L’éblouissement du comte de Monte Cristo, une parabole ?

Dans un chapitre intitulé « Éblouissement », Alexandre Dumas raconte la découverte que, à la suite des indications de l’abbé Faria, Dantès fait du trésor caché dans l’île de Monte-Cristo :

 

« et le coffre fut découvert.

Une fièvre vertigineuse s’empara de Dantès ; il saisit son fusil, l’arma et le plaça près de lui. D’abord il ferma les yeux, comme font les enfants, pour apercevoir, dans la nuit étincelante de leur imagination, plus d’étoiles qu’ils n’en peuvent compter dans un ciel encore éclairé, puis il les rouvrit et demeura ébloui.

Trois compartiments scindaient le coffre.

Dans le premier brillaient de rutilants écus d’or aux fauves reflets.

Dans le second, des lingots mal polis et rangés en bon ordre, mais qui n’avaient de l’or que le poids et la valeur.

Dans le troisième enfin, à demi plein, Edmond remua à poignée les diamants, les perles, les rubis, qui, cascade étincelante, faisaient, en retombant les uns sur les autres, le bruit de la grêle sur les vitres.

Après avoir touché, palpé, enfoncé ses mains frémissantes dans l’or et les pierreries, Edmond se releva et prit sa course à travers les cavernes avec la tremblante exaltation d’un homme qui touche à la folie. Il sauta sur un rocher d’où il pouvait découvrir la mer, et n’aperçut rien ; il était seul, bien seul, avec ces richesses incalculables, inouïes, fabuleuses, qui lui appartenaient : seulement rêvait-il ou était-il éveillé ? faisait-il un songe fugitif ou étreignait-il corps à corps une réalité ?

Il avait besoin de revoir son or, et cependant il sentait qu’il n’aurait pas la force, en ce moment, d’en soutenir la vue. Un instant, il appuya ses deux mains sur le haut de sa tête, comme pour empêcher sa raison de s’enfuir ; puis il s’élança tout au travers de l’île, sans suivre, non pas de chemin, il n’y en a pas dans l’île de Monte-Cristo, mais de ligne arrêtée, faisant fuir les chèvres sauvages et effrayant les oiseaux de mer par ses cris et ses gesticulations. Puis, par un détour, il revint, doutant encore, se précipitant de la première grotte dans la seconde, et se retrouvant en face de cette mine d’or et de diamants.

Cette fois, il tomba à genoux, comprimant de ses deux mains convulsives son cœur bondissant, et murmurant une prière intelligible pour Dieu seul.

Bientôt, il se sentit plus calme et partant plus heureux, car de cette heure seulement il commençait à croire à sa félicité.

Il se mit alors à compter sa fortune ; il y avait mille lingots d’or de deux à trois livres chacun ; ensuite, il empila vingt-cinq mille écus d’or, pouvant valoir chacun quatre-vingts francs de notre monnaie actuelle, tous à l’effigie du pape Alexandre VI et de ses prédécesseurs, et il s’aperçut que le compartiment n’était qu’à moitié vide ; enfin, il mesura dix fois la capacité de ses deux mains en perles, en pierreries, en diamants, dont beaucoup, montés par les meilleurs orfèvres de l’époque, offraient une valeur d’exécution remarquable, même à côté de leur valeur intrinsèque.

Dantès vit le jour baisser et s’éteindre peu à peu. Il craignit d’être surpris s’il restait dans la caverne, et sortit son fusil à la main. Un morceau de biscuit et quelques gorgées de vin furent son souper. Puis il replaça la pierre, se coucha dessus, et dormit à peine quelques heures, couvrant de son corps l’entrée de la grotte.

Cette nuit fut à la fois une de ces nuits délicieuses et terribles, comme cet homme aux foudroyantes émotions en avait déjà passé deux ou trois dans la vie [1] ».

 

Lu au sens matériel, le récit dumasien ne fait que décrire la fièvre d’or qui s’empare de Dantès, excitation qui est dopée par sa longue et dramatique infortune. Plus encore, le pauvre fuyard devenu richissime ne sombre-t-il pas sous la condamnation de saint Paul qui elle-même fait écho aux paroles du Christ sur la secrète idolâtrie qu’est la cupidité ?

 

« Quant aux riches de ce monde, ordonne-leur de ne pas céder à l’orgueil. Qu’ils mettent leur espérance non pas dans des richesses incertaines, mais en Dieu qui nous procure tout en abondance pour que nous en profitions. Qu’ils fassent du bien et deviennent riches du bien qu’ils font ; qu’ils donnent de bon cœur et sachent partager. De cette manière, ils amasseront un trésor pour bien construire leur avenir et obtenir la vraie vie » (1 Tm 6,17-19).

 

Mais il est aussi possible d’offrir une lecture symbolique ou métaphorique de ce récit. Comment déjà ne pas noter la claire allusion à Dieu, chez l’anticlérical Dumas : « il tomba à genoux […] murmurant une prière intelligible pour Dieu seul » ? Comment ne pas résonner à la signification encore plus transparente du nom de cette petite île, qui deviendra celui de son propriétaire et celui de tout le livre : Monte-Cristo (même si les plus grands dons peuvent être détournés au service des plus noirs desseins) ?

Comment surtout ne pas relever tout ce qui, dans cette expérience, déborde l’homme, le met hors de lui-même : hors de ses sens (même après avoir fermé les yeux, il « demeura ébloui », expérience qui donne son titre à tout le chapitre) ; hors de sa sensibilité, c’est-à-dire de son affectivité (« la tremblante exaltation d’un homme qui touche à la folie », ces « foudroyantes émotions ») ; hors du contrôle de son corps, donc de sa volonté (« ses mains frémissantes ») ; hors de sa raison (il ne sait plus s’il est ou non conscient : « seulement rêvait-il ou était-il éveillé ? ») jusqu’au doute (« doutant encore ») et même à la démence (« il appuya ses deux mains sur le haut de sa tête, comme pour empêcher sa raison de s’enfuir ») ; hors de son cœur (« comprimant de ses deux mains convulsives son cœur bondissant ») ? Or, ce débordement vient de ce que l’homme est fait pour plus que lui-même, de ce que sa nature est intimement ordonnée au surnaturel : « l’homme passe infiniment l’homme », note Pascal. D’ailleurs cette démesure du bénéficiaire est la réponse à la démesure du don, c’est-à-dire du trésor que Dumas exprime en multipliant les épithètes sans introduire la conjonction de coordination « et », comme pour signifier l’infinité : « ces richesses incalculables, inouïes, fabuleuses ».

Comment enfin ne pas transposer ce récit au plan spirituel et ne pas se souvenir d’une des plus brèves paraboles du Christ : « Le royaume des Cieux est comparable à un trésor caché dans un champ ; l’homme qui l’a découvert le cache [de nouveau]. Dans sa joie, il va vendre tout ce qu’il possède, et il achète ce champ » (Mt 13,44). Si nous avions conscience du don que Dieu nous a fait au baptême, qui n’est rien d’autre que Dieu lui-même, sa propre vie versée en nos cœurs – don infiniment plus précieux et rutilant que le plus inépuisable des trésors, puisqu’il s’identifie au Donateur en personne –, nous serions encore plus extatiquement hors de nous que tous les Dantès fictionnels ou réels. Nous serions étreints par une gratitude bouleversée et chanterions un éternel Magnificat !

[1] Alexandre Dumas, Le comte de Monte Cristo, 1844, L. I, chap. 24 : « Éblouissement ».

25.2.2025
 

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