L’Église est-elle de droite ou de gauche ? (4e dimanche de Pâques, dimanche 11 mai 2025)
  1. La Sainte Trinité est-elle de droite ou de gauche ? La messe est-elle progressiste ou conservatrice ? Vous allez peut-être me répondre avec un brin de malice que le Fils est assis à la droite du Père ! Avec plus de sérieux, mais pas avec plus de vérité, certains théologiens de la libération estimaient qu’on ne pouvait célébrer l’Eucharistie avec un pain qui était le fruit non pas du travail des hommes, mais de l’exploitation de l’homme par l’homme – ce qui ne saurait, assurément, esquiver la question de l’aliénation…

Vous vous doutez de la raison pour laquelle je vous pose ces questions provocantes. Avant l’élection, l’on a tenté de classer le pape François, du genre : en morale sociale, il est plus à gauche ; en morale familiale, il est plus à droite. Pendant le Conclave, j’ai entendu des personnes me dire : si vous saviez les tensions au Vatican, entre la lignée réformatrice et la lignée avant-gardiste, l’élection risque de durer bien plus longtemps que prévu, etc. Et, depuis, les journalistes essaient de placer le nouveau successeur de Pierre sur cet échiquier politique. Et même si l’on sait que c’est plus complexe, on essaie de se rassurer ou de se faire peur en glissant le curseur entre les deux extrêmes. Quelqu’un, cum grano salis, m’envoyait une photo du pape Léon XIV en commentant : « As-tu remarqué qu’il sourit un peu plus à droite qu’à gauche ? » !!

 

  1. N’avons-nous donc pas tiré les leçons de notre histoire, qui est d’ailleurs une histoire surtout franco-française ? Mon grand-oncle, qui était prêtre (pas à Paris !), me racontait que son évêque l’avait convoqué dans les années 1970 et s’était entendu demander avec un regard désapprobateur : « Monsieur le chanoine, seriez-vous donc à droite ? »

Cette polarisation a au minimum commencé à la Révolution française, lorsqu’il fut exigé des clercs qu’ils signent la Constitution civile du clergé, autrement dit qu’ils se compromettent avec l’autorité politique de l’époque. Pour mémoire (j’aimerais que notre histoire fut plus héroïque !), à peu près la moitié des prêtres firent partie des jureurs et l’autre moitié des réfractaires, ce qui a conduit un bon nombre jusqu’au martyre. Pour mémoire aussi, cette douloureuse histoire qui fractura la France pendant un siècle et opposa notre hiérarchie avec l’État français a trouvé sa fin (relative) par un acte solennel singulièrement unique, une encyclique écrite en français par le pape de l’époque – qui s’appelait Léon XIII (le prédécesseur de Léon XIV), une raison de plus pour que nous nous sentions proche de ce souverain pontife au nom de famille français (Prévost) ! –, dite encyclique dite du ralliement [1].

En fait, cette tension est plus ancienne et remonte à l’Évangile lui-même. Ainsi que l’a bien montré l’exégète Oscar Cullmann, elle était présente au sein des Apôtres [2]. Ce n’est pas sans un heureux dessein que, d’une part, Jésus a rassemblé au sein du collège des Douze, tant un publicain (l’équivalent d’un jureur ou d’un « collabo ») qu’un ou des zélotes (l’équivalent d’un réfractaire ou d’un zélote) – bonjour l’ambiance ! – et que, d’autre part, il a toujours refusé toute compromission politique et toute appartenance partisane, jusqu’au terme – cf. la toute dernière question des Apôtres à Jésus, le jour de l’Ascension : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » (Ac 1,6). Et Jésus a constitué cet ensemble bigarré (et même haut en couleurs !) afin que la première Église apprenne à travailler ensemble, dans l’unité, ce qui ne veut pas dire l’uniformité, en vue du seul Royaume durable, le Royaume de Dieu.

 

  1. Saint Paul VI présidait les séances du dernier Concile en ayant devant lui le livre majeur d’un des plus grands spécialistes de l’Église (qui était aussi son ami), le cardinal Charles Journet, L’Église du Verbe incarné. Or, posant la question : « Comment regarder l’Église ? », le théologien suisse répond en distinguant trois sortes de regards : celui de la raison scientifique, par exemple, « du statisticien, de l’historien des religions, quand il se borne à faire œuvre descriptive » ; celui de la raison philosophique (précisément, de la sagesse philosophique) qui discerne l’unicité, et donc le miracle de l’Église à travers sa continuité et sa fécondité ; enfin, celui de la foi qui seul est apte à discerne l’Église en son essence : « L’Église apparaît alors dans son mystère, dans sa réalité profonde » [3]. D’ailleurs, ce troisième regard intègre les deux autres : « À la lumière de la foi s’explique par surcroît le caractère miraculeux extérieurement constatable de cette société religieuse et s’éclaire le paradoxe vivant qu’elle ne cesse d’être pour l’étonnement du monde [4] ». Les polarités dont nous parlions au début relèvent de ce premier regard, sociologique ou politique. Bien évidemment, elles disent quelque chose. Comme l’analyse physico-chimique

Autrement plus profonde fut la tension entre judéochrétiens et pagano-chrétiens dans la toute première génération, dont la première lecture se fait l’écho (cf. Ac 13,43-52) et qui donnera lieu à ce que l’on appelle parfois de manière pompeuse le « concile de Jérusalem » (cf. Ac 15,5 s). La semaine dernière, à la demande de notre archevêque et en résonance avec la célébration du 1700e anniversaire du Concile de Nicée, en 325, la prédication vous a rappelé le premier concile œcuménique de notre histoire. Or, l’Église d’alors était profondément divisée entre les Ariens qui refusaient la divinité du Christ, et ceux qui la confessaient. Au point que saint Jérôme estimait que, en grande majorité, les évêques de l’époque étaient disciples d’Arius. Et l’on n’est sorti de cette immense confusion que parce que, dans ce premier Concile œcuménique (318 évêques), l’Esprit-Saint a véritablement soufflé et a inspiré cette parole nouvelle que nous disons à tous les Credo : « Consubstantialem, homoousios », que la liturgie nous a récemment rendu dans son authentique traduction. Nouveauté verbale qui rend exactement compte de la nouveauté qu’est l’événement du Christ, vrai Dieu (« de même substance » que le Père) et vrai homme. Et qui, à raison de ses deux natures, est seul capable de nous sauver et de nous diviniser.

Là, nous touchons à l’essence de l’Église, le Mystère de l’Église, divine et humaine. Interrogée sur le relations entre le Christ et l’Église, l’illettrée bergère de Domrémy répondait, inspirée par le don de science : « M’est avis que du Christ et l’Église, c’est tout un ». Et Bossuet ne disait pas mieux en affirmant : « L’Église, c’est le Christ répandu et communiqué ».

 

  1. Qu’en tirer pour nous aujourd’hui ?

Dès ses premiers mots, le jour de son élection, en ce jour si symbolique pour le monde du 8 mai, notre nouveau pape pour qui nous rendons grâce a insisté sur la paix. Par exemple : « Que la paix soit avec vous ! C’est la paix du Christ ressuscité, une paix désarmée et une paix désarmante ». J’ai compté pour vous. Il a employé le substantif « paix » pas moins de dix fois !

Comment ne pas entendre Jésus nous dire aujourd’hui avec solennité au terme de l’évangile : « Le Père et moi, nous sommes un » (Jn 10,30) ? Comment ne pas songer à la devise de Léon XIV, inspirée de saint Augustin : « In illo uno unum : En celui qui est un, soyons un » ?

Et si nous commencions par le commencement ? C’est-à-dire nos jugements, et nos jugements pendant la messe. Je pense qu’en blessant la paix, ils blessent souvent profondément le Corps du Christ et son Cœur. Vous le savez bien, frères et sœurs, nous surinterprétons le moindre des actes de nos voisins pendant la célébration : la manière de nous tenir à la consécration (debout ou à genoux), de dire le Notre Père (mains jointes ou ouvertes), de nous donner la paix du Christ, de recevoir le Corps du Christ (dans la main ou dans la bouche, en se mettant à genoux avant ou non, de la main du prêtre, du diacre, de la religieuse ou du laïc), etc.

Et écoutons à nouveau l’appel que le 267e pape nous lance dans le même premier discours qui, improvisé, a jailli de son cœur : « Aidez-vous aussi les uns les autres à construire des ponts, par le dialogue, par la rencontre, tous unis pour être un seul peuple toujours dans la paix ».

Pascal Ide

[1] Cf. Léon XIII, Lettre encyclique Au milieu des sollicitudes, 16 février 1892. Elle incitait les catholiques de France à accepter les institutions républicaines de leur pays.

[2] Pour le détail, cf., notamment, Oscar Cullmann, Dieu et César. Le procès de Jésus. Saint Paul et l’Autorité. L’Apocalypose et l’État totalitaire, coll. « Civilisation et christianisme », Neuchâtel et Paris, Delachaux & Niestlé, 1956, chap. 1. Pour plus de détail, je renvoie à l’homélie du Christ-Roi, dimanche 20 novembre 2022.

[3] Journet ajoute un argument un peu faible, le Credo ecclesiam, oubliant que, selon les travaux de Lubac, le Credo ne renvoie pas à l’objet mais au motif de la foi.

[4] Charles Journet, Théologie de l’Église, Paris, Desclée, 1958, p. 12-13.

10.5.2025
 

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