Le Saint, divin tressaillement

Chez la figure accomplie du Saint, la rythmique divine embrasse tellement sa vie, selon le double axe, synchronique et diachronique (« la Croix est la vibration absolue », affirmait Simone Weil [1]), qu’il devient lui-même rythme. Dans un texte admirable, d’autant plus signifiant qu’il est l’œuvre d’un liturge, Augustin Guillerand parle du « divin tressaillement qu’a été » la « vie entière de Jean Baptiste ».

 

« La vie entière de Jean Baptiste a été ce mouvement dont parle Isaïe quand, dans un beau texte que nous répétons souvent durant l’Avent, il parle de ce sommet où demeure Dieu et vers lequel tendent les collines. Il compare ce mouvement à l’écoulement d’une masse fluide suivant son cours : ‘Vers elle toutes les nations afflueront’ (Is 2,2). Toute la vie de Jean Baptiste a eu ce caractère : un écoulement, un mouvement plein, total, simple et uni où toutes les gouttelettes de vie vont au terme aimé qui les attire, en chantant sa grandeur et en reflétant ses traits. Or ce terme était en lui, au plus profond de son âme, c’est là qu’il s’est tenu. Ces manifestations extérieures, ces étapes du mouvement de vie sont intéressantes ; quelques-unes même sont pour nous riches des plus bienfaisantes leçons ; par exemple, ces longues années de contemplation au désert où, pour lui, se réalisait si pleinement la parole de Jérémie : ‘Que solitaire et silencieux il s’asseye’ (Lm 3,28). Le solitaire supprimera toute agitation vaine, fera taire tous les bruits inutiles et s’élèvera au-dessus de lui-même. Il se fera plus grand que lui-même, grand de la seule vraie grandeur qui se donnera à lui. Le divin tressaillement, commencé au sein d’Élisabeth, poursuivi au désert, poursuivi dans la prédication publique, le divin tressaillement qu’a été sa vie, s’achève là, aux côtés de l’époux, écoutant sa voix, ne faisant que cela, y trouvant repos et félicité [2] ».

 

Alors que les Méditations cartésiennes de Husserl peinent à sortir le sujet de son égoïté pour lui faire rencontrer l’autre, les Méditations cartusiennes d’Augustin Guillerand montrent d’emblée le Précurseur en vibration avec Dieu. Le chartreux commence par comparer « la vie entière de Jean Baptiste » à un « mouvement », puis plus précisément, à un « écoulement » liquide, enfin, il passe de là (et, jusqu’en son nom, l’onde est disposée à transmettre l’ondulation) à la vibration qu’est le « tressaillement », précisément entre Dieu et le Saint. Cette ondulation fait d’abord battre l’axe synchronique, entre le dehors (les « manifestations extérieures ») et le dedans (« au plus profond de son âme »), plus encore, entre la créature et son Dieu. Elle fait ensuite vibrer l’axe diachronique, depuis sa vie intra-utérine (« commencé au sein d’Élisabeth ») jusque dans la vie éternelle (« y trouvant repos et félicité »), y intégrant les différents moments (« toutes les gouttelettes ») de sa vie qui se mettent ainsi à vibrer à l’unisson. Ce chant choral transforme ainsi la vie du Baptiste en une symphonie.

Enfin, le moine s’approche de l’essence ontodative de la vibration : de manière ascendante, puisque l’écoulement rythmique se fait chant (« en chantant ») lorsque tous les moments de la vie du Baptiste se laissent aimanter par le « terme aimé qui les attire » ; de manière descendante, puisque Dieu « se donnera », donc aimera, à ce point le Précurseur qui humblement se « diminue » (Jn 3,30), qu’il recevra de Dieu « la seule vraie grandeur » qui le « fera plus grand que lui-même » ; dans un échange de plus en plus horizontal, c’est-à-dire communionnel, puisque cette vibration entre Dieu et le Baptiste est celle de « l’époux » avec l’ami de l’époux, mais aussi celle de la « voix » avec celui qui l’écoute. Insistons, tant l’intuition abandonnée par Guillerand en passant est fulgurante : en devenant « plus grand que lui-même », donc en recevant une mesure qui est celle du divin Donateur, le Baptiste atteste l’action transformante de Dieu en lui-même : s’il tressaille, il n’a pas un tressaillement, mais il est tressaillement ; il devient celui qui est le Rythme, le « divin tressaillement » qui a Dieu non seulement pour objet, mais pour sujet.

Pascal Ide

[1] Emmanuel Gabellieri, Être et Don. Simone Weil et la philosophie, coll. « Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium » n° 57, Leuven, Peeters, Paris, Vrin, 2003, p. 313-322 et p. 331-332.

[2] Augustin Guillerand, Vivantes clartés. Méditations cartusiennes, Paris, Parole et Silence, 2002, p. 116-118. Cité par Magnificat, 309 (août 2018), p. 402-403.

1.9.2018
 

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