Le Qi dans la pensée chinoise. Une relecture à la lumière du don

Si presque tout Occidental a entendu parler du yin et du yang, en revanche, il ignore souvent que ces deux notions s’enracinent dans une notion plus fondamentale : le Qi (prononcer : chi). Une importante thèse de théologie soutenue au Centre Sèvres a proposé d’inculturer la foi chrétienne à la pensée chinoise à partir de ce concept central [1]. Celui-ci présente l’immense avantage d’être autant populaire que technique ou rituel [2] ; de plus, il traverse toute l’histoire de la pensée chinoise et se retrouve dans tous les courants et toutes les traditions, autant confucianiste que taoïste et même bouddhiste. Il va de soi que je ne donnerai qu’un vague aperçu d’une question qui dépasse le cadre de son travail et, plus encore, de mes compétences.

1) Qu’est-ce que le Qi ?

Il serait illusoire de définir une notion que l’ouvrage ne prétend même pas explorer en intégralité. En revanche, on peut tenter de le décrire. Le Qi touche au moins quatre grands domaines : ontologique (et, de ce fait, cosmologique), éthique (et, de ce fait, aussi social et spirituel), médical et esthétique. Il est surtout le fruit d’une expérience, constamment présent dans l’éducation et forge toute une tradition.

a) L’idéogramme

Qi est un mot très ancien que l’on trouve, dès le deuxième millénaire avant le Christ, gravé sur des os ou des carapaces de tortues. Il a donc ce privilège que, avant d’être un concept, il était un idéogramme. Graphiquement formé de trois traits superposés tremblants et bientôt un peu inclinés sur la droite, qi apparaît comme une réalité fluide, flottante ; et, de fait, en son sens originel, il désigne le « nuage léger, subtil », sans cesse en mouvement, comme du vent ou de l’eau vive. Or, le nuage est ce qui se trouve entre Ciel et Terre et circule. Donc, dès l’origine, le Qi désigne une réalité, une force vivifiante qui circule entre le Ciel et la Terre.

Aujourd’hui, qi s’écrit différemment. En fait, sous l’idéogramme désignant l’air (qui est semblable au premier idéogramme qui vient d’être décrit), on retrouve celui qui dit le riz. C’est donc que qi évoque la vapeur s’élevant au-dessus du riz en train de cuire. Or, l’air et le grain de céréale sont nécessaires pour vivre. C’est donc que qi est le principe de vie, plus, le souffle de vie, qui, là encore, circule entre les êtres, notamment entre la Terre et le Ciel. Comme le vent, le qi remplit, enveloppe mais aussi, de l’intérieur, anime toutes les réalités. A commencer par l’homme [3].

b) Les traductions

Les dictionnaires actuels franco-chinois optent le plus souvent pour « souffle », non sans élargir qi à : air atmosphérique, souffle du vent, haleine, émanation, fluide, esprits vitaux, énergie, sentiment de l’âme, force morale et spirituelle, force originaire cosmique.

c) Deux espèces

Kwong Lai Kuen distingue deux qi : le Qi primordial, divin et le qi (sans majuscule) immanent, la force de la vie à l’œuvre dans le monde créé. « Tout homme naît du Qi primordial du Ciel, qui est Source de la vie, mais aussi sa dynamique existentielle. Essentiellement, le qi de l’homme participe du Qi de Dieu [4] ».

2) Relation du Qi aux notions immédiatement voisines

L’auteur met le Qi chinois en relation constante avec un couple de notions solidaires.

a) Qi et le gan-ying

Il semble que très tôt, on ait distingué deux qi alternants : le yang (ce que l’auteur traduit plutôt par gan) et le yin (ce que l’auteur traduit plutôt par ying), à moins que je ne me trompe. Le Qi s’incarne en deux qi dont l’interaction va construire l’univers. Le commentaire du 31ème hexagramme du Yiking (Livre des mutations) dit en effet que « deux-qi se communiquent, se stimulent réciproquement, et se donnent [5] ». Précisément, le Yin est associé au Ciel qui est vu comme un principe actif paternel et le Yang à la Terre qui est considéré comme un principe réceptif maternel (puisqu’il porte et nourrit comme une mère). Or, c’est de l’union de l’homme et de la femme que naissent les êtres. Donc, de même, de l’union du Ciel-père qui couvre et engendre et de la Terre-mère qui porte et nourrit. Voilà pourquoi le Yin et le Yang sont les deux principes primitifs du monde de qui est engendrée la totalité des êtres. Kwong Lai Kuen traduit souvent gan par stimulus et ying par résonance ou réponse.

Mais ce binôme est unifié par le dynamisme central et médiateur du qi : celui-ci suscite et anime cette attirance, l’intercommunication et en sauve l’harmonie, la cohésion universelle. Y a-t-il un seul qi ou deux qi ? Ce qi précède-t-il la distinction du gan et du ying ou s’identifie-t-il à cette séparation-communion ? En est-il le sujet sous-jacent qui la suscite ou en constitue-t-il la substance ? Autant de couples d’hypothèses que Kwong Lai Kuen semble défendre tour à tour, disant les deux choses [6].

En tout cas, le terme de l’univers est d’établir un courant gan-ying, autrement dit une circulation réciproque entre les êtres (y compris contraires). Le mouvement rythmique de gan-ying est le mouvement même de la vie. C’est ce que la médecine confirme : toute maladie est une absence de cette communication, un déficit dans le gan-ying. Et quiconque suit ce mouvement s’achemine tôt ou tard vers la mort.

b) Qi et yi

La pensée chinoise distingue le qi et le yi. Le premier est le souffle et le second est le désir, le vouloir, l’intention ou l’idée. Il semble donc que la distinction entre qi et yi soit celle de l’origine ou source et de ce qui en jaillit. En fait, le texte n’est pas si clair. S’il en était ainsi, le yi devrait jouer un rôle beaucoup plus primordial, ce qui n’est pas le cas. Il semble bien que le yi soit une force de réceptivité présente en nous pour accueillir le qi : « pour atteindre ce Qi authentique, on ne peut le recevoir par la violence, […] mais l’accueillir par le yi, le désir, le vouloir [7] ». De sorte qu’il existe comme une sorte de réconciliation intérieure, type gan-ying, entre le qi et le ying ; mais aussitôt, cette réconciliation est subordonnée à la véritable communion, entre le Qi primordial (qui est gan) et le qi humain (qui est ying).

3) Relation du Qi aux différentes réalités

L’interattraction et la communication assurées par le gan-ying jouent autant entre le Ciel et la Terre qu’entre les différents êtres terrestres, c’est-à-dire entre homme et nature ainsi qu’entre les hommes. La pensée chinoise se meut donc dans le triangle : Ciel-homme-nature.

a) Dieu [8]

Comment Kwong Lai Kuen envisage le Dieu trinitaire à partir du concept de qi et du couple Gan-ying. Tout d’abord, le Père est en relation avec le Fils comme le ying avec le gan. Or, nous avons vu que le qi, le souffle assure l’unité autant que la dynamique de Gan-ying. De même, en Dieu, l’Esprit est le qi assurant la communion entre le Père et le Fils. « C’est dans et par cette dynamique réciproque, l’Esprit, que le Père engendre éternellement son Fils (gan), et que le Fils reçoit et répond perpétuellement (ying). Le Dieu trinitaire est dans l’éternité de Gan-ying. L’Esprit en Dieu, étant Dynamique même de Gan-ying, est une force vitale qui met en mouvement. Il se meut perpétuellement en harmonie. C’est par lui et en lui que tout le mouvement de Gan-ying éternel et infini part, mais aussi retourne [9] ». Néanmoins, il serait bref et naïf, de purement identifier le Père au gan actif ou à la cause et le Fils au ying passif ou à l’effet. En effet, en Dieu, ces distinctions passif-actif sont abolies ou plutôt sont transcendées, c’est-à-dire qu’elles sont assumées toutes deux dans l’amour qu’est l’Esprit [10].

Considérons maintenant le Fils incarné, le Christ. D’un côté, il est le « récipient » qui procède du Yi (désir, vouloir) du Père, il ne cesse de se référer aux intentions du Dieu invisible qui l’a envoyé. De l’autre, Jésus est le « diffuseur » du Qi vivifiant du Ciel, en fait celui qui fait le « Trait d’union » entre le Ciel et la Terre et harmonise le monde.

b) L’homme [11]

L’être humain se comprend aussi à partir du qi. Précisément, il s’identifie au qi, c’est-à-dire à la rythmique gan-ying : « l’‘essence’, la nature de l’homme est ‘en relation de gan-ying[12] ». Comme ces relations de gan-ying concernent tant le Ciel que la Terre et les autres, l’homme n’existe que dans cette triple harmonie.

En effet, l’homme est d’abord celui qui est créé et reçoit le salut ; or, c’est dans l’Esprit, que nous recevons la vie, le mouvement et l’être. D’autre part, il est celui qui retourne vers le Père ; or, il le fait dans l’Esprit. Or, le courant d’interattraction et d’intercommunication recevoir-répondre est celui du gan-ying. Donc, l’homme se comprend à partir du Qi :

 

« C’est dans ce grand mouvement illimité de gan-ying de l’Esprit que tout être naît, croît, se développe et s’élance vers son épanouissement, que tous les hommes, […] sont en lien avec Jésus-Christ, et que toute l’humanité avec tout l’univers tend, jour après jour, vers la Grande Communion [13] ».

4) Compréhension du Qi à partir d’une théologie du don

L’auteur s’est efforcé de comprendre le Qi à partir d’une analyse détaillée des deux termes les plus proches dans notre tradition chrétienne occidentale : le ruah hébreu et le pneuma grec [14]. La conclusion en est qu’il existe une très grande ressemblance entre les signifiés, les champs sémantiques des trois termes. Mais cette similitude n’élimine pas le partim diversae de l’analogie. Les contenus conceptuel et réel du Qi chinois et de l’Esprit chrétien ne se recouvrent pas. Kwong Lai Kuen parle un moment du Qi chinois comme d’une « métaphore de notre réflexion théologique [15] » :

 

« Évidemment, nous n’avons pas pour but de dire que le Qi chinois est l’Esprit Saint […]. Mais du point de vue des chrétiens chinois, nous croyons qu’à travers l’expérience du Qi, nous pouvons goûter subtilement, expérimenter un peu plus la présence et la manifestation de l’Esprit dans l’histoire du salut dans le monde, le mystère de l’Esprit dans l’homme et de l’homme dans l’Esprit [16] ».

 

Mais cette analyse me semble courte. Notamment elle ne propose qu’un rapprochement notionnel ; elle ne concerne que la première opération de l’esprit. Or, seul le jugement détermine le vrai du faux. Pour pouvoir poser un véritable acte théologique et porter un jugement, il faut donc dépasser la sécurité des comparaisons terminologiques, si chargées soient-elles de références théologiques et proposer une comparaison d’ordre systématique, donc oser une herméneutique – en l’occurrence à l’aune du don. Mon propos sera plus risqué, mais peut-être plus fécond. Il permettra de mesurer la pertinence du Qi chinois ; mais aussi de le situer et d’en apercevoir les limites.

a) L’apport positif

L’intérêt de la notion de Qi est multiple et immense pour une philosophie du don.

  1. Il est d’abord de rouvrir l’être, quel qu’il soit, à la relation. Ainsi est surmontée la tentation perpétuelle de la fermeture, du solipsisme.
  2. Il est de montrer que double est la relation. La bipolarité gan-ying correspond pour moi à la double relation au don originaire (le gan) et au don terminal (le ying) [17]. L’être ouvert de manière bipolaire et à ce qu’il reçoit de sa Source et à ce qu’il donne.
  3. Enfin, le qi montre que l’homme est fait pour la communion. En effet, la relation instituée par le gan-ying appelle la réciprocité. Cette réciprocité vaut pour êtres de même nature, homogènes ; mais elle vaut aussi, ultiment, pour la relation avec l’Origine. En ce sens, le qi retrouve le mouvement d’exitus-reditus. Ainsi se trouve conjurée la tentation, non seulement de dualisme, ce que nous avons vu, mais aussi de domination : « Tout être et toute chose doivent être en lien de gan-ying ; chacun doit être, pour l’autre, non pas ‘objet’ à absorber, à dominer, à satisfaire, mais ‘partenaire de gan-ying’ [18] ».

b) Questions sur d’éventuelles limites [19]

1’) La limite explicite

Pour le dire brutalement, le Qi efface trop la consistance du sujet ou de la substance. A trop insister sur le mouvement animant le rythme don 1-don 3 et l’ouverture à l’harmonie, la communion, c’est le don 2 qui en pâtit.

Par exemple, les anciens chinois parlaient du Qi de cinq agents : le métal, le bois, l’eau, le feu et la terre. Le chinois distingue donc la terre, le métal et le bois, là où les Grecs les confondent dans le premier. En réalité, commente Kwong Lai Kuen, « il n’y a rien de commun avec les quatre éléments constitutifs de l’univers de la pensée grecque ». En effet, le chinois parle d’agent et le grec d’élément. Or, le premier « désigne un mouvement, une motion, une force », alors que le second est « inerte », statique. Une citation le confirme : pour le philosophe Zou Yan (305-240), les Cinq Agents sont Cinq Vertus, Cinq Puissances. Or, de ces cinq dynamismes procède tout l’univers, à partir desquels il se meut et se transforme [20]. En fait, à y regarder de plus près, les éléments grecs sont certes stables ; mais ils sont aussi en étroites connexions : de leur communication naissent tous les mixtes, les éléments complexes. La cosmologie d’Empédocle, plus encore que celle d’Aristote, est emplie de ce dynamisme. Cependant, jamais cette interaction vitale, constante, ce pour-l’autre et par-l’autre de l’élément ne vient nier l’en-soi de l’élément.

Prenons maintenant un exemple dans le domaine anthropologique. Le qi authentique de l’homme lui est à la fois interne, constitutif et externe, en relation avec le cosmos ou avec le Qi primordial. Ce passage de Ge-Hong (env. 283- env. 343) montre bien cette ambivalence : « L’homme existe dans le qi, et le qi réside à l’intérieur de l’homme. Depuis le Ciel et la Terre, jusqu’à toutes choses créées, il n’y a rien ni personne qui n’ait besoin de qi pour se maintenir en vie. L’homme qui sait comment circule son qi préserve l’intégrité de son moi et éloigne les puissances mauvaises qui pourraient lui nuire [21] ».

Le qi est-il intérieur ou extérieur à l’homme ? Un chinois répondrait probablement que c’est là une question d’occidental marqué par le dualisme : le qi circule, autant dans l’homme qu’entre l’homme et la nature. Et c’est ce que semble dire Kwong Lai Kuen : « Le qi authentique de l’homme doit, avant tout, se communiquer, se joindre et s’unir, continuellement et incessamment, au Qi primordial de l’univers, pour que le fleuve de la vie puisse couler sans cesse, et pour que le qi authentique en l’homme puisse être nourri au sein du Qi primordial [22] ». De sorte que deux conclusions sont possibles : ou l’homme se distingue du qi qui l’anime, le vivifie, le met en relation avec lui-même et le cosmos, voire Dieu, auquel cas, il existe bien, mais implicitement, un don 2 sujet du qi ; ou l’homme s’identifie avec ce qi et il est pur flux, reçu et offert, auquel cas le don 2 est effacé par le fleuve de la vie. Dans les deux cas, la stabilité est mise à mal : au minimum impensée, au maximum niée [23].

2’) Le non-dit implicite

En réalité, le don 2 est constamment présent, mais il est n’est pas réfléchi comme tel. En effet, jamais l’inculturation proposée par Kwong Lai Kuen ne confond le Créateur et la créature, ni les trois Personnes divines entre elles. Le Qi circule et fait circuler, mais il existe bien entre des réalités douées d’une véritable autonomie. Il ne les efface pas, mais au contraire les présuppose. C’est le cas en théologie trinitaire : le Christ y est vu comme un don 2 entre le don originaire du Père et le don offert de l’Esprit. Cela est aussi vrai de l’homme qui est vu comme le don 2 bénéficiaire de la grâce venant de l’Esprit et sanctificateur, agissant sous la motion de l’Esprit. A chaque fois, entre le Gan et le Ying, ou comme sujet de ce va-et-vient, une réalité stable est présupposée, souvent inaperçue, jamais nommée, mais toujours présente. Il est d’ailleurs significatif que le tout premier sens de qi, ainsi qu’on le disait plus haut, n’est pas vent, mais nuage, c’est-à-dire ce que le vent pousse.

Prenons l’exemple aussi du qi et du corps humain. Nous avons vu que le qi circule et semble comme traverser le corps. Pourtant, certaines affirmations semblent en faire son constituant et un constituant qui doit posséder un minimum d’être en-soi : « Ce qui emplit le corps est le qi [24] ». Or, on ne peut remplir qu’avec une réalité consistante, même si elle traverse (comme l’eau remplissant une vasque). Ou : « La vie humaine est condensation de qi ; celui-ci se condense et c’est la vie ; s’il se dissipe, c’est la mort [25] ». Or, qui dit condensation, dit une réalité qui demeure dans une structure plus stable. Ou : « Il faut savoir ‘comment circule le qi’, c’est-à-dire par quels canaux, selon quel parcours [26] ». Or, le canal n’est pas ce qui circule dans le canal et seul le premier demeure pour permettre au second de se mouvoir.

Voici un texte plus général qui soulignera bien l’ambivalence de la notion chinoise de qi, texte d’autant plus passionnant que l’auteur souligne le caractère central du qi : « l’unité recherchée par la pensée chinoise tout au long de son évolution est celle même du souffle (qi) […]. On a pu dire que la culture chinoise est celle même du souffle [27] ». Lisons : « Le souffle est un, mais pas d’une unité compacte, statique et figée. Vital, il est au contraire en circulation permanente, il est par essence mutation. C’est là une intuition originelle et originale de la pensée chinoise [28] ». Avant : « Ni au-dessus ni en dehors mais dans la vie, la pensée est le courant même de la vie. Toute réalité, physique ou mentale, n’étant rien d’autre qu’énergie vitale, l’esprit ne fonctionne pas détaché du corps […]. A la fois esprit et matière, le souffle assure la cohérence organique de l’ordre des vivants à tous les niveaux ». Tout est donc qi et ce qi n’est que circulation en rien stabilisée. Anne Cheng ajoute, confirmant l’effacement du don 2 au profit du pur passage entre le don 1 et le don 3 : « En tant qu’influx vital, il est en constante circulation entre sa source indéterminée [don 1] et la multiplicité infinie de ses formes manifestées [don 3] ». Et cet héraclitéisme ontologique et anthropologique s’étend à l’éthique et à l’esthétique : « L’homme en est non seulement animé dans tous ses aspects, il y puise ses critères de valeur, qu’ils soient d’ordre moral ou artistique [29] ».

Disons-le autrement. Parfois le qi, donc le courant gan-ying semble posséder toutes les caractéristiques de la présence divine, voire de la présence de l’Esprit. Par exemple dans ce passage où se mêlent des réminiscences augustiniennes et scripturaires :

 

« Mystérieusement ce courant de gan-ying part, au plus intime de moi, vers l’autre, et du même coup, il est au-delà et au-dessus de moi et de l’autre : il souffle où il veut, on ne sait pas d’où il vient ni où il va. […] Ce courant du gan-ying est essentiellement à la fois immanent et transcendant, il est en moi et m’échappe infiniment [30]… ».

 

Or, l’Esprit suppose la nature ; le don de la vie divine suppose le sujet récepteur qui l’accueille. Voilà pourquoi le qi ne saurait s’identifier au don 2. On ne peut en tout cas affirmer qu’une réalité qui nous est intime et nous échappe infiniment s’identifie au second moment du don, la liberté qui est justement auto-appropriation, capacité d’auto-détermination.

La distinction claire entre la substance même de l’homme et l’Esprit qui le fait vivre du rythme du gan-ying, apparaît clairement dans ce passage de la conclusion :

 

« L’homme en tant qu’homme est destiné à vivre dans l’Esprit ; il ne peut parvenir à son accomplissement qu’en vivant au rythme du mouvement de gan-ying de l’Esprit. L’Esprit est présent et agit dans l’homme, non pas comme ‘quelque chose’ [de] statique, tombé du Ciel, mais comme jaillissant au tréfonds de l’existence humaine, comme une ‘inspiration’ vivante, un courant pénétrant, attrayant et dynamique. L’Esprit est à la fois comme le Gan vibrant de Dieu en nous, et comme notre ying – réponse, résonance vers Dieu. Dans le même mouvement de l’Esprit, d’une part, l’automanifestation salutaire de Dieu – le Gan de Dieu – se penche sur nous, d’autre part, touché par le Gan (autocommunication) de Dieu, l’homme s’élance vers Dieu, comme le ying – résonance vivante. Dans la mouvance du même Esprit jaillissant sans cesse, entre Dieu et l’homme, la vibration et la résonance : tel est le mouvement rythmique de la Vie [31] ».

 

Tout dans le texte montre donc combien l’Esprit agit au niveau du don 1 (le don de la grâce) et du don 2 (la réponse), mais ne s’identifie en rien à l’être de l’homme. Comme il imprègne son action, jusque sa liberté qu’il surélève, la confusion reste possible, mais ce texte ôte tout soupçon. Ou encore, quelques lignes plus loin : « Le Gan de l’Esprit stimule l’homme entier pour susciter des milliers d’intercommunications. Or ce courant ne parvient à sa floraison que lorsque l’homme s’ouvre totalement, se précipite en Dieu, pour se donner à lui et communier avec lui [32] ».

Faudrait-il dire que l’Occident a une conscience plus vive de la stabilité des choses et l’Orient (et l’Afrique) de leur interconnexion, de leurs relations ? Le Grec et plus encore le chrétien ont perçu l’importance primordiale de la stabilité, de l’autonomie efficace des réalités créées. Au risque d’engendrer la sécularisation et l’athéisme. Raison de plus pour sauvegarder ce grand bien de l’Occident qu’est le sens de la substance, de l’en-soi, du sujet. Et de se réjouir de ce que l’Orient renoue, vitalise.

c) Hypothèses pour un oubli

On pourra s’interroger : pourquoi cette occultation ? Je pense que cet oubli tient à deux causes. D’abord, Kwong Lai Kuen a mesuré les risques du dualisme occidental [33] ; or, ce dualisme est notamment dû à une réduction de la substance à une monade incommuniquante. Ensuite, l’auteur a été spontanément porté à faire de la pensée chinoise le remède ou du moins le pendant de ce dualisme, accentuant peut-être ce qui manquait à ce durcissement du don 2. Or, le monisme tend à favoriser la relation, puisque toute insistance sur la stabilité valorise l’autonomie de réalités qui, se regroupant par pans entiers, réintroduisent le feuilletage pluraliste et bientôt dualiste.

Mais l’enjeu, contrairement à ce que pense Kwong Lai Kuen, n’est pas le débat dualisme-vision unitaire, mais, plus profondément, l’existence du don à soi. Et c’est de cette question que dépend le débat.

Pascal Ide

[1] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, Paris, L’Harmattan, 2000.

[2] « Il me paraît que Qi est une des notions et des réalités les plus représentatives, dans le monde savant aussi bien que populaire ». (Ibid., note 11, p. 10)

[3] Ibid., p. 17-18.

[4] Ibid., p. 338.

[5] Cité Ibid., p. 27.

[6] Par exemple Ibid., p. 27.

[7] Ibid., p. 252.

[8] Sur la pneumatologie-christologie, la relation entre Qi et Dieu, cf. tout le chap. 3.

[9] Ibid., p. 207.

[10] Cf. les développements des pages 207 et 208 où il est dit que le Père est aussi ying et le Fils gan. De même « Toute la personne de Jésus est ainsi comme le Ying parfait (réponse, résonance) vers le Père, et en même temps comme le Gan parfait (stimulus, autocommunication) de Dieu dans le monde et pour le monde, pour faire vibrer, stimuler le ying, la résonance des hommes et des femmes de toute génération lancés vers le Dieu Père ». (Ibid., p. 394)

[11] Sur la pneumatologie-anthropologie, la relation entre qi et l’homme, cf. tout le chap. 4.

[12] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, p. 339.

[13] Ibid., p. 394-395.

[14] Cf. l’analyse détaillée de ces deux notions dans le chap. 2.

[15] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, p. 10.

[16] Ibid., p. 11.

[17] Autre exemple « Le sourire […] est l’action de grâce (ying) pour le don reçu (gan) ». (Ibid., p. 322) « L’homme, avec sa liberté (ying), est appelé à coopérer avec la grâce de Dieu (gan) » (Ibid., p. 396).

[18] Ibid., p. 396.

[19] Je n’aborde pas certaines questions importantes mais plus latérales. Il se pose par exemple un problème de théologie trinitaire. D’un côté, le Qi s’identifie clairement à l’Esprit Jésus est appelé à diffuser l’Esprit du Père et du Fils. De l’autre, il semble s’identifier au Père. Ainsi, l’auteur dit un moment que Jésus « est à la fois comme ‘récipient’ et ‘diffuseur’ du Qi le plus saint, le plus pur ». (p. 394) Cela semble logique lorsqu’on sait que le Qi appartient aux moments 1 et 3 du don ; en même temps, c’est courir le risque de confondre le Père avec l’Esprit. Mieux vaut dire, comme le fait le texte, quelques lignes plus loin, que « l’œuvre de Jésus est comme une œuvre créatrice qui procède du Yi (désir, vouloir) éternel et aimant de Dieu ». Dès lors, le Père se distingue de l’Esprit comme le Yi du Qi.

[20] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, p. 26 et note 34. Cf. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1997, p. 243-247.

[21] Baopuzi (Le Maître qui embrasse la simplicité), ch. V, cité par Isabelle Robinet, Méditation taoïste, Paris, Dervy-livres, 1979, p. 129.

[22] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, p. 59.

[23] L’on trouve un autre exemple de cette ambivalence à la page suivante. D’ailleurs, l’auteur semble lui-même embarrassé : « Puisque le qi est la Source, l’essence et la vitalité même de la vie humaine, le corps physique tout entier est enraciné dans le qi ; ou plus précisément, il est constitué et animé par le qi même ». (Ibid., p. 60)

[24] Guanzi, ch. 37, Xinshu II

[25] Zhuangzi, ch. 22, Shibeiyou. Les deux citations sont à la p. 60.

[26] Isabelle Robinet, Méditation taoïste, p. 131.

[27] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, p. 36.

[28] Ibid., p. 37.

[29] Ibid., p. 36.

[30] Kwong Lai Kuen, Qi chinois et anthropologie chrétienne, p. 299.

[31] Ibid., p. 395.

[32] Ibid.

[33] Par exemple « le qi chinois, à cause de dynamique rythmique, sa flexibilité créatrice, sa douceur et sa vigueur, son unité faite de diversité et sa diversité harmonieuse, nous permet de dépasser certaines coupures qui existent en régime de pensée dualiste et statique, nous permet de mieux saisir plus subtilement la présence active et créatrice de l’Esprit dans le monde, la communication mutuelle entre le Ciel et l’homme ». (Ibid., p. 393. C’est moi qui souligne)

e)

5.11.2019
 

Les commentaires sont fermés.