Dans un superbe, bref mais dense chapitre méditatif, Jean-Louis Chrétien propose l’ébauche d’une philosophie du dialogue [1]. Bien qu’il parle principalement de l’écoute, il est tout tourné vers le don de soi, comme on le comprendra bientôt. Toutefois, si les développements du philosophe tendent à établir que l’échange véritable à l’écoute de l’inouï est toujours palpitant, c’est-à-dire cordial, ils n’en détaillent pas la source qu’est l’amour ni ne vont jusqu’à la condition radicale de cette écoute cordiale qu’est la kénose (ils évoquent seulement le dépouillement). Reprenons le contenu pour l’éclairer à la lumière de la dynamique ternaire de l’amour-don : réception (don 1), appropriation (don 2) et donation (don 3).
1) L’écoute n’est pas première
Du côté de l’écoutant, l’écoute (active) n’est pas première. « Aucun homme n’a commencé d’écouter [2] ». En effet, tout homme fait l’expérience qu’il a d’abord été écouté. C’est même là la toute première hospitalité. Nous sommes tous reçus, de manière prévenante, par une écoute qui nous devance. Or, chez l’homme, le réceptif est la condition de l’émissif. Et écouter (activement) est à être écouté comme le réceptif à l’émissif. Nous ne pouvons donc offrir à l’autre la grâce d’une écoute que parce que nous-même avons déjà fait l’expérience vitale d’avoir été écouté.
Autrement dit, l’écoute fait partie du don 3. En effet, elle est une activité, même si elle est réceptivité, car elle trouve sa source dans une active ouverture du don 2 ; or, par définition, le don 3 est un acte qui prend sa source active dans la liberté. De plus, l’écoute fait partie du dialogue, de la rencontre, de la communion ; or, celle-ci est l’accomplissement du don 3.
2) L’écoute témoigne de ce que le dialogue se fait toujours sur fond d’une unité
L’écoute pose un problème philosophique mais aussi existentiel. Je peux écouter l’autre soit à partir de ma propre singularité, soit en en faisant abstraction, dans une sorte d’écoute universelle. Dans le premier cas, je n’écoute pas l’autre, puisque je le réduis à mes particularités, puisque je couche la parole d’autrui sur le lit de Procuste de mes convictions, de mes préjugés, etc. puisque je n’ai pas ménagé en moi un lieu propre où une parole différente de la mienne puisse être accueillie. Dans le second cas, je n’écoute pas l’autre, car il n’y a plus de je qui écoute : toute singularité s’est effacée ; de plus, cela contredit notre expérience : une écoute universelle serait indifférente à la singularité pour mériter d’être qualifiée d’universelle, elle devrait pouvoir être assurée par n’importe qui ; or, de fait, on ne parle jamais à un autre anonyme interchangeable ; on ne se confie pas à un simple vicaire de l’humanité. Poussé à fond, ce paradoxe devient une des matrices des philosophies de l’incommunicabilité des consciences.
La seule manière de se délivrer de ce paradoxe est de quitter la fausse dialectique je-tu qui sous-tend le couple singulier-universel. En fait, toute communication s’effectue sur un fond commun. On l’oublie trop souvent. L’expérience d’une rencontre, d’un dialogue, c’est l’expérience d’une réalité commune qui se communique. L’écoute n’est possible que parce qu’un troisième terme unifie les deux êtres et permet leur relation. La dualité est mortifère et interdit la rencontre. Seule la trinité sauve la relation, donc une philosophie du don et de la communion.
En quoi consiste ce commun. Loin d’être passif, il est communicable, source de communication. Chrétien semble l’identifier au « monde [3] » dans lequel les interlocuteurs vivent. Je doublerai ce concept phénoménologique d’une explicitation plus métaphysique, plus décisive : l’être, d’abord, puis ses différentes facettes transcendantales : le vrai et le bien, mais aussi l’unité. Pas de parole possible ni d’écoute sans des convictions aussi fortes qu’inexprimées, implicites sur la possibilité d’une vérité qui est un bien et d’une unité désirable signalée par la paix.
3) La condition d’une véritable prise de parole
L’écoute est ontologiquement précédée par une parole. Il nous faut donc d’abord traiter de celle-ci. Une écoute digne de ce nom suppose une parole digne de ce nom.
Une parole vit de ce qu’elle exprime autre chose qu’elle. Or, cet autre est irréductible, nouveau. Tel est par exemple le cas d’un événement, d’une rencontre, d’un objet. Donc, la parole qui l’exprime sera elle aussi neuve. Au vin nouveau de ce qui est à dire correspondra l’outre neuve de mes paroles.
Cette parole inouïe, au sens propre du terme se caractérisera par plusieurs traits : elle sera imprévisible, indéductible, elle ne peut être reconduite à l’actualisation d’un sens déjà actuellement présent en germe ; elle sera « aventureuse [4] », autrement dit sera le fruit d’un risque encouru : « toute parole digne de ce nom est matinale, et se lève en tremblant dans l’incertitude de l’aube [5] » ; elle naîtra d’un silence qui est le recueillement. Or, c’est le propre du cœur de : 1. accueillir le don du réel dans son unicité irréductible, c’est-à-dire de faire « face à ce qui se dérobe », comme dit le titre d’un ouvrage d’Henri Michaux ; 2. prendre la parole, au sens le plus profond du terme : une telle prise suppose une autodétermination jaillie de l’intérieur, inaugurée non pas de l’extérieur, d’où la parole de l’autre me vient. Donc, une parole vraie est une parole qui naît du cœur.
4) La condition d’une véritable écoute
A l’instar de la parole, la véritable écoute est cordiale. En un mot : l’écoute reçoit la parole ; or, ce qui reçoit doit se proportionner au don qui est reçu (axiome qui corrige l’axiome trop unilatéral toujours énoncé : omnis quod recipitur recipitur ad modum recipientis) : cette adaptation seule permet de ne pas faire violence à l’acte qui se communique ; donc, l’écoute ne vit que de se dilater à la mesure de la parole. Or, la parole véritable, digne de ce nom est inouïe, c’est-à-dire imprévisible, car elle jaillit du cœur. Par conséquent, l’écoute ne sera véritable que si elle entend l’inouï jailli du cœur.
Or, d’une part, une vérité cordiale est toujours autre que ce que j’en sais ; elle ne peut être mesurée par rien de ce que je sais déjà. Elle demande donc à être accueillie sans nulle défense, sans prévention ; elle convoque l’écoutant à « être sur ses mégardes », selon l’expression suggestive de Péguy, et non pas sur ses gardes, c’est-à-dire sur ses craintes qui toujours ramènent l’autre au même. Or, une écoute sans défense, sans crainte requiert un dessaisissement, une ignorance.
Or, seul le cœur est ce lieu à la fois vulnérable, sans prévention, dépouillé, silencieux qui seul est hospitalier de l’autre : en effet, le cœur intègre tout l’homme et a déjoué toutes les défenses, notamment les craintes. Voilà pourquoi à la parole cordiale répond une écoute cordiale, du cœur qui est prêt à « être brûlée par l’épiphanie de l’autre [6] ».
Mais, d’autre part, cette parole venue du cœur n’est pas qu’en rupture totale avec l’écoute ; à trop souligner sa transcendance inouïe et l’étonnement, on engendre la stupeur et on fait le lit de l’incommunicabilité. Il faut donc équilibrer ce propos en rappelant la continuité entre l’écoutant et l’écouté, c’est-à-dire la parole. Nous avons d’ailleurs vu ci-dessus que tout échange se faisait sur un fond commun duquel surgissait la commun-ication. Cette continuité présente une conséquence concrète à propos de sa condition qu’est le silence à l’égard de ses connaissances. Dans une conception discontinuiste pure, les savoirs de l’écoutant doivent être abolis, détruits et celui-ci devenir sot ou amnésique ; dans une conception qui conjugue nouveauté et mêmeté, la rumeur du déjà dit ou su est suspendu, « il s’agit de rendre fluides et vifs mon savoir et mon expérience [7] », pour qu’ils puissent être mobilisés au service de ce qui se joue.
Or, le cœur est aussi le lieu de la continuité : à la fois parfaitement singulier, il est aussi le point où se rejoint et se vit l’universel, ainsi que la richesse de l’expérience antérieure. Mais au service de l’amour de l’autre. Voilà pourquoi, une nouvelle fois, une écoute qui se proportionne à une parole nouvelle sans détruire la continuité d’avec l’héritage, est une écoute du cœur.
5) Conclusion
Ce qui caractérise donc la véritable communion achevant le don 3, c’est qu’elle surgit d’une donation du cœur, du don 2 en son intimité. Un échange vrai est toujours palpitant, au sens où seul le cœur palpite. En effet, la communion est le fruit d’un exchange of gifts, que si les partenaires se donnent ; or, quel est le se qui se donne, sinon le cœur ? Une communion inouïe est un cœur à cœur. Voilà pourquoi Jean-Louis Chrétien conclut son article ainsi : « La vérité toujours inachevée de l’écoute [il faudrait ajouter : et de la parole, l’échange des deux constituant la communication, le dialogue] est une vérité cordiale [8] », autrement dit une vérité née du cœur.
Pascal Ide
[1] Jean-Louis Chrétien, « L’inouï », L’arche de la parole, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1998, p. 13-21.
[2] Ibid., p. 13.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Ibid., p. 18.
[5] Ibid., p. 17.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid., p. 20.
[8] Ibid., p. 21.