ways of prayer of St Dominic. Notes on Ms Rossi 3 in the Vatican library », Archivum Fratrum Prædicatorum, LXIV [1994], p. 5-17, ici p. 13).

[4] V. Boland, « Dominic’s Ways of Prayer », Dominican Ashram, 8 (1989), p. 176-188, ici p. 184.

[5] Cf. P. Lippini, San Domenico visto dai suoi contemporanei, i più antichi documenti relativi al Santo e alle origini dell’ Ordine Domenicano, Bologna, ESD, 1998, p. 329.

[6] Cf. ST, IIa-IIæ, q. 180, a. 3, ad 4um.

[7] Cf. Sœur Catherine Aubin, o.p., La place du corps dans la prière, à partir du manuscrit des neuf manières corporelles de prier de saint Dominique, Thèse de doctorat en théologie, Roma, Angelicum, 2001 : Catherine Aubin, Prier avec son corps à la manière de saint Dominique, coll. « Épiphanie », Paris, Le Cerf, 2005.

[8] Cf. B. de Géradon, Le cœur, la langue, les mains, une vision de l’homme, Paris, DDB, 1974 ; « L’homme à l’image de Dieu », Nouvelle revue théologique, 1958, p. 683-695.

[9] Je souhaite dire ici ma gratitude à Catherine Aubin dont le dialogue avec elle et la lecture de sa thèse furent l’occasion de cette découverte. Je me suis aussi fondé sur la traduction française opérée à partir de la version latine élaborée par le Père Tugwell. Les textes latin et français se trouvent en annexe.

10.11.2022
 

Les commentaires sont fermés.